*
Dorothy avait dressé le couvert sur la petite table de la terrasse. Ils dînèrent tôt, ils rentreraient à Londres au petit matin. L’équipe de la Delahaye Moving devait se présenter à la galerie en début de matinée pour préparer La Jeune Femme à la robe rouge à son voyage. Clara et Peter prendraient place à bord d’un fourgon sécurisé qui les conduirait, sous bonne escorte, à l’aéroport d’Heathrow. Les cinq tableaux de Vladimir voyageraient dans les soutes du 747 de la British Airways qui les emmènerait à Boston. À l’aéroport de Logan, un autre camion blindé les attendrait. Demain, à Londres, Peter scannerait les pages manuscrites du cahier de Vladimir et les enverrait par courrier électronique à un collègue de nationalité russe qui en commencerait aussitôt la retranscription. Il resservit une tasse de café à Clara, chacun avait l’esprit ailleurs et peu de mots s’échangeaient depuis le début du repas.
– Vous lui avez parlé aujourd’hui ? demanda Clara, brisant le silence.
– Il est 7 heures du matin à Boston, Jonathan doit à peine se lever. Je lui téléphonerai tout à l’heure, c’est promis.
Le portable de Peter vibra sur la table.
– Vous croyez à la transmission de pensée ? dit Peter joyeux. Je suis sûr que c’est lui !
– Peter, c’est Sylvie Leroy à l’appareil, je peux te parler ?
Peter s’excusa auprès de Clara et s’éloigna. La chargée de mission du C2RF commença aussitôt un compte rendu détaillé à Peter.
– Nous avons réussi à décomposer partiellement le pigment. Il est à base de cochenilles de poirier. Nous n’y avions pas pensé car d’ordinaire c’est un colorant qui est aussi beau que fugace et nous ne comprenons toujours pas comment votre peintre a réussi à ce que la teinte ne se dégrade pas au fil du temps. Néanmoins les bases de données sont formelles sur ce point. Nous pensons que le mystère de ce tableau repose dans le vernis que Radskin y a appliqué. Il nous est inconnu, mais ses propriétés semblent être tout à fait remarquables. Si tu veux mon opinion, il joue un rôle de filtre, comme un film qui serait par endroits transparent et opacifiant à d’autres. Nous avons découvert de très légères ombres sur les radios de la toile, mais elles sont trop fines pour qu’il s’agisse de repentirs, même si tout le monde au labo n’est pas d’accord sur ce dernier point. Maintenant accroche-toi bien, parce que nous avons fait deux découvertes importantes. Radskin a aussi utilisé du rouge d’Andrinople, je te passe les détails de la formule, elle date du Moyen Âge. Pour obtenir une couleur vive et stable, on mélangeait des graisses, de l’urine et du sang d’animaux.
– Tu crois qu’il a égorgé un chien ? interrompit Peter. J’éviterai de préciser ce détail au cours de la vente, si tu n’y vois pas d’inconvénient !
– Tu aurais tort, Vladimir n’a pas fait de mal à une mouche. Je pense que Radskin a composé son rouge avec les moyens dont il disposait, et les résultats ADN sont formels, nous avons retrouvé du sang humain dans son pigment.
Bien que sous le choc, Peter crut un instant qu’il avait enfin là un moyen d’authentifier le tableau. Si le peintre avait utilisé son propre sang, il aurait suffi de comparer les analyses d’ADN, mais son excitation passagère retomba aussitôt, le corps de Vladimir était devenu poussière, et il n’existait plus de matière qui permette d’établir une comparaison.
– Quelle est l’autre découverte importante ? demanda Peter soucieux.
– Quelque chose d’étrange, la présence de Réalgar, un colorant inutile et que Vladimir n’aurait jamais voulu utiliser.
– Pourquoi ? demanda Peter perplexe.
– Parce que son rouge est dominé par les autres et qu’il contient des doses extrêmement toxiques de sulfure d’arsenic.
Peter repensa à l’effluve aillé qu’il avait senti en passant la tête dans l’ouverture du mur. L’odeur était caractéristique de ce poison.
– Le Réalgar est de la même famille que la mort-aux-rats, si on en inhale, autant dire que l’on se suicide.
– Tu peux m’envoyer une copie de ce rapport à mon bureau de Boston ?
– Je te promets de le faire en rentrant, mais à une condition.
– Tout ce que tu voudras !
– Ne m’appelle plus jamais !
Et Sylvie Leroy raccrocha au nez de Peter.
La lune se leva au-dessus de la ligne que dessinaient les cimes des collines.
– Elle sera pleine cette nuit, dit Peter en regardant le ciel.
Clara avait l’air si triste qu’il posa sa main sur son épaule.
– Nous trouverons une solution, Clara.
– Je crois que nous devrions tout arrêter, dit-elle songeuse. J’irai peut-être en prison le temps qu’il faudra et puis je le retrouverai.
– Vous l’aimez à ce point-là ? demanda Peter.
– Plus encore, j’en ai bien peur, ajouta-t-elle en se levant.
Clara s’excusa d’avoir le cœur trop lourd. Il la raccompagna jusqu’à la porte de la cuisine et retourna à la table profiter de la douceur du soir. Il était bientôt minuit sous le méridien de Greenwich, la lumière s’éteignit à la fenêtre de Clara et Peter monta dans sa chambre pour préparer ses affaires. Il fit demi-tour dans l’escalier et se dirigea vers le petit bureau. Quelques instants plus tard, il monta sous les combles, s’assit sur la vieille chaise et posa délicatement La Jeune Femme à la robe rouge sur le chevalet de Vladimir Radskin.
– Te voilà à ta place, murmura Peter dans la solitude de la nuit.
– C’est un joli cadeau pour Vladimir, nous sommes le jour anniversaire de sa mort, souffla Clara dans son dos.
– Je ne vous ai pas entendue arriver, dit Peter sans se retourner.
– Je savais que vous seriez là.
La lune montait dans le ciel et ses reflets entrèrent par la lucarne du toit. Soudain, tous les reliefs se parèrent d’une robe de couleur bleue argent. La lumière frappa le tableau et le vernis sur la toile l’absorba. Peu à peu, sous les yeux ébahis de Peter et Clara, un visage apparut sous la longue chevelure de La Jeune Femme à la robe rouge. La lune ronde continua sa lente ascension et plus elle s’élevait, plus ses rayons illuminaient le tableau. À minuit, quand elle fut au zénith, la signature de Vladimir Radskin se dessina à l’angle de la toile. Peter bondit de sa chaise et serra Clara dans ses bras.
– Regardez ! dit Clara en pointant du doigt la toile.
La figure se précisait peu à peu, les yeux d’abord, puis le nez, les joues, enfin la bouche, délicate. Peter retint sa respiration, il regarda tour à tour Clara et La Jeune Femme à la robe rouge : leurs traits étaient en tout point identiques. Cent cinquante ans plus tôt, Vladimir avait achevé la plus belle œuvre de sa vie, il s’était éteint, assis sur cette chaise au petit matin. La lune déclinait déjà et dès que la lumière abandonna le vernis, le visage et la signature du peintre s’effacèrent à nouveau de la toile. Clara et Peter se séparèrent après être restés une longue partie de la nuit dans la chambre du peintre, face au tableau. Ils se retrouvèrent aux premières lueurs du jour. Après avoir chargé leurs bagages et installé le tableau dans le coffre de la voiture, Peter tenta désespérément de joindre Jonathan.
– Rien à faire ! Il dort.
– Nous essaierons à Londres, et puis encore à l’aéroport.
– Je l’appellerai du cockpit s’il le faut, ajouta Peter.
Ils arrivèrent à la galerie à 9 heures. Avant d’ouvrir le rideau de fer, Clara regarda un court moment la vitrine du petit café qui brillait dans le soleil. Un peu plus tard dans la matinée, les transporteurs refermèrent le couvercle sur le coffrage qui abritait La Jeune Femme à la robe rouge.
À midi, le fourgon de la Delahaye quitta Albermarle street, escorté par une voiture de police banalisée. Clara était à l’avant de la camionnette, Peter avait pris place auprès du tableau, dans la cabine arrière.
– Les portables ne passent pas ici, dit le convoyeur à Peter qui s’escrimait à utiliser son téléphone. Les parois sont blindées et ignifugées.
– Au prochain feu rouge, je peux descendre deux petites minutes, il faut vraiment que je joigne quelqu’un ?
– Je ne crois pas, monsieur, répondit le chef d’équipe en souriant.
Le convoi s’immobilisa sur la piste, au pied du 747. Peter signa cinq bons de prise en charge. Ces documents faisaient de lui, et ce jusqu’à la vente, le tuteur légal des dernières œuvres de Vladimir. À partir de cette minute, il assumait l’entière responsabilité des tableaux. Clara et lui se dirigèrent vers l’escalier de secours de la passerelle arrimée au fuselage de l’appareil. Peter leva la tête et regarda la salle d’embarquement où les passagers du vol attendaient.
– C’est encore mieux que de voyager avec des enfants en bas âge !
– Nous téléphonerons à Jonathan en arrivant à Boston dit Clara.
– Non, nous l’appellerons de là-haut, reprit Peter en désignant le ciel.
Il escalada les marches.
*
Jonathan avait peu dormi. Quand il sortit de la douche, il entendit les pas d’Anna qui montait dans son atelier. Il enfila un peignoir et descendit dans la cuisine. La sonnerie du téléphone grelotta. Il décrocha le combiné mural et reconnut aussitôt la voix de Peter.
– Mais où es-tu ? demanda Jonathan, je te cherche depuis deux jours !
– C’est vraiment le monde à l’envers ! Je suis à dix mille mètres au-dessus de l’Atlantique.
– Tu es déjà en route pour ton île déserte ?
– Pas encore mon vieux, je t’expliquerai, j’ai une très bonne nouvelle à t’annoncer, mais je te passe d’abord quelqu’un.
Peter tendit le téléphone à Clara. Quand Jonathan entendit sa voix, il serra l’écouteur contre son oreille.
– Jonathan, nous avons la preuve ! Je te raconterai tous les détails dès que nous arriverons, c’est à peine croyable. Nous arrivons à Logan à 17 heures.
– Je vous attendrai à l’aéroport, dit Jonathan que toute fatigue avait soudain abandonné.
– J’aurais aimé te retrouver tout de suite, mais dès notre arrivée, nous serons pris en charge par la sécurité. Nous devons accompagner les tableaux jusqu’à la salle des coffres de Christie’s. J’ai réservé une chambre au Four Seasons, retrouve-moi à l’hôtel, je t’attendrai dans le hall à 20 heures.
– Et je te promets que je t’emmènerai marcher le long des quais sur le vieux port. Le soir, la vue est magnifique, tu verras.
Clara tourna la tête vers le hublot.
– Tu m’as manqué, Jonathan.
Elle rendit le combiné à Peter qui salua son ami et rangea l’appareil sous l’accoudoir de son fauteuil.
Jonathan raccrocha le téléphone au support mural de la cuisine, et Anna reposa celui de son atelier sur son enclave. Elle prit son téléphone portable et s’approcha de la fenêtre pour appeler aussitôt un numéro à Cambridge. Elle sortit de la maison un quart d’heure plus tard.
*
L’hôtesse distribua dans la cabine les formulaires d’immigration.
– Vous ne vouliez pas que Jonathan nous rejoigne dans le fourgon ? demanda Peter.
– J’étais prête à l’attendre dix ans, je vais essayer de résister le temps de passer par ma chambre. Vous avez vu la tête que j’ai !
*
Grâce à l’escorte de police, il leur fallut à peine vingt minutes pour rejoindre la ville. Dès que le dernier tableau fut enfermé dans la salle des coffres, Clara sauta dans un taxi pour gagner son hôtel. Peter en prit un autre pour aller déposer sa valise et récupérer sa vieille Jaguar. À sa demande, Jenkins l’avait fait conduire de l’aéroport par le voiturier de la résidence.
Il appela en chemin le correspondant auquel il avait confié la traduction du cahier de Vladimir. Celui-ci avait passé la nuit et la journée sur le manuscrit. Il venait de lui transmettre par courrier électronique la première partie du texte qu’il avait retranscrite. Pour le reste du document, qui n’était composé que de formules chimiques, il faudrait faire appel à un autre genre d’interprète. Peter le remercia sincèrement. Le taxi arrivait à la résidence. Il traversa le hall en courant, et tant pis pour le regard de son concierge s’il trépignait d’impatience dans la cabine d’ascenseur. Dès qu’il arriva dans son appartement, il alluma son écran d’ordinateur et imprima aussitôt le document.
Peter redescendit dix minutes plus tard, il avait à peine eu le temps de se doucher et d’enfiler une chemise propre. Jenkins l’attendait sur le perron, il déplia son grand parapluie siglé et protégea Peter de la fine pluie qui tombait sur la ville.
– J’ai fait demander votre automobile, déclara M. Jenkins, en fixant l’horizon bouché
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