– Tu es sûr que tu vas bien ?
– Oui, juste un coup de fatigue, ne t’inquiète pas, pour le reste tu peux compter sur moi.
Il fila vers la sortie. Les mille lumières de la devanture de l’hôtel l’aveuglèrent. Il fit un signe au chasseur. Avec son air ébloui et maladroit, Jonathan ressemblait à un joueur épuisé par la malchance. Un taxi avança sous l’auvent. Dès que la voiture eut démarré, il ouvrit sa fenêtre à la recherche d’un peu d’air.
– Mauvaise fortune ? demanda le chauffeur qui le scrutait dans son rétroviseur.
Jonathan le rassura d’un mouvement de tête. Il ferma les yeux et appuya sa nuque au dosseret de la banquette. Les lampadaires traçaient sous ses paupières closes un trait discontinu d’éclats faisant surgir de sa mémoire le souvenir du bout de carton qu’enfant il accrochait aux rayons de la roue avant de sa bicyclette. L’air s’était rafraîchi. Jonathan rouvrit les yeux. Un paysage de banlieue défilait par la fenêtre. Il se sentit vidé de toute envie.
– J’ai quitté l’autoroute, il y avait un accident, dit le chauffeur.
Jonathan fixa le regard de l’homme, qui se reflétait dans le miroir rectangulaire.
– Vous aviez l’air de bien dormir. Trop fêté ?
– Non, trop travaillé !
– Il faut bien se tuer à quelque chose !
– Dans combien de temps arrivons-nous ? demanda Jonathan.
– Plus très longtemps, j’espère. Le trajet est au forfait.
Au loin, les lumières orangées de la zone aéroportuaire se détachaient de la pénombre. Le taxi se rangea le long du trottoir réservé aux passagers de la Continental Airline. Jonathan acquitta sa course et sortit de la Ford blanche aux portières rouges. La voiture s’éloigna.
Au comptoir d’enregistrement, l’hôtesse lui indiqua que les quatre fauteuils de première étaient pris, la classe économique, quant à elle, était presque vide. Jonathan choisit un hublot. À cette heure avancée de la soirée, le flux de voyageurs se raréfiait, il passa le contrôle de sécurité rapidement et emprunta l’interminable couloir qui menait à la salle d’embarquement.
Un McDonnell Douglas aux couleurs de la Continental Airline s’arrima au bout de la passerelle. Le nez de l’appareil semblait effleurer la baie vitrée. Un petit garçon qui attendait en compagnie de sa mère fit un signe de la main aux pilotes perchés dans leur cabine. Le commandant de bord lui retourna son geste.
Quelques instants plus tard, un groupe d’une dizaine de voyageurs déboucha de la coursive pour disparaître un peu plus loin, avalé par un escalator. L’hôtesse qui refermait la porte derrière eux rassura les passagers. Le nettoyage de l’avion était déjà en cours et l’attente touchait à sa fin.
Quelques instants plus tard son talkie-walkie grésilla, elle accusa réception du message, se pencha sur le micro et annonça le début de la procédure d’embarquement.
L’avion émergea de l’épaisse couche de nuages, une lumière argentée illuminait la nuit. Jonathan inclina son fauteuil à la recherche d’un semblant de confort et tenta en vain de trouver le sommeil. Il colla son visage au hublot et contempla les crêtes cotonneuses qui glissaient sous les ailes.
*
À son retour, la maison était silencieuse. Jonathan traversa le palier et entra dans sa chambre. Le lit n’était pas défait, Anna devait être là-haut. Il se dirigea vers la salle de bains. Sous le jet de douche, l’eau puissante fouettait son visage avant de ruisseler sur son corps. Il se laissa faire longtemps. Puis il enfila un peignoir et monta vers le dernier étage. Il ouvrit la porte de l’atelier. Aucune lampe n’était allumée. La lune à travers la verrière suffisait à trahir la pénombre. Anna était assoupie sur une banquette. Il s’approcha d’elle sans faire de bruit, et resta debout à la regarder dormir. Il s’agenouilla et eut envie de lui caresser la joue. Elle eut un mouvement de recul dans son sommeil. Il étendit jusqu’aux épaules le châle gris qui recouvrait ses jambes et rebroussa chemin. Il se coucha seul au milieu du grand lit et se recroquevilla sous la couette. En écoutant la pluie qui frappait aux carreaux, il glissa dans un profond sommeil.
*
L’hiver s’installa sur Boston dans la neige. Les préparatifs de Noël paraient la vieille ville de lumières étincelantes. Entre deux voyages, Jonathan retrouvait Anna dans leur maison, où d’autres préparatifs l’attendaient.
Anna organisait leur mariage dans le moindre détail, choix du papier pour les invitations, parterres de fleurs dans l’église, succession des textes au cours de la messe, sélection des mets servis lors du cocktail qui précéderait le grand dîner, plans de tables qui se devaient de respecter sans aucune fausse note les hiérarchies complexes de la société bostonienne, audition des musiciens qui composeraient l’orchestre et sélection des morceaux qu’ils joueraient selon le moment de la soirée. Et Jonathan qui voulait aimer Anna s’investissait à ses côtés dans son envie frénétique que ce mariage soit le plus beau que la ville ait connu depuis des lustres. Tous leurs samedis étaient consacrés à une visite des magasins spécialisés, chaque dimanche à l’étude des catalogues et échantillons empruntés la veille. Il lui semblait, à la fin de certains week-ends, que les choix des nappes ou bouquets qui orneraient les tables de sa soirée de mariage ôteraient bien plus de beauté à la cérémonie qu’ils n’étaient supposés lui en apporter. Les semaines passaient et son enthousiasme diminuait.
*
Le printemps fut précoce, et les terrasses des restaurants du vieux port s’étendaient déjà jusqu’au marché à ciel ouvert. Anna et Jonathan, qui n’avaient pas cessé d’œuvrer depuis le matin, avaient pris place autour d’un copieux plat de crustacés. Anna sortit un cahier à spirale et le posa devant elle. Jonathan, le sourcil en éveil, la regardait en rayer les lignes de la dernière page non sans espérer que cela annonçait peut-être la fin tant attendue des préparatifs. Dans quatre semaines, à cette heure-ci de la journée leur union serait consacrée par les liens solennels du mariage.
– Trois week-ends de repos complet ne nous feront pas de mal si nous voulons être tout à fait conscients le jour J !
– Tu trouves ça drôle ? demanda Anna en mâchouillant son stylo.
– Je sais que c’est ton stylo préféré, tu as dû en user une bonne vingtaine ces derniers mois, mais tu devrais essayer les huîtres.
– Tu sais, Jonathan, je n’ai ni mère ni père pour m’aider à organiser cette cérémonie, et quand je te regarde, il y a des moments où j’ai vraiment l’impression de me marier toute seule !
– Anna, il y a des moments où j’ai l’impression que c’est avec les ronds de serviette que tu es en train de te marier !
Anna le fustigea du regard, elle reprit son cahier, se leva et quitta la terrasse du restaurant. Jonathan ne tenta pas de la retenir. Il attendit que les visages indiscrets de ses voisins se détournent pour reprendre tranquillement le cours de son repas. Il profita de cette fin d’après-midi de liberté pour arpenter les rayons d’une grande surface de disques et fit une halte dans un magasin où un pull épais et noir lui tendait les manches depuis la vitrine. Flânant dans les rues de la vieille ville, il essaya de joindre Peter sur son portable, mais il n’obtint que sa messagerie vocale. Il y laissa un message. Il s’arrêta un peu plus tard devant l’étal d’un fleuriste, composa un bouquet de roses pourpres et rentra chez lui à pied.
Dans la cuisine, Anna portait un tablier en vichy qui lui cintrait la taille et rehaussait sa poitrine au décolleté. Elle ne prêta aucune attention au bouquet que Jonathan avait posé sur la table. Il s’assit sur l’un des grands tabourets. Les yeux pleins de tendresse, il regarda Anna qui continuait la préparation du dîner sans dire un mot. Ses gestes brusques trahissaient une colère froide.
– Je suis désolé, dit-il, je ne voulais pas te blesser.
– C’est raté ! Il n’y a pas que pour nous que je veux rendre cette cérémonie inoubliable, je suis ta femme et je participe au succès de ta carrière, figure-toi ! Ce n’est pas moi qui ai besoin d’avoir la considération et l’estime de tous les notables fortunés de la côte Est. En accrochant tes tableaux dans leur salon, c’est un peu de ta réussite qu’ils espèrent voir sur leurs murs.
– Tu ne veux pas qu’on arrête cette dispute idiote ? dit-il. Tiens, dis-moi enfin qui sera ton témoin ; depuis le temps, tu as dû prendre ta décision ?
Il se leva, fit le tour du comptoir et tenta de la serrer dans ses bras. Anna le repoussa.
– Tu dois faire envie, Jonathan, reprit-elle, c’est pour cela que je me maquille, même pour aller faire les courses, c’est pour cela que cette maison est toujours impeccablement tenue, que les dîners que nous y donnons sont sans pareil. Ce pays marche à l’envie, alors ne viens surtout pas me reprocher mon souci de perfection, je suis exigeante pour ton futur.
– Les tableaux, je ne les vends pas, Anna, je les expertise, répondit Jonathan en soupirant. Je me fiche de ce que pensent les gens, et puisque nous nous marions il faut que je t’avoue une chose très importante : peu importe le maquillage, le matin quand je te regarde dormir je te trouve infiniment plus belle que lorsque tu te prépares pour une soirée. À ce moment de la journée, dans l’intimité de notre lit, aucun autre regard ne vient troubler celui que je te porte. Je voudrais que le temps nous rende complices, au lieu de nous séparer comme il le fait depuis quelques semaines.
Elle posa sur le comptoir la bouteille de vin qu’elle avait commencé à ouvrir et le regarda fixement. Jonathan passa derrière elle, ses mains glissèrent le long de son dos pour venir saisir ses hanches et ses doigts délièrent les cordons du tablier. Anna résista encore un peu, puis se laissa faire.
Le jour s’ouvrit sur un soleil froid. La dispute de la veille s’était apaisée au début de la nuit. Jonathan se leva et prépara un plateau de petit déjeuner qu’il porta à Anna. Ils le partagèrent en profitant de ce long matin de dimanche. Anna monta dans son atelier et Jonathan continua de se prélasser. Ils sautèrent le déjeuner et flânèrent au début de l’après-midi dans les ruelles du vieux port. Vers quatre heures, ils dévalisèrent l’étal d’un traiteur italien en prévision du dîner et se penchèrent un peu plus tard sur les étagères du vidéoclub à l’angle de leur rue.
*
À l’autre bout de la ville, la chevelure ébouriffée de Peter émergeait d’une épaisse literie. La lumière du jour avait fini par l’extraire de son profond sommeil. Il s’étira et jeta un bref coup d’œil au radio-réveil posé sur sa table de nuit. La grasse matinée qu’il s’était octroyée s’était prolongée au-delà de toutes ses espérances. Il bâilla longuement, puis chercha à tâtons la télécommande de sa télévision sous les épais plis de la couette. Quand il la trouva, il appuya sur une touche. Face à lui, l’écran rivé au mur se mit à scintiller, il fit défiler les chaînes. Une petite enveloppe qui clignotait dans l’angle inférieur de l’écran lui indiquait qu’il avait reçu un courrier électronique. Il valida la fonction de lecture et le message apparut. L’en-tête indiquait qu’il avait été envoyé le jour même par un correspondant de la maison Christie’s à Londres. Il était 15 heures sur la côte Est des États-Unis et déjà 20 heures de l’autre côté de l’océan.
– Ils n’ont quand même pas lu le journal, eux aussi ! grogna Peter.
Le texte était écrit en petits caractères. Peter abhorrait les lunettes de lecture qu’il devait porter depuis quelques mois. Par refus de vieillir, il préférait s’imposer une gymnastique cocasse où s’enchaînaient quelques savantes grimaces supposées améliorer son acuité visuelle. Le texte lui fit écarquiller les yeux. Alors qu’il relisait pour la troisième fois consécutive le courrier électronique de son correspondant de Londres, sa main chercha le téléphone et sans regarder les touches du cadran il composa un numéro et attendit nerveux. Après dix sonneries, il raccrocha et recommença. Au troisième essai, il ouvrit rageusement le tiroir de sa table de nuit et prit son téléphone portable. Il appela les renseignements et demanda qu’on le mette en relation au plus vite avec le bureau des réservations de British Airways. Il coinça l’appareil sans fil dans son cou et se dirigea vers son dressing. Se hissant sur la pointe des pieds pour attraper une valise perchée sur la dernière étagère, il en agrippait la poignée quand elle glissa brusquement vers lui, entraînant une pile de sacs de voyage qui lui tombèrent dessus. L’agent de réservation prit enfin son appel alors qu’il jurait en pyjama, enfoui dans son dressing.
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