Depuis lors, ils ne s’étaient presque plus quittés et au printemps suivant, ils avaient emménagé près du vieux port dans cette maison, qu’Anna avait choisie. La pièce où elle passait la plus grande part de ses journées et certaines de ses nuits jouissait d’une vaste verrière. Aux premières heures du matin, la lumière irradiait le lieu, l’imprégnant d’une atmosphère teintée de magie. L’immense parquet blond aux larges lattes filait du mur en briques blanches apparentes jusqu’aux grandes fenêtres. Lorsqu’elle abandonnait son pinceau, Anna aimait venir griller une cigarette, assise sur l’un des rebords en bois d’où la vue s’étendait sur toute la baie. Quel que soit le temps, elle soulevait les guillotines qui coulissaient aisément sur des cordeaux de chanvre, et humait le mélange suave du tabac et des embruns portés par la mer.

La Jaguar de Peter se rangea le long du trottoir.

– Je crois que ton ami est là, dit-elle en entendant Jonathan derrière elle.

Il s’approcha et la prit dans ses bras, plongeant sa tête dans l’ombre de son cou pour un baiser. Anna frissonna.

– Tu vas faire attendre Peter !

Jonathan passa sa main par le col de la robe en coton et puis la fit glisser sur les seins d’Anna. Les coups de klaxon redoublèrent, elle le repoussa gaiement.

– Ton témoin est un tantinet gênant, allez, file à ta conférence, plus vite tu seras parti et plus vite tu seras revenu.

Jonathan l’embrassa à nouveau et s’éloigna à reculons. Lorsque la porte de l’entrée claqua, Anna alluma une nouvelle cigarette. En contrebas, la main de Peter apparut un instant hors de l’habitacle pour la saluer alors que la voiture s’éloignait. Anna soupira et détourna son regard vers le vieux port où tant d’immigrants avaient jadis accosté.

– Pourquoi n’es-tu jamais à l’heure ? demanda Peter.

– À ton heure ?

– Non, à celle où les avions décollent, où les gens se donnent rendez-vous pour déjeuner ou dîner, l’heure qui est sur nos montres, mais toi tu n’en portes pas !

– Tu es esclave du temps, moi je résiste.

– Quand tu dis un truc pareil à ton psy, est-ce que tu sais qu’il n’écoute plus un traître mot de ce que tu lui dis ensuite ? Il se demande si, grâce à toi, il va pouvoir s’acheter la voiture de ses rêves en version coupé ou en cabriolet.

– Je n’ai pas de psy !

– Tu ferais bien de reconsidérer la chose. Comment te sens-tu ?

– Et toi, qu’est-ce qui te met d’aussi bonne humeur ?

– Tu as lu les cahiers « Arts et Culture » du Boston Globe ?

– Non, répondit Jonathan en regardant par la fenêtre.

– Même Jenkins les a lus ! Je me fais assassiner par la presse !

– Ah oui ?

– Tu l’as lu !

– Un tout petit peu, répondit Jonathan.

– Un jour à la fac, je t’ai demandé si tu avais couché ou pas avec Kathy Miller dont j’étais amoureux, tu m’as répondu : « Un petit peu. » Tu pourrais me définir ce que tu veux dire par « un petit peu » ? Ça fait vingt ans que je me demande…

Peter frappa sur son volant.

– Non mais, tu as vu ce titre racoleur : « Les dernières ventes du commissaire-priseur Peter Gwel sont décevantes ! » Qui a battu un record historique inégalé depuis dix ans pour un Seurat ? Qui a fait la plus belle vente de Renoir de ces dix dernières années ? Et la collection de Bowen avec son Jongkind, son Monet, son Mary Cassatt et les autres ? Et qui a été l’un des premiers à défendre Vuillard ? Tu as vu ce qu’il cote maintenant !

– Peter, tu te fais du mal pour rien, le métier de la critique c’est de critiquer, c’est tout.

– J’ai trouvé quatorze messages inquiets de mes associés de Christie’s sur mon répondeur, voilà ce qui me fait du mal !

Il s’arrêta au feu rouge et continua de maugréer. Jonathan attendit quelques minutes et tourna le bouton de la radio. La voix de Louis Armstrong s’envola dans l’habitacle. Jonathan remarqua une boîte posée sur la banquette arrière.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Rien ! grommela Peter.

Jonathan se retourna et en détailla le contenu, hilare.

– Un rasoir électrique, trois chemises lacérées, deux jambes de pyjama, séparées l’une de l’autre, une paire de chaussures sans lacets, quatre lettres déchirées, le tout aspergé de ketchup… Tu as rompu ?

Peter se contorsionna pour faire glisser le petit carton au sol.

– Tu n’as jamais eu de mauvaise semaine ? reprit Peter en augmentant le volume de la radio.

Jonathan sentait son trac monter, il en fit part à son ami.

– Tu n’as aucune raison d’avoir le trac, tu es incollable.

– C’est exactement le genre de considération idiote qui vous envoie droit dans le mur.

– Je me suis fait une de ces frayeurs au volant, dit Peter.

– Quand ?

– En sortant de chez moi, tout à l’heure.

La Jaguar redémarra et Jonathan regarda défiler par la fenêtre les anciennes bâtisses du vieux port. Ils prirent la voie rapide qui conduisait à l’aéroport de Logan International.

– Comment va ce cher Jenkins ? demanda Jonathan.

Peter parqua sa voiture sur l’emplacement qui faisait face à la guérite du vigile. Il lui glissa discrètement un billet au creux de la main pendant que Jonathan récupérait sa vieille sacoche dans la malle arrière. Ils remontèrent la travée du parking où leurs pas se faisaient écho. Comme chaque fois qu’il prenait l’avion, Peter perdit patience lorsqu’on lui demanda d’ôter sa ceinture et ses chaussures après qu’il eut fait sonner trois fois le portique de sécurité. Il marmonna quelques mots peu aimables et l’officier en charge inspecta son bagage jusqu’au moindre détail. Jonathan lui fit signe qu’il l’attendrait comme d’habitude près du kiosque à journaux. Lorsque Peter l’y rejoignit, il était plongé dans les pages d’un livre de Milton Mezz Mezrow, une anthologie du jazz. Jonathan acheta le livre. L’embarquement se fit sans encombre et le vol partit à l’heure. Jonathan refusa le plateau-repas qui lui était proposé, abaissa le petit volet du hublot, alluma la lampe de courtoisie et se plongea dans les notes de la conférence qu’il s’apprêtait à donner dans quelques heures. Peter feuilleta le magazine de la compagnie, puis la notice de sécurité, enfin le catalogue des achats à bord qu’il connaissait par cœur. Puis il se balança dans son fauteuil.

– Tu t’ennuies ? demanda Jonathan sans lever les yeux du document qu’il consultait.

– Je pense !

– C’est bien ce que je disais, tu t’ennuies.

– Pas toi ?

– Je révise ma conférence.

– Tu es possédé par ce type, rétorqua Peter en reprenant la notice de sécurité du 737.

– Passionné !

– À ce niveau d’obsession, mon vieux, je me permets d’insister sur la nature possessive de la relation qu’entretient ce peintre russe avec toi.

– Vladimir Radskin est mort à la fin du XIXe siècle, je n’entretiens aucune relation avec lui, mais avec son œuvre.

Jonathan replongea dans sa lecture, le temps d’un court instant de silence.

– Je viens d’avoir une impression de « déjà vu », dit Peter narquois jusqu’au bout des lèvres, mais c’est peut-être parce que c’est la centième fois que nous avons cette conversation.

– Qu’est-ce que tu fais dans cet avion si tu n’as pas le même virus que moi, hein ?

– Un, je t’accompagne ; deux, je fuis les appels de mes collègues traumatisés par l’article d’un crétin dans le Boston Globe ; et trois, je m’ennuie.

Peter prit un feutre dans la poche de sa veste et fit une petite croix sur le papier quadrillé où Jonathan rédigeait ses ultimes annotations. Sans quitter du regard l’iconographie qu’il étudiait, Jonathan dessina un rond à côté de la croix tracée par Peter. Aussitôt, ce dernier le borda d’une autre croix et Jonathan traça le rond suivant à la diagonale…


Le vol se posa avec dix minutes d’avance sur l’horaire annoncé. Ils n’avaient enregistré aucun bagage et un taxi les conduisit jusqu’à leur hôtel. Peter regarda sa montre et annonça qu’ils disposaient d’une bonne heure avant la conférence. Après s’être enregistré auprès de la réception, Jonathan monta se changer. La porte de sa chambre se referma derrière lui sans bruit. Il posa sa sacoche sur le petit secrétaire en acajou face à la fenêtre et s’empara du téléphone. Lorsque Anna décrocha, il ferma les yeux et se laissa guider par sa voix, comme s’il était auprès d’elle dans l’atelier. Toutes les lampes y étaient éteintes. Anna avait pris appui sur le rebord de la fenêtre. Au-dessus d’elle, par la large verrière, quelques brillances d’étoiles qui résistaient aux halos des lumières de la ville se dispersaient, délicates broderies sur une étole pâle. Les embruns de la mer venaient fouetter les carreaux anciens, réunis par des bordures de plomb. Ces derniers temps, Anna s’éloignait de Jonathan, comme si les rouages d’une mécanique fragile s’étaient grippés depuis qu’ils avaient décidé de se marier. Les premières semaines Jonathan interprétait la distance qu’elle mettait entre eux comme une peur face à l’engagement d’une vie. Pourtant, c’était elle qui avait souhaité plus que tout cette célébration. Leur ville était aussi conservatrice que le milieu de l’art dans lequel ils évoluaient. Après deux années passées ensemble, il était de bon ton d’officialiser leur union. Les visages de la société bostonienne le suggéraient un peu plus à chaque cocktail mondain, à chaque vernissage, à chaque grande vente aux enchères.

Jonathan et Anna avaient cédé à la pression de la société mondaine. La bonne apparence de leur couple était aussi le gage de la réussite professionnelle de Jonathan. À l’autre bout de la ligne téléphonique Anna se taisait, il écouta sa respiration et devina ses gestes. Les longs doigts de la main d’Anna se perdaient dans sa dense chevelure. En fermant les yeux, il aurait presque pu sentir sa peau. À la fin du jour, son parfum se mélangeait aux essences de bois, imprégnant chaque recoin de l’atelier. Leur conversation s’acheva sur un silence, Jonathan reposa le combiné et rouvrit les yeux. Sous ses fenêtres, un flot continu de voitures s’étirait en un long ruban rouge. Un sentiment de solitude l’envahit, comme chaque fois qu’il était loin de chez lui. Il soupira, se demandant pourquoi il avait accepté cette conférence. L’heure tournait, il défit son bagage à main et choisit une chemise blanche.


Jonathan inspira avant d’entrer sur la scène. Il fut accueilli par des applaudissements, puis le public s’estompa dans une semi-obscurité. Il prit place derrière un pupitre équipé d’une petite lampe en cuivre qui veillerait sur son texte comme une souffleuse ; Jonathan maîtrisait son exposé ; il savait son discours de cœur. Le premier tableau de l’œuvre de Vladimir Radskin qu’il présentait ici ce soir fut projeté dans son dos sur un immense écran. Il avait choisi de faire défiler les toiles du peintre russe par ordre chronologique inverse. Une première série de scènes de campagne anglaise illustrait le travail que Radskin avait accompli à la fin de sa vie écourtée par la maladie.

Radskin avait peint ses dernières œuvres depuis sa chambre, que sa santé lui interdisait de quitter. Il y mourut à l’âge de soixante-deux ans. Deux portraits majeurs de Sir Edward Langton, l’un en pied, l’autre assis derrière un bureau en acajou, représentaient ce collectionneur et marchand de renom qui fit de Vladimir Radskin son protégé. Dix tableaux s’attachaient à traduire avec une sensibilité infinie la vie des pauvres dans les faubourgs de Londres à la fin du XIXe siècle. Seize autres complétèrent la présentation de Jonathan. Bien qu’il ignorât la période exacte à laquelle il les avait réalisées, leurs thèmes renvoyaient à la jeunesse du peintre en Russie. Six de ses premières œuvres, toutes commandées par le tsar lui-même, montraient des personnalités de la cour, dix autres de la seule inspiration du jeune artiste illustraient la misère de la population. Ces scènes de rues furent à l’origine de l’exil forcé de Radskin qui dut quitter précipitamment et à jamais sa terre natale. Alors que le tsar lui consacrait une exposition dans sa galerie personnelle du palais de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, Vladimir avait accroché certaines de ses peintures qui firent scandale. L’empereur lui voua une haine aussi farouche que soudaine pour avoir dépeint avec plus de fidélité les souffrances de son peuple que l’excellence de son règne. L’histoire racontait que lorsque le conseiller aux affaires culturelles de la cour l’interrogea sur les raisons d’un tel comportement, Vladimir répondit que si l’homme dans sa quête de puissance se nourrissait du mensonge, sa peinture était soumise à la règle contraire.

L’art, dans ses moments de faiblesse, ne pouvait au pire qu’embellir. Le dénuement du peuple russe était-il moins digne d’être représenté que le tsar lui-même ? Le conseiller, qui estimait le peintre, le salua d’un geste amer. Il ouvrit une porte dérobée dans la grande bibliothèque emplie de précieux manuscrits et convia le jeune homme à fuir au plus vite avant que la police secrète ne vienne le chercher. Il ne pouvait désormais plus rien pour lui. Après avoir emprunté un escalier tortueux, Vladimir parcourut un long corridor sombre, telle une sente qui menait à l’enfer. Se guidant dans l’obscurité de ses seules mains qu’il écorchait sur des parois râpeuses, il se dirigea vers l’aile ouest du palais, passant de souterrains où il devait se voûter, en caves aux pierres humides. De vieux rats slaves qui erraient en sens inverse frôlaient son visage, s’intéressant parfois de trop près à cet intrus qu’ils suivaient alors et mordaient aux chevilles.