Lorsque la nuit tomba enfin, Vladimir remonta à la surface et trouva refuge sur le plateau d’une charrette, caché dans une balle de vieille paille usée par les chevaux de l’empereur. Il s’y dissimula pour attendre le lever du jour et fuir le palais à la faveur de l’agitation du matin.

Tous les tableaux de Vladimir avaient été saisis l’après-midi même. Ils brûlaient, alimentant la cheminée monumentale d’un grand banquet que donnait le conseiller du tsar. La fête dura quatre heures.

À minuit les convives se précipitèrent aux fenêtres pour se divertir du spectacle qui leur était offert dans l’enceinte du palais. Tapi dans l’ombre d’une alcôve, Vladimir assista à un assassinat. Sa femme Clara, arrêtée dans la soirée, fut entraînée par deux gardes jusqu’au lieu de son supplice. Dès qu’elle apparut dans la cour, ses yeux ne quittèrent plus les étoiles. Douze fusils se levèrent. Vladimir supplia le ciel pour qu’elle détourne son regard et croise une ultime fois le sien. Elle n’en fit rien, elle inspira profondément, douze coups de feu claquèrent. Ses jambes s’abandonnèrent et son corps déchiré s’effondra sur la neige épaisse et maculée. L’écho de son amour s’évada par-delà le mur d’enceinte et le silence régna. À la lumière de la douleur qui l’étreignait, Vladimir découvrit que la vie était plus forte que son art. L’accord parfait de toutes les couleurs du monde n’aurait pu dépeindre sa peine. Cette nuit-là, le vin qui coulait à flots sur les tables allait pour lui se mêler au sang perdu du corps de Clara abandonné à la mort. Des ruisseaux rouge carmin firent fondre le manteau blanc et dessinèrent des épigraphes sur les pavés dénudés qui pointaient leur tête sombre comme autant d’éclats noirs dans le cœur du peintre. Vladimir emporta en mémoire l’une de ses plus belles œuvres qu’il réalisa à Londres dix années plus tard. Il reconstitua au fil des années d’exil celles de sa période russe détruites, en les modifiant car plus jamais Vladimir ne peignit de corps ou de visage de femme et plus jamais la moindre touche de rouge n’apparut dans sa peinture.

La dernière diapositive s’effaça de l’écran. Jonathan remercia l’assemblée qui saluait sa conférence par de nombreuses ovations. Les applaudissements semblaient peser sur ses épaules comme autant de fardeaux qui tourmentaient sa discrétion. Il se courba, et caressa la couverture de son dossier, redessinant du doigt le pourtour des lettres qui formaient le nom de Vladimir Radskin. « C’est toi qu’ils saluent, mon vieux », murmura-t-il. Les joues empourprées, il ramassa sa sacoche et salua une dernière fois l’assistance d’un geste de main maladroit. Dans la salle, un homme se leva et l’interpella, Jonathan serra sa sacoche contre sa poitrine et fit de nouveau face au public. L’homme se présenta à haute et claire voix.

– Frantz Jarvitch, de la revue Art and News. Monsieur Gardner, trouvez-vous normal qu’aucun tableau de Vladimir Radskin ne soit exposé dans un grand musée ? Pensez-vous que les conservateurs le négligent ?

Jonathan se rapprocha du microphone pour répondre à son interlocuteur.

– J’ai consacré une grande partie de ma vie d’expert à faire connaître et reconnaître son travail. Radskin est un très grand peintre, mais comme beaucoup d’autres, ignoré de son temps. Il n’a jamais cherché à plaire, la sincérité est au cœur de son œuvre. Vladimir s’efforçait de peindre l’espoir, il s’intéressait à ce qu’il y a de vrai chez l’homme. Cela ne lui attirait pas les faveurs de la critique.

Jonathan releva la tête. Son regard semblait soudainement ailleurs, attiré vers un autre temps, un autre lieu. Il se libéra du trac, et les mots se délièrent comme si le vieux peintre, en lui, se remettait à l’ouvrage avec son propre cœur pour chevalet.

– Regardez les visages qu’il peignait, les lumières qu’il composait, la générosité et l’humilité de ses personnages. Jamais une main fermée, jamais un regard trompeur.

La salle resta silencieuse, une femme se leva.

– Sylvie Leroy, du Tekné du musée du Louvre. La légende raconte que personne n’aurait jamais vu le dernier tableau de Vladimir Radskin, une peinture demeurée introuvable. Qu’en pensez-vous ?

– Ce n’est pas une légende, madame. Dans une correspondance qu’il entretenait avec Alexis Savrassov, Radskin écrit avoir entrepris, en dépit de la maladie qui l’affaiblissait de jour en jour, ce qu’il affirme être sa plus belle œuvre. Lorsque Savrassov, prenant des nouvelles de sa santé, lui demande où il en est de son travail, Vladimir répond : « Parfaire ce tableau est mon seul remède contre la terrible souffrance qui déchire mes entrailles. » Vladimir Radskin s’est éteint après avoir achevé cette dernière peinture. Ce tableau disparaîtra mystérieusement au cours d’une vente prestigieuse organisée à Londres en 1868, un an après le décès du peintre.

Jonathan expliqua que cette toile, probablement majeure, avait été retirée au dernier moment et pour des raisons qu’il ignorait aucune des peintures de Vladimir Radskin n’avait trouvé preneur ce jour-là. Le peintre sombra dans l’oubli pour longtemps. C’était un fait injuste qui désolait Jonathan comme tous ceux qui voyaient en Radskin l’un des peintres les plus importants de son siècle.

– La richesse d’un cœur attise souvent la jalousie ou le mépris de ses contemporains, poursuivit Jonathan. Certains hommes ne voient le beau que dans ce qui est mort. Mais aujourd’hui, le temps n’a plus de prise sur Vladimir Radskin. L’art naît du sentiment, c’est ce qui le rend intemporel, immortel. Néanmoins, la majorité de son travail est exposée dans des petits musées ou fait partie de quelques grandes collections privées.

– On raconte que dans son dernier tableau, Radskin aurait dérogé à l’interdiction qu’il s’était imposée, et qu’il y aurait inventé un rouge exceptionnel ? reprit une autre personne.

Toute la salle semblait attendre la réponse de Jonathan. Il mit ses mains dans son dos, plissa les yeux et releva la tête.

– Comme je viens de vous le dire, le tableau en question s’est volatilisé de façon soudaine, avant même d’être dévoilé au public. Et jusqu’à ce jour, aucun autre témoignage n’en fait état. J’en cherche moi-même la trace depuis que je fais ce métier. Seules les correspondances que Vladimir Radskin entretenait avec son confrère Savrassov et quelques articles de la presse de l’époque prouvent qu’il a bien existé. Il est prudent de répondre que toute autre affirmation sur le sujet qu’il représente ou sur sa composition relève de la légende. Je vous remercie.

Jonathan accueillit une nouvelle série d’applaudissements et se dirigea d’un pas pressé vers l’extrémité de la scène qu’il abandonna par les coulisses. Peter l’attendait, le prit par l’épaule et le félicita.


*


À la fin de l’après-midi, les salles de conférences du Centre de convention de Miami se vidaient des quatre mille six cents congressistes qu’elles accueillaient simultanément. La marée humaine se délitait en courants qui investissaient les multiples bars et restaurants du complexe. Sur ses trente mille pieds carrés, le James L. Knight Center était relié par une promenade à ciel ouvert à l’hôtel Hyatt Regency qui offrait plus de six cents chambres.

Une heure s’était écoulée depuis la fin de l’exposé de Jonathan. Peter n’avait pas quitté son téléphone portable et Jonathan s’était assis sur un tabouret de comptoir. Il commanda un Bloody Mary et défit le bouton du col de sa chemise. Dans le fond de la salle aux lumières cuivrées, un vieux pianiste égrenait dans l’air un morceau de Charlie Haden. Jonathan regarda le bassiste qui l’accompagnait. Il serrait son instrument contre son corps, lui murmurant chacune des notes qu’il lui faisait jouer. Peu de gens leur portaient attention. Pourtant leur interprétation relevait du divin. À les voir tous deux on pouvait aisément imaginer qu’ils avaient parcouru une longue route ensemble. Jonathan se leva pour glisser un billet de dix dollars dans le verre à pied posé sur le Steinway. En signe de remerciement, le contrebassiste fit claquer l’une de ses cordes d’un pincement sec. Quand Jonathan retourna au bar, le billet avait disparu du verre sans qu’une seule note eût manqué à la partition que le duo exécutait. Une femme avait pris place sur le tabouret voisin du sien. Ils se saluèrent courtoisement. Sa chevelure argentée lui fit aussitôt penser à sa mère. Il existe un âge où la mémoire visuelle que nous gardons de nos parents se fige, comme si l’amour nous interdisait le souvenir de les avoir vus vieillir.

Elle regarda au revers de la veste de Jonathan le badge qu’il avait oublié d’enlever. Elle y découvrit son nom et sa qualité d’expert en peinture.

– Quelle époque ? demanda-t-elle en guise de bonjour.

– XIXe siècle, répondit Jonathan en soulevant son verre.

– Une période merveilleuse, reprit la femme en sirotant une longue gorgée du bourbon que le barman venait de lui resservir. J’y ai consacré une grande partie de mes études.

Intrigué, Jonathan se pencha pour examiner à son tour le badge qu’elle portait autour du cou. On pouvait y lire le thème du symposium sur les sciences occultes auquel elle participait. Jonathan trahit son étonnement d’un léger hochement de tête.

– Vous n’êtes pas du genre à lire votre horoscope, n’est-ce pas ? demanda sa voisine.

Elle avala une nouvelle gorgée et ajouta :

– Je vous rassure, moi non plus !

Elle pivota sur son tabouret et lui tendit la main, où régnait à l’annulaire un diamant singulier.

– C’est une taille ancienne, reprit-elle, il est bien plus impressionnant que son poids réel en carats. Mais c’est une pierre de famille, et je l’aime particulièrement. Je suis professeur, je dirige un laboratoire de recherches à l’université Yale.

– Sur quoi portent vos travaux ?

– Sur un syndrome.

– Une nouvelle maladie ?

Les yeux remplis de malice, elle le rassura.

– Le syndrome du « déjà-vu » !

Le sujet intriguait Jonathan depuis toujours. Cette impression d’avoir déjà vécu ce qui était en train de lui arriver ne lui était pas étrangère.

– J’ai entendu dire que c’est notre cerveau qui anticipe l’événement à venir.

– C’est le contraire, c’est une manifestation de la mémoire.

– Mais si nous n’avons pas encore vécu quelque chose, comment pouvons-nous nous en souvenir ?

– Qui vous dit que vous ne l’avez pas vécu ?

Elle commença à lui parler des vies antérieures et Jonathan eut un air presque moqueur. La femme prit une certaine distance pour le toiser.

– Vous avez un joli regard. Vous fumez ?

– Non.

– Je m’en doutais, l’odeur vous dérange ? demanda-t-elle en sortant un paquet de cigarettes de sa poche.

– Non plus, répondit Jonathan.

Il s’empara d’une pochette d’allumettes posée sur le comptoir, en gratta une et tendit le bras vers elle. Le tabac grésilla. La flamme s’éteignit aussitôt.

– Vous enseignez ? reprit-il.

– Il m’arrive encore de remplir quelques amphithéâtres. Et vous qui ne croyez pas aux vies antérieures, pourquoi passez-vous la vôtre au XIXe siècle ?

Jonathan fut piqué au vif, il réfléchit quelques instants et se pencha vers elle.

– J’entretiens une relation presque passionnelle avec un peintre qui vivait à cette époque.

Elle fit éclater entre ses dents le glaçon qu’elle suçait et détourna son regard vers les étagères chargées de bouteilles.

– Comment est-on amené à s’intéresser aux vies antérieures ? reprit Jonathan.

– En regardant sa montre et en ne se satisfaisant pas de ce qui est écrit dessus.

– Ça, c’est un point de vue que j’essaie désespérément de faire comprendre à mon meilleur ami. D’ailleurs, je n’en porte jamais !

La femme le dévisagea et Jonathan se sentit mal à l’aise.

– Je vous prie de m’excuser, reprit-il, je ne me moquais pas de vous.

– C’est peu fréquent, un homme qui s’excuse. Que faites-vous exactement dans le milieu de la peinture ?

La cendre de la cigarette se courbait dangereusement au-dessus du comptoir. Jonathan fit glisser le cendrier sous l’index jauni de son interlocutrice.

– Je suis expert.

– Alors, votre métier vous fait voyager.

– Beaucoup trop.

La femme aux cheveux argent caressa du doigt le verre de sa montre.

– Le temps voyage aussi. Il change d’un lieu à un autre. Rien que dans notre pays nous avons quatre heures différentes.

– Je n’en peux plus de ces décalages, mon estomac non plus d’ailleurs. Certaines semaines je prends mon petit déjeuner à l’heure du dîner.

– La perception que nous avons du temps est erronée. Le temps est une dimension remplie de particules d’énergie. Chaque espèce, chaque individu, chaque atome traverse cette dimension différemment. Je prouverai peut-être un jour que c’est le temps qui contient l’univers et non le contraire.