– La couronne de la Reine a encore disparu et vous êtes tous en train de la chercher ?


*


Il était 18 heures, le ciel s’enveloppait d’une nuit précoce qui charriait une averse au-dessus de la ville. Les nuages se gonflaient, prenant la forme de grandes bâches serrées les unes contre les autres, si gorgées d’eau qu’elles se teintaient par transparence d’ambre et de noir. Quelques gouttes en percèrent l’épais voile, elles traçaient dans la grisaille des sillages droits et argentés avant de se précipiter en ordre violent sur le bitume. Jonathan abaissa le châssis à guillotine de la fenêtre. Une soirée devant la télévision s’adapterait très bien à ce temps sombre. Il se rendit dans la cuisine, ouvrit le réfrigérateur et en sortit les boîtes qui contenaient les différentes entrées italiennes qu’Anna avait choisies. Il alluma le four pour réchauffer le gratin d’aubergines, en parsema généreusement la surface de parmesan et avança vers le téléphone mural. Il allait composer le numéro de l’atelier d’Anna lorsque le voyant d’appel de la ligne extérieure se mit à clignoter, précédant la sonnerie.

– Mais où étais-tu passé ? C’est la dixième fois que j’essaie de te joindre !

– Bonsoir, Peter !

– Prépare une petite valise, je te rejoindrai à l’aéroport de Logan dans la salle d’embarquement de British Airways, l’avion de Londres part à 21 h 15, je nous ai réservé deux places.

– Supposons deux secondes que nous ne soyons pas dimanche, que je ne sois pas dans ma cuisine en train de préparer un dîner à la femme que j’épouse dans quatre semaines, et que je ne m’apprête pas à revoir avec elle Arsenic et vieilles dentelles, quelle serait la raison de ce voyage ?

– J’aime bien quand tu parles comme ça, on se croirait déjà en Angleterre, reprit Peter d’un ton caustique.

– Bon, mon vieux, c’était un plaisir de te parler mais pour reprendre une de tes expressions favorites, je suis en pleine conversation avec un gratin d’aubergines, alors si tu ne m’en veux pas…

– Je viens de recevoir un mail de Londres, un collectionneur met en vente cinq toiles de maître, elles seraient toutes d’un certain Vladimir Radskin… elles sont à quoi tes lasagnes ?

– Tu es sérieux ?

– À l’occasion, je te présenterai mon correspondant, je rigole plus quand je vais chez le dentiste ! Jonathan, ce sera nous ou la concurrence qui organisera la vente de ces tableaux, à toi de décider, le marché nous départage souvent sur la qualité de l’expertise.

Jonathan fronça les sourcils, il enroula nerveusement le cordon du téléphone autour de son index.

– Il ne peut pas y avoir cinq toiles de Radskin qui soient vendues à Londres.

– Je ne t’ai pas dit qu’elles y seraient vendues, elles y seront exposées. Pour une collection de cette importance, je ferai la vente à Boston… et je sauve ma vie professionnelle.

– Ton chiffre est faux, Peter. Je te répète qu’il ne peut pas y avoir cinq tableaux mis en vente. Je sais où se trouvent toutes les toiles de Radskin, seules quatre d’entre elles sont encore dans des collections privées non identifiées.

– C’est toi, l’expert, dit Peter avant d’ajouter d’un ton moqueur : Je me disais justement en t’appelant à cette heure indue que ce mystère valait peut-être un plat de pâtes. À tout à l’heure.

Jonathan entendit un déclic, Peter avait raccroché sans même lui dire au revoir. Il reposa le combiné accroché au mur. Quelques secondes plus tard, Anna, qui n’avait perdu aucun mot de leur conversation, en fit de même depuis son atelier. Elle posa son pinceau dans le pot d’eau et s’enroula dans son étole en pashmina, puis elle détacha ses cheveux et descendit les escaliers vers la cuisine. Jonathan était resté debout près du téléphone, songeur. La voix d’Anna le fit sursauter.

– C’était qui ?

– Peter.

– Il va bien ?

– Oui.

Anna huma l’odeur de sauge qui embaumait la pièce. Elle ouvrit la porte du four et contempla le gratin qui rissolait sous le gril.

– On va se régaler, je mets le film et je t’attends dans le salon, je meurs de faim, pas toi ?

– Si, si, dit Jonathan d’une voix presque maussade.

En passant devant le plan de travail Anna attrapa un petit artichaut par la queue et le dégusta aussitôt.

– Je pourrais me damner pour la cuisine italienne, dit-elle la bouche pleine.

Elle essuya une goutte d’huile à la commissure de ses lèvres puis quitta la pièce. Jonathan soupira, il sortit le plat brûlant et composa un plateau chargé d’attentions. Il disposa les entrées tout autour de l’unique assiette et rangea sa part dans le réfrigérateur. Puis il déboucha une bouteille de chianti et en emplit un très joli verre à pied qu’il posa près du ramequin de mozzarella.

Anna s’était installée dans le canapé, le grand écran plasma était déjà allumé, il suffirait d’appuyer sur la télécommande du lecteur de DVD pour que la projection du film de Capra commence.

– Tu veux que j’aille te chercher ton plateau ? demanda-t-elle d’une voix douce alors que Jonathan posait le sien sur ses genoux.

Il s’assit à côté d’elle et lui prit la main. L’air contrit, il lui expliqua qu’il ne dînerait pas là. Avant qu’elle ne puisse réagir, il lui avoua le sujet de l’appel de Peter et s’excusa aussi tendrement qu’il le pouvait. Il devait partir, pas seulement pour lui mais aussi pour son ami qui était dans une situation professionnelle délicate. La maison Christie’s ne comprendrait pas qu’il néglige une telle vente. Ce serait une faute professionnelle qui pourrait sérieusement nuire à sa carrière à laquelle elle-même tenait tant. Par honnêteté, il finit par avouer qu’il avait toujours rêvé d’approcher ces toiles, d’en effleurer les reliefs, d’en observer les couleurs sans qu’elles aient été altérées par l’optique d’un appareil photographique ou le couchage d’une impression sur papier.

– Qui est le vendeur ? demanda-t-elle du bout des lèvres.

– Je n’en sais rien. Elles pourraient appartenir à un descendant du galeriste de Radskin. Je n’ai jamais retrouvé de traces d’elles en vente publique, et lors de la première édition du catalogue raisonné de l’œuvre du peintre, j’ai dû me contenter de photographies et de certificats d’authenticité.

– Combien de tableaux ?

Jonathan hésita avant de formuler le chiffre. Il savait qu’il était impossible de partager avec elle cet espoir qui l’animait de découvrir la cinquième peinture dont Peter lui avait parlé. Le dernier tableau de Vladimir Radskin était aux yeux d’Anna une chimère, un effet de la passion dévorante et malsaine que son futur mari entretenait pour ce vieux peintre fou.

Jonathan entra dans son dressing, ouvrit une petite valise, choisit quelques chemises soigneusement pliées, un pull-over, des cravates et des sous-vêtements pour cinq jours. Concentré sur son bagage, il n’avait pas entendu les pas d’Anna dans son dos.

– Tu m’abandonnes encore pour ta maîtresse, à quatre semaines de notre mariage, tu ne manques pas d’air !

Jonathan releva la tête, la silhouette attirante de sa future femme se découpait dans l’encadrement de la porte.

– Ma maîtresse, comme tu dis, est un vieux peintre, fou comme tu dis aussi, et qui est mort depuis des décennies. À l’aube de notre union, cela devrait plutôt te rassurer sur mes goûts.

– Je ne sais pas comment je dois prendre ce commentaire, si je fais toujours partie de tes goûts.

– Ce n’est pas ce que je voulais dire, répondit-il en la prenant dans ses bras.

Anna résista à l’étreinte de Jonathan, elle le repoussa.

– Tu t’enfonces, mon vieux !

– Anna, je n’ai pas le choix. Ne rends pas la chose plus difficile. Pourquoi je ne peux pas vivre ce genre de joies avec toi, bon sang !

– Et si Peter avait appelé la veille de la cérémonie, tu aurais annulé notre mariage ?

– Peter est mon meilleur ami et notre témoin, il n’aurait pas appelé la veille de la cérémonie,

– Ah oui ? Il ne se serait pas gêné !

– Tu te trompes, en dépit d’un certain humour auquel tu n’es pas sensible, Peter a beaucoup de tact.

– Alors il doit bien le cacher. Mais s’il avait appelé, qu’aurais-tu fait ?

– Alors je suppose que j’aurais dû renoncer à ma maîtresse pour officialiser mon union avec ma compagne.

Jonathan espéra, sans trop y croire, qu’Anna cesserait de le harceler. Pour ne pas alimenter la dispute qu’elle essayait de provoquer entre eux, il prit son bagage et se rendit dans la salle de bains chercher son nécessaire de toilette. Elle le suivit d’un pas énergique. Il passa devant elle et décrocha un manteau. Alors qu’il se penchait pour l’embrasser, elle recula et le dévisagea.

– Tu vois bien, tu l’avoues toi-même, Peter aurait téléphoné le matin même du mariage !

Jonathan descendit l’escalier ; lorsqu’il arriva dans le hall, il tourna la poignée de la porte et se retourna pour regarder longuement Anna qui se tenait bras croisés, en haut des marches.

– Non, Anna, il aurait attendu que je le tue le lundi matin pour ne pas l’avoir fait.

Et il sortit en claquant la porte. Jonathan héla un taxi. Il indiqua au chauffeur de le conduire au terminal British Airways à l’aéroport de Logan. L’averse avait inondé la ville. L’eau qui ruisselait encore sur les trottoirs effaça aussitôt ses pas. Lorsque la voiture s’éloigna, les lattes du store en bois retombèrent sur la fenêtre de l’atelier d’Anna. Elle souriait.


3.


Jonathan attendait Peter, debout devant la borne d’embarquement du vol BA 776. Il suivit du regard les derniers passagers qui s’engouffraient dans la passerelle. Une main se posa sur son épaule. Peter remarqua la mine fripée de son ami, il haussa le sourcil.

– Je suis toujours votre témoin ?

– Au train où vont les choses, c’est de mon divorce dont tu seras témoin.

– Si tu veux, je suis d’accord aussi, mais il faudra que tu te maries d’abord, il y a des chronologies à respecter.

Le chef d’escale leur fit un signe impatient, la porte de l’avion n’attendait plus qu’eux pour se refermer. Peter s’installa près du hublot. Jonathan eut à peine le temps de ranger sa petite valise dans le compartiment à bagages que déjà l’appareil reculait.

Une heure plus tard, alors que l’hôtesse s’approchait de leurs sièges, Peter l’informa courtoisement que ni l’un ni l’autre ne voulaient du plateau-repas qu’elle leur tendait. Jonathan regarda son ami, intrigué.

– Ne t’inquiète pas ! murmura Peter d’un ton complice. J’ai mis au point deux ruses en or pour améliorer ces vols long-courriers. Je suis passé chez ton traiteur favori et j’ai acheté de quoi nous faire un vrai dîner. Je culpabilisais un peu à cause de tes lasagnes.

– C’était un gratin d’aubergines, répondit Jonathan agacé. Et où se trouve ce festin, je suis affamé ?

– Dans l’un des porte-bagages au-dessus de nous. Dès que l’hôtesse et son chariot de nourritures sous vide auront franchi le rideau, j’irai chercher notre dîner !

– Et ton second stratagème ?

Peter se pencha pour sortir de sa poche une petite boîte de médicaments qu’il agita sous les yeux de son ami.

– Ça ! dit-il l’air satisfait en lui montrant deux comprimés blancs. C’est une pilule miracle. Quand tu te réveilleras tu regarderas par la fenêtre et tu diras : « Tiens, on dirait Londres ! »

Peter fit glisser les deux cachets dans le creux de sa main. Il en offrit un à Jonathan qui le refusa.

– Tu as tort, dit Peter en envoyant énergiquement la petite pastille au fond de sa gorge. Ce n’est pas un somnifère, ça aide juste à s’endormir, et le seul effet secondaire, c’est qu’on ne voit pas le vol passer.

Jonathan ne changea pas d’avis. Peter posa sa tête contre le hublot et chacun de son côté plongea dans ses pensées. Le chef de cabine termina son service et disparut dans l’espace réservé au personnel navigant. Jonathan défit sa ceinture et se leva.

– Dans lequel ? demanda-t-il à Peter en désignant la rangée de compartiments qui s’étendait au-dessus de leur tête.

Peter ne répondit pas. Jonathan se pencha pour constater qu’il s’était assoupi. Il lui tapota l’épaule et hésita avant de le secouer plusieurs fois. Il eut beau insister, rien n’y fit, Peter dormait à poings fermés. Jonathan ouvrit le volet du casier qui était au-dessus d’eux. Une dizaine de sacs et de manteaux étaient imbriqués les uns dans les autres dans un fatras inextricable. Il se rassit furieux. La cabine fut plongée dans l’obscurité. Une heure plus tard, Jonathan éteignit sa veilleuse et chercha à atteindre la boîte de somnifères dans la veste de son voisin. Peter ronflait généreusement, recroquevillé contre le hublot, sa poche droite était inaccessible.