Peter toussait à cause de la poussière. Il attendit immobile que ses yeux s’accoutument à la pénombre.

– Comment s’appelait la fille de ma grand-mère ?

Les yeux de Dorothy Blaxton s’emplirent à leur tour de larmes. Elle prit dans ses bras la jeune femme qu’elle aimait tant et dit à son oreille d’une voix tremblante :

– Comme vous, mademoiselle, elle s’appelait Clara.

– Vous devriez venir voir ce que je viens de trouver ! cria Peter de l’autre côté du mur.


*


Jonathan entra dans le salon de l’appartement bourgeois.

– Qu’est-ce que vous faites ici ? demanda froidement Mme Walton.

– Je reviens de Yale et c’est moi qui vais poser les questions aujourd’hui, répondit sèchement Jonathan. Que faisait Anna chez vous, madame Walton ?

La femme aux cheveux blancs le regarda fixement. Il sentit une expression de compassion dans son regard.

– Il y a tellement de choses qui vous échappent, mon pauvre Jonathan.

– Mais pour qui vous prenez-vous ? dit-il en s’emportant.

– Pour votre belle-mère ! Ce qui sera vrai dans quelques jours.

Jonathan la dévisagea longuement, cherchant quelle était la part de vérité dans ses propos.

– Les parents d’Anna sont morts !

– Cela faisait partie de notre plan de vous le faire croire.

– Mais quel plan ?

– Votre rencontre avec ma fille, depuis le jour de sa première exposition, que j’avais organisée à grands frais, jusqu’à votre mariage. Tout était prévu, y compris cette liaison aussi pathétique qu’inevitable avec Clara, c’est ainsi qu’elle se prénomme à nouveau, n’est-ce pas ?

– C’est vous qui nous avez fait suivre en Europe ?

– Moi ou quelques amis, quelle est la différence, puisque le résultat est là ! Mes contacts vous ont été bien utiles au Louvre, n’est-ce pas ?

– Mais qu’est-ce que vous cherchez ? cria Jonathan.

– À me venger ! À rendre justice à ma fille, hurla Alice Walton.

Elle alluma une cigarette. En dépit du calme apparent qu’elle affichait à nouveau, la main ornée de la bague au diamant frottait nerveusement le plaid qui recouvrait le canapé où elle avait pris place. Elle poursuivit.

– Maintenant que les dés sont jetés et que votre sort est scellé, laissez-moi terminer pour vous la triste histoire de Sir Edward Langton, qui fut mon mari.

– Votre mari ? Mais Langton est mort depuis plus d’un siècle !

– Les cauchemars ne pouvaient pas tout vous révéler, soupira Alice. Sir Edward avait deux filles. C’était un homme généreux, bien trop généreux. Non content d’avoir dévoué son talent et sa fortune de marchand à son peintre Radskin, il entretenait une passion pour sa fille aînée. Rien n’était trop beau pour elle et si vous saviez comme sa cadette souffrait de la désaffection de son père ! Mais les hommes n’entendent que leurs envies, sans réfléchi au mal qu’ils font. Comment avez-vous pu nous faire ça ?

– Vous faire quoi ? Je ne comprends pas de quoi vous parlez !

– Sa fille aînée, la préférée, s’était entichée d’un jeune et brillant expert, les deux amoureux ne se quittaient plus, ils étaient tout l’un pour l’autre. Edward supportait mal de voir sa fille lui échapper, il était jaloux, comme bien des pères le deviennent passagèrement quand leurs enfants aspirent à voler de leurs propres ailes. Moi, je ne rêvais que de ce départ. J’espérais qu’Edward retrouverait enfin plus d’attentions à l’égard d’Anna. Après la mort de Vladimir, il ne nous restait plus grand espoir de faire face à nos engagements. Seule la vente de son dernier tableau pouvait nous sauver de la faillite. La somme que nous comptions en tirer était conséquente et toutes les autres toiles invendues que mon mari avait accumulées au fil des années auraient pris de la valeur. Ce n’était que justice, après qu’Edward eut entretenu Vladimir si longtemps dans une opulence indécente et ce au détriment de notre fortune !


*


À son tour, Clara se faufila dans le trou que Peter avait élargi. Derrière le mur tout trahissait la misère. Le mobilier sommaire se composait d’un pupitre, d’une chaise à l’assise rudimentaire, d’un petit lit qui ressemblait à un grabat d’hôpital de guerre. Un vieux pot en faïence reposait sur l’une des trois étagères. Au fond de la pièce, un filet de lumière zénithale frappait le plancher juste au-dessus d’un chevalet. Peter s’enfonça dans la pénombre. Il leva la tête et repéra les planches de bois clouées au plafond. Il se mit sur la pointe des pieds et les arracha une à une. Une pâleur grisâtre irradia le chevalet. Peter repoussa le vasistas qu’il venait de libérer et se hissa à la force de ses bras.

Sa tête blanchie de poussière dépassait par la toiture en pente. Il regarda le parc qui s’étendait autour de lui et quand il vit la branche majeure du peuplier qui effleurait la gouttière en contrebas, il sourit et redescendit dans la pièce.

– Clara, je crois que nous venons de retrouver la vraie chambre de Vladimir Radskin. C’est ici même qu’il a peint La Jeune Femme à la robe rouge.


*


Alice Walton fit tourner la bague autour de son doigt. Son mégot fumait encore dans le cendrier, elle l’écrasa nerveusement et alluma aussitôt une autre cigarette. La flamme de l’allumette éclaira tristement son visage. La souffrance et la colère étaient gravées dans chacune de ses rides.

– Hélas, le jour de la vente, un expert mal intentionné a fait parvenir une lettre au commissaire priseur, il prétendait que le tableau était un faux ! Celui qui avait dénoncé la vente et ruiné ma famille n’était autre que le complice éperdu d’une fille aînée qui se vengeait de son père pour avoir interdit son mariage. Vous connaissez la suite, nous somme partis pour l’Amérique. Mon mari s’est éteint quelques mois après notre arrivée, mort d’avoir été déshonoré.

Jonathan se leva et se dirigea vers la baie vitré. Rien de tout ça ne pouvait être vrai. La mémoire du dernier cauchemar qu’il avait partagé avec Clara l’obsédait. Tournant le dos à Alice, il dodelinait de la tête en signe de refus.

– Ne faites pas l’innocent, Jonathan ! Vous ave été saisi par les rêves, vous aussi. Je ne vous ai jamais pardonné à tous les deux. La haine est un sentiment qui peut entretenir longtemps la force vive de nos âmes. Je n’ai eu de cesse de la cultiver pour revivre. À chaque époque, j’ai su vous retrouver et contrarier vos deux destins. Comme je me suis amusée quand vous étiez mon étudiant à Yale. Vous étiez tous les deux si près du but. Dans cette vie-là, vous vous faisiez appeler Jonas, vous étiez venu étudier à Boston et vous vouliez américaniser votre prénom, mais peu importe, vous ne pouvez pas vous souvenir de tout ça. Vous étiez près de retrouver Clara, vous aviez vu dans vos rêves qu’elle était à Londres, mais j’ai pu vous séparer à temps.

– Vous êtes complètement folle !

Jonathan eut une irrésistible envie de quitter ces lieux qui l’étouffaient. Il se dirigea vers la porte. La femme aux cheveux blancs le retint brutalement par le bras.

– Les grands inventeurs ont tous un point en commun, ils savent se détacher du monde qui les entoure, pour imaginer. J’ai réussi à rendre folle Coralie O’Malley, et j’y suis presque arrivée avec Clara le jour où j’ai empoisonné Jonas. Je vous l’ai dit lors de notre première rencontre à Miami. Aimer, haïr, c’est créer sa vie au lieu de la contempler. Le sentiment ne meurt pas toujours, Jonathan. Il vous a réunis à chaque fois.

Jonathan la toisa froidement, il prit sa main et la détacha de son bras.

– Qu’est-ce que vous cherchez, madame Walton ?

– À épuiser vos âmes et vous séparer de Clara à jamais. C’est pour cela qu’il fallait que je vous laisse d’abord vous retrouver. Je touche à mon but. Si vous ne pouvez vivre cet amour, cette vie sera votre dernière à tous les deux. Vos âmes n’ont presque plus de force. Elles ne survivront pas à une nouvelle séparation.

– Alors c’était donc cela ? dit Jonathan en se levant. Vous voulez vous venger de quelque chose que vous auriez vécu il y a plus d’un siècle ? Et admettons que je suive votre logique, vous sacrifieriez l’une de vos filles à ce désir inassouvi ? Et vous prétendez que vous n’êtes pas folle ?

Jonathan sortit de l’appartement sans se retourner. Quand il franchit le seuil de la porte, Alice Walton hurla dans son dos.

– Clara n’était pas ma fille, seule Anna l’était ! Et que vous le vouliez où non, c’est à elle que vous serez marié dans quelques jours.


*


– Le moins que l’on puisse dire, c’est que Radskin n’a pas dû ruiner Sir Edward en notes de frais !

Peter toussota. L’air de la chambre était âcre, légèrement imprégné d’ail.

– Il vivait dans ce cagibi ? demanda Clara consternée.

– Voilà au moins une chose qui me semble incontestable ! ajouta Peter en déposant un nouveau parpaing au sol.

En une heure, il avait pratiqué une ouverture suffisamment raisonnable dans le mur pour que la lumière des combles éclaire la pièce. Peter désigna les soupentes du manoir.

– L’univers clos de Vladimir prenait plus l’apparence d’une cellule de prison que d’une chambre d’hôte.

Peter, intrigué, regardait le sol, la couleur du bois différait de celle du reste des combles.

– Évidemment, cette partie de plancher n’ai jamais été refaite !

– Évidemment ! reprit Clara.

Peter continua d’examiner la pièce, il se baissa pour regarder sous le lit.

– Qu’est-ce que vous cherchez ? demanda Clara.

– Sa palette, ses pinceaux, des fioles de pigments, un indice.

– Je ne vois rien dans cette pièce, comme si quelqu’un avait voulu ôter toute trace de sa vie ici.

Il grimpa sur le lit et passa la main sur les étagères.

– J’ai trouvé quelque chose, s’exclama Peter.

Il sauta sur ses pieds et tendit un petit carnet noir à Clara. Elle souffla sur la couverture, un nuage de poussière s’éleva dans l’air. Peter lui ôta impatiemment l’objet des mains.

– Je vais l’ouvrir, moi !

– Doucement ! dit Clara en interrompant son geste.

– Je suis commissaire-priseur et, aussi étrange que cela puisse vous paraître, j’ai une certaine habitude de manipuler ce qui est ancien.

Clara lui reprit le cahier des mains et tourna délicatement la première page.

– Qu’est-ce qu’il contient ? supplia Peter.

– Je n’en sais rien, ça ressemble à un journal, mais l’écriture est en cyrillique.

– En russe ?

– C’est la même chose !

– Je sais bien que c’est la même chose, bougonna Peter.

– Attendez, dit Clara, il y a aussi toute une série de symboles chimiques.

– Vous en êtes certaine ? demanda Peter dont le ton de la voix trahissait l’excitation.

– Oui ! répondit Clara agacée.


*


Assis derrière son bureau, François Hébrard terminait sa journée en relisant le rapport que Sylvie Leroy lui avait apporté. Depuis la visite de Jonathan, les chercheurs du Louvre avaient continué de tenter de percer les mystères du pigment rouge.

– Vous avez réussi à joindre M. Gardner ? demanda le chef du département.

– Non, la messagerie de son portable est saturée, on ne peut même plus laisser de messages, et il ne répond pas à ses e-mails.

– Quand doit avoir lieu cette vente ? demanda Hébrard.

– Le 21, c’est-à-dire dans quatre jours.

– Avec le mal que nous nous sommes donné, il faut absolument qu’il soit mis au courant. Faites comme bon vous semble, mais trouvez-le !

Sylvie Leroy sortit du bureau et retourna vers son atelier. Elle connaissait quelqu’un qui pourrait lui dire comment joindre Jonathan Gardner, mais elle n’avait aucune envie de l’appeler. Elle prit sa sacoche et éteignit la lumière au-dessus de sa table de travail. Dans les couloirs, elle croisa plusieurs collègues mais elle était si contrariée qu’elle ne les entendit même pas la saluer. Elle passa devant la guérite du poste de sécurité et inséra son badge dans le lecteur. La grande porte coulissa aussitôt. Sylvie Leroy remonta l’escalier extérieur. Le ciel était flamboyant, et l’air sentait déjà l’été. Elle traversa la cour du Louvre, s’assit sur un banc et profita de la beauté du paysage qui l’entourait. La pyramide de Pei renvoyait les rouges du soleil couchant jusque sous les arcades de la galerie Richelieu. Elle regarda la file des visiteurs qui s’allongeait en un long ruban sur l’esplanade. Travailler dans ces lieux empreints de féerie était un rêve dont elle ne se réveillerait jamais. Elle soupira en haussant les épaules et composa un numéro sur son téléphone portable.