Six heures plus tard, l’hôtesse réapparut dans la cabine, poussant devant elle un nouveau chariot. Jonathan que la faim avait tiraillé durant tout le vol accueillit avec bonheur son petit déjeuner. Elle se pencha pour ouvrir la tablette de Peter qui s’éveilla en bâillant alors qu’elle lui présentait son plateau, il se redressa brusquement.
– Mais je t’ai dit que je m’occupais du dîner ! dit-il en fustigeant Jonathan du regard.
– Si tu dis un mot de plus, la prochaine fois que tu te réveilleras tu regarderas par la fenêtre et tu diras : « Tiens on dirait l’hôpital Saint-Vincent de Londres. »
L’hôtesse servit son repas à Peter, Jonathan y piqua aussitôt la brioche et le croissant qu’il engouffra goulûment dans sa bouche sous les yeux ébahis de son ami.
Un taxi les conduisit de l’aéroport d’Heathrow jusqu’au centre de Londres.
Aux premières heures du matin, la traversée de Hyde Park était un enchantement, propre à faire oublier que l’on se trouvait au cœur d’une des plus grandes capitales d’Europe. Les troncs des arbres séculaires émergeaient d’un voile de brume qui recouvrait encore les immenses pelouses. Jonathan regarda par la fenêtre deux chevaux gris aux robes tachetées trotter en équipage sur le sable fraîchement lissé de l’allée cavalière. Ils franchirent les grilles de Prince Gâte. Il n’était pas encore 8 heures du matin, pourtant le rond-point de Marble Arch était déjà un enfer pour la circulation. Ils remontèrent Park Lane et le black cab les déposa enfin sous l’auvent de l’hôtel Dorchester, situé en bordure du parc dans le quartier cossu de Mayfair. Chacun prit possession de sa chambre. Peter rejoignit Jonathan dans la sienne. Il était en train de s’habiller et lui ouvrit la porte vêtu d’une chemise blanche et d’un caleçon à motifs écossais.
– Je reconnais là l’élégance du voyageur ! s’exclama Peter en entrant. Je serais curieux de savoir ce que tu porterais si je t’emmenais en Afrique ? Ce vol m’a épuisé, ajouta-t-il en s’enfonçant dans le gros fauteuil en cuir qui jouxtait la fenêtre.
Jonathan disparut dans la salle de bains sans lui répondre.
– Tu boudes encore ? cria Peter.
La tête de Jonathan passa par l’entrebâillement de la porte.
– J’ai passé la fin de mon week-end à te regarder dormir dans un avion et je suis probablement en instance de séparation à quatre semaines de mon mariage. Pourquoi est-ce que je bouderais ? demanda-t-il en ajustant le nœud de sa cravate.
– Tu mets toujours le pantalon en dernier ? questionna Peter goguenard.
– Ça te pose un problème ?
– Non, pas du tout, mais en cas d’incendie, moi, je me sens moins gêné de sortir dans le couloir sans ma cravate.
Jonathan le tança du regard.
– Ne fais pas cette tête-là, reprit Peter, c’est ton peintre qui nous amène ici.
– Est-ce que ton informateur est fiable au moins ?
– Au prix qu’il nous coûte, il a intérêt à l’être ! Il a bien écrit cinq peintures dans son message, dit Peter en regardant par la fenêtre.
– Eh bien, il s’est trompé, crois-moi !
– J’ai trouvé son mail sur mon ordinateur en me réveillant, et je n’ai pas réussi à le joindre. Il était déjà tard ici, et je ne peux pas lui reprocher de vivre sa vie un dimanche soir.
– Tu t’es encore levé au milieu de l’après-midi ?
Peter eut l’air presque gêné en répondant à Jonathan.
– J’avais un peu veillé… Dis donc, mon vieux, c’est moi qui ai sacrifié mon week-end pour que tu assouvisses ta passion, alors n’essaie pas de me culpabiliser !
– Parce qu’une vente de cette importance n’arrangerait pas tes affaires avec tes associés, monsieur le commissaire-priseur ?
– Disons que nous avons sacrifié notre week-end à une cause commune !
– As-tu d’autres informations ?
– L’adresse de la galerie où seront exposées les toiles à partir d’aujourd’hui. C’est là que devront avoir lieu les expertises avant que le ou les propriétaires ne choisissent l’heureux élu qui s’occupera de la vente.
– Avec qui es-tu en concurrence ?
– Avec tout ce qui tient un marteau et qui sait dire « adjugé ». Je compte bien sur toi pour que ce soit le mien qu’on entende tomber !
La renommée de Jonathan serait un atout majeur dans la partie de séduction qu’entreprendraient les différents commissaires-priseurs pour emporter cette vente. En étant le premier à se présenter et en compagnie d’un expert de la qualité de Jonathan, Peter s’offrait une belle longueur d’avance.
Ils traversèrent le grand hall du Dorchester, Peter s’arrêta devant le bureau du concierge. Il lui demanda la direction à prendre pour se rendre à l’adresse rédigée sur le papier qu’il lui tendait. L’homme en habit rouge fit promptement le tour de son comptoir, déplia un plan du quartier et traça au stylo l’itinéraire que son hôte devrait emprunter pour rejoindre la galerie d’art. D’un ton posé, il lui recommanda de relever la tête en plusieurs points du parcours, qu’il marqua d’une croix, pour admirer telle façade, ou édifice qui ne manqueraient pas de donner de l’intérêt à sa visite. Perplexe, Peter haussa le sourcil et demanda au concierge si par le plus grand des hasards il n’aurait pas un cousin ou un parent éloigné qui vivrait à Boston. Le concierge s’étonna de la question, et les escorta jusqu’à la porte à tambour qu’il fit tourner à leur passage. Il les accompagna même sous l’auvent et se sentit le devoir de reprendre une à une toutes les indications qu’il avait données quelques minutes plus tôt. Peter lui arracha le plan des mains et entraîna Jonathan par le bras.
Les petites rues qu’ils sillonnaient resplendissaient sous le soleil. Les devantures des magasins le long des trottoirs en pierre blanche rivalisaient de couleurs. Des jardinières de fleurs accrochées à intervalles réguliers au col des lampadaires se balançaient dans la brise légère. Jonathan avait la sensation de vivre dans un autre temps, une autre époque. Il marchait vers un rendez-vous qu’il attendait depuis toujours, admirant les toitures des maisons en ardoise et bardeaux. Et même si l’informateur de Peter se trompait, même si Jonathan devait être déçu comme il s’y préparait, il savait que dans l’une de ces galeries qui tournaient le dos à Piccadilly, il approcherait enfin de près les derniers tableaux de Vladimir Radskin. Il leur fallut à peine dix minutes pour arriver devant le n° 10 Albermarle street. Peter prit le petit bout de papier dans la poche de son veston et vérifia l’adresse. Il jeta un coup d’œil à sa montre et pressa son visage entre les croisillons de fer qui protégeaient la vitrine.
– Ça doit être encore fermé, dit-il d’un air dépité.
– Tu aurais dû travailler dans la police, répliqua Jonathan du tac au tac.
De l’autre côté de la chaussée, Jonathan remarqua la devanture d’un petit établissement où l’on servait cafés et viennoiseries. Il décida de traverser la rue, Peter le suivit. L’endroit était accueillant. L’arôme des grains fraîchement moulus se mélangeait à celui des brioches à peine sorties du four. Les rares clients étaient accoudés à des tables hautes, chacun plongé dans la lecture d’un journal ou d’une revue. Quand ils étaient entrés, aucun d’entre eux n’avait relevé la tête.
Devant le comptoir en vieux marbre grainé, ils commandèrent deux cappuccinos, et chacun emporta sa collation vers la tablette qui bordait la vitrine. C’est là que Jonathan vit Clara pour la première fois. Vêtue d’une gabardine beige, elle était assise sur l’un des tabourets et tournait les pages du Herald Tribune en buvant son café crème. Absorbée par sa lecture, elle porta distraitement le liquide fumant jusqu’à sa bouche, grimaça en se brûlant la langue et, sans jamais détourner les yeux de l’article qu’elle lisait, elle reposa le gobelet à tâtons et tourna rapidement une page. Clara avait un charme sensuel, même affublée d’un trait de moustache blanche que la crème avait déposée au-dessus de sa lèvre supérieure. Jonathan sourit, il prit une serviette en papier, s’approcha et la lui tendit. Clara s’en empara sans relever la tête. Elle s’essuya et la lui rendit tout aussi mécaniquement. Jonathan la rangea dans sa poche et ne quitta plus Clara du regard. Elle acheva la lecture qui semblait la contrarier, repoussa le journal et secoua la tête de droite à gauche, puis elle se retourna en regardant Jonathan, perplexe.
– Nous nous connaissons ?
Jonathan ne répondit pas.
La serviette en papier à la main, il lui désigna la pointe de son menton. Clara tamponna le bout de son visage, retourna la serviette, réfléchit quelques secondes et ses yeux s’éclairèrent.
– Pardon, dit-elle. Je suis vraiment désolée, je ne sais pas pourquoi je lis cette presse, à chaque fois ça me met en colère pour le reste de la journée.
– Et que racontait cet article ? demanda Jonathan.
– Aucune importance, répondit Clara, des choses qui se veulent aussi techniques que savantes et qui ne sont finalement que des considérations prétentieuses.
– Mais encore ?
– C’est vraiment très gentil à vous de vous intéresser ainsi mais vous n’y comprendriez probablement rien, c’est terriblement ennuyeux et lié au monde dans lequel je travaille.
– Donnez-moi une chance, quelle est cette planète ?
Clara regarda sa montre et récupéra aussitôt son foulard posé sur le tabouret voisin.
– La peinture ! Je dois vraiment filer, je suis en retard, j’attends une livraison.
Elle se dirigea vers la porte et se retourna juste avant de sortir.
– Merci encore pour…
– Il n’y a pas de quoi, l’interrompit Jonathan.
Elle esquissa une légère révérence et quitta l’établissement. Par-delà la vitrine, Jonathan la regarda traverser la rue en courant. Sur le trottoir d’en face, elle introduisit une clé dans un petit boîtier fiché dans la façade et le rideau de fer de la galerie située au 10 Albermarle street se releva. Peter s’approcha de Jonathan.
– Qu’est-ce que tu fais ?
– Je crois que nous pouvons y aller, répondit Jonathan qui regardait la silhouette de Clara disparaître dans la galerie.
– C’est avec elle que nous avons rendez-vous ?
– J’en ai bien l’impression.
– Eh bien, dans ce cas, tu vas me changer tout de suite la façon dont tu la regardais.
– De quoi parles-tu ?
– De me prendre pour un crétin, ce n’est pas grave, ça fait vingt ans que ça dure.
En réponse à l’air étonné de Jonathan, Peter fit une grimace en pointant le bout de son menton. Il sortit du café, mimant le geste d’agiter un mouchoir. La galerie était éclairée par la lumière du jour. Jonathan appuya sa tête contre la vitrine. Les murs étaient nus, la pièce vide, la jeune femme devait se trouver à l’arrière de la boutique. Il appuya sur la petite sonnette qui se trouvait juste à côté de la porte en bois peinte en bleu. Peter se tenait derrière lui. Clara apparut quelques instants plus tard. Elle portait encore son manteau et fouilla aussitôt dans ses poches. Elle sourit en reconnaissant Jonathan, fit pivoter le loquet et entrebâilla la porte.
– J’ai oublié mes clés sur le comptoir ?
– Non, dit Jonathan, sinon je suppose que vous n’auriez pas pu rentrer.
– Vous avez probablement raison, mon porte-monnaie alors ?
– Non plus.
– Mon agenda ! Je le perds tout le temps, je dois avoir horreur des rendez-vous.
– Vous n’avez rien oublié du tout, je vous rassure.
Impatient, Peter passa devant Jonathan et tendit sa carte de visite à Clara.
– Peter Gwel, je représente la maison Christie’s, nous arrivons ce matin même de Boston pour vous rencontrer.
– Boston ? C’est bien loin, le siège de votre établissement n’est-il pas londonien ? demanda Clara en laissant entrer ses visiteurs.
Retournant sur ses pas, elle leur demanda ce qu’elle pouvait faire pour eux. Peter et Jonathan se regardèrent étonnés. Jonathan la suivit vers le fond de la galerie.
– Je suis expert en tableaux. Nous avons appris que…
Clara l’interrompit, l’air amusé.
– Je devine ce qui vous amène, bien que vous soyez très en avance. Comme vous pouvez le constater, je n’attends la première livraison qu’en fin de matinée.
– La première livraison ? demanda Jonathan.
– Pour des questions de sécurité les tableaux seront transportés individuellement, au rythme d’un par jour. Pour les voir tous il vous faudra passer la semaine à Londres. Cette galerie est indépendante, mais dans mon métier ce sont souvent les compagnies d’assurances qui commandent.
– Vous craignez un vol au cours du transport ?
– Vol, accident, une telle collection exige quelques précautions.
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