Franchie la double grille ouvrant sous la voûte, on introduisit Renaud dans une petite salle où était le greffe. Des chandelles y suppléaient à un éclairage pauvre et l’un des hommes en prit une pour venir examiner le prisonnier sur toutes les coutures, s’attardant surtout au visage qu’il scruta pendant un bon moment. Ce qui eut le don d’agacer Renaud.
— Qu’avez-vous besoin de me regarder ainsi ? protesta-t-il. C’est fort déplaisant !
— Mais c’est la loi ! Tout malfaiteur qui entre ici doit être « morgué » par quelqu’un possédant une bonne mémoire des visages afin que l’on puisse le reconnaître s’il lui arrivait de s’échapper 10.
— Je ne suis pas un malfaiteur et j’ai surtout besoin que l’on me rende justice. Je ne m’évaderai pas !
— On dit cela ! Et puis une occasion vient…
— Je ne vois pas d’où elle pourrait venir.
On l’inscrivit sur le registre d’écrou, puis il eut droit à un entretien avec le concierge qui remplissait à la prison le rôle d’un aubergiste : on était plus ou moins bien logé, plus ou moins bien nourri selon ce que l’on pouvait payer.
— Je n’ai pas un denier vaillant ! répondit-il avec hauteur à cet homme qui lui détaillait complaisamment les avantages et les prix allant tous en ordre décroissant de son hôtel.
— C’est fâcheux ! Je vais devoir vous mettre avec les « pailleux »… à moins que vous ne me donniez votre cotte que je pourrais vendre un bon prix…
Mais l’officier qui avait amené Renaud s’interposa :
— C’est un prisonnier important, il doit être mis « au secret ».
Puis, se penchant à l’oreille du concierge, il ajouta quelques mots que Renaud n’entendit pas. Mais il vit fort bien que deux ou trois pièces d’argent changeaient de mains. Le concierge, d’ailleurs, s’inclinait :
— Les ordres seront exécutés !
Encadré par deux sergents, Renaud suivit le concierge jusqu’au premier étage du donjon où il fut introduit dans un cachot long et étroit, mal éclairé par une ouverture placée trop haut dans la muraille pour que l’on puisse regarder au-dehors. Une paillasse remplie de feuilles sèches et posée sur un banc de pierre tenait lieu de lit et occupait la majorité de la place. Un seau et une cruche complétaient l’ameublement. Cela sentait la crasse et l’urine, pourtant le concierge considéra l’ensemble avec satisfaction :
— Ce n’est pas une de mes meilleures chambres, mais pour ce que j’ai reçu, c’est tout ce à quoi vous avez droit. Du moins, vous n’aurez pas de rats !
— Si ce n’est pas une des meilleures, cela veut dire qu’il y en a de pires ?
— Bien pires ! fit le préposé en levant un doigt doctoral. Nous avons la Fosse que l’on appelle aussi chambre d’Hypocras. Elle est au fond des souterrains et en forme d’entonnoir. On y descend le prisonnier par des cordes et une poulie mais il ne peut qu’y rester debout, sans pouvoir s’asseoir ou se coucher, ni s’appuyer au mur à cause de sa forme inclinée. Au centre il y a un puits sans margelle qui communique avec la Seine. On finit à un moment ou à un autre par s’y laisser tomber… Vous voyez que vous n’êtes pas si mal logé…
Renaud préféra ne pas répondre. D’autant qu’un instant plus tard les cordes qui nouaient ses mains dans le dos furent remplacées par une chaîne reliant deux bracelets de fer que l’on boucla autour de ses poignets tandis qu’une autre toute semblable entravait ses chevilles, ne lui permettant que des pas mesurés… et bruyants comme la paillasse sur laquelle il se laissa tomber pour remâcher son désespoir quand enfin on le laissa seul et qu’eurent claqué les gros verrous de sa porte.
Il n’était pas loin de midi. Pourtant il se sentait rompu de fatigue comme s’il avait parcouru une dizaine de lieues à pied. En outre, son esprit était tellement embrumé qu’il n’arrivait pas à en tirer une pensée. Alors il laissa le sommeil s’emparer de lui. Au réveil peut-être lui viendrait-il une clarté et réussirait-il à comprendre ce qui lui arrivait.
CHAPITRE IV
LA TREILLE DU ROI
Si Renaud espérait faire face à l’accusation de meurtre dans un bref délai, il fut déçu. Plusieurs jours s’écoulèrent sans que l’on parût s’occuper de lui. Seul le porte-clefs entrait tous les soirs pour remplacer l’eau de sa cruche, vider son seau et lui apporter une miche de pain noir et une écuellée d’un brouet que n’auraient pas désavoué les anciens Spartiates : des raves, des feuilles de chou y nageaient dans un liquide de couleur indéfinissable en compagnie d’os où adhéraient parfois quelques lambeaux de viande.
Son moral s’en ressentait. Même dans la prison du bailli, à Châteaurenard, il mangeait mieux, et si ce régime était celui à quoi lui donnaient droit les quelques pièces remises au concierge par l’officier, ceux que le cerbère appelaient les « pailleux » ne devaient recevoir que de l’eau, ce qui les incitait sans doute à faire de la place dans la prison royale en quittant ce monde pour un monde meilleur. À moins évidemment que le concierge ne fût un fieffé coquin. Ce dont il avait tout à fait la tête ! En attendant, le prisonnier dévorait son pain noir jusqu’à la dernière miette et rongeait ses os en regrettant que sa mâchoire, solide cependant, n’eût pas les mêmes vertus que celle d’un chien.
Autre sujet de démoralisation : il était impossible d’apprendre quoi que ce soit du geôlier. À toutes les questions qu’on lui posait, l’homme répondait par un grognement, regardait Renaud d’un œil bovin, haussait les épaules et repartait vers ses autres tâches.
Enfin le pire était pour le captif de ne pouvoir se laver. Dame Alais sa mère adoptive lui avait appris dès l’enfance qu’une âme pure se sentait mieux dans un corps propre, même si son confesseur réprouvait ce besoin de lavage, estimant que le Seigneur Jésus, quand il se rendait au désert pour y rencontrer la pensée de son divin père, ne se lavait pas. Ce que la bonne dame réfutait en disant que Dieu devait y pourvoir dans Sa Toute-Puissance. Et elle continuait à récurer son gamin, à l’eau froide bien entendu, l’eau chaude possédant des vertus amollissantes susceptibles de receler les pièges du Malin. Renaud en pleurait de froid en hiver, mais ensuite elle l’enveloppait dans un drap chauffé devant l’âtre en lui faisant boire du lait chaud et l’enfant se croyait alors en paradis.
Il était loin, ce paradis d’enfance ! La convoitise d’un homme le lui avait arraché avec la vie de ses bons parents, ce Jérôme Camard, bailli du roi cependant, qui avait osé assassiner sa mère afin de s’emparer de leurs biens et l’accuser, lui Renaud, du meurtre afin de mieux se débarrasser de lui. La chance puis l’aide de frère Thibaut relayée par celle de frère Adam l’avaient sauvé, remis dans le droit chemin de l’honneur et de la vie qu’il voulait, mais il comprenait à présent qu’en fait ce n’était qu’une rémission, que la toile du bailli était bien tissée et qu’on n’échappe pas à son destin.
Il acheva d’en être persuadé quand le lendemain, enfin, on vint le sortir de sa prison pour le conduire, tout enchaîné, de l’autre côté de la Voûte du Châtelet, là où se trouvait le double siège de la Prévôté de Paris, celui de la Justice et celui des Finances.
On l’introduisit dans une salle longue et étroite, si mal éclairée par une mince ogive de pierre profondément enfoncée dans l’épaisse muraille que trois chandelles brûlaient dans un chandelier de fer placé auprès d’un siège élevé d’une marche et surmonté d’un dais fleurdelisé rappelant l’apparat royal mais l’homme qui s’y tenait assis, bien qu’il eût à peu près le même âge que le souverain, n’était pas le roi Louis. C’était le prévôt, maître Étienne Boileau, et s’il avait droit à ce beau décor c’est parce qu’il représentait la justice au nom du roi. Sur un côté de la salle un clerc en robe noire écrivait debout devant un lutrin proche de la lumière et de l’autre côté un troisième personnage attendait, un parchemin déroulé à la main. L’un était le greffier, l’autre l’accusateur. Derrière le premier, il y avait une porte basse devant laquelle veillaient deux sergents vêtus de rouge et de bleu, aux couleurs de la ville. Dans les ombres denses du fond de la salle, deux ou trois silhouettes sombres se dessinaient, mais il n’y avait pas de public, l’audience étant prévue à huis clos.
Ceux qui accompagnaient Renaud le placèrent devant le prévôt puis reculèrent de quelques pas. Ce dernier, un homme au visage plein, sévère mais intelligent, considéra un instant celui qu’on lui amenait puis se renfonçant dans son siège indiqua de la main à l’accusateur qu’il pouvait commencer sa lecture.
— Par devant nous, Étienne Boileau, prévôt pour le Roi siégeant en la chambre du Grand Châtelet, comparaît ce jour le nommé Renaud des Courtils…
— Je m’appelle Renaud de Courtenay, protesta aussitôt celui-ci. Des Courtils est seulement le nom…
— Il suffit. Vous parlerez quand on vous interrogera, fit le lecteur mécontent d’être interrompu. Où en étions-nous ? Ah ! Le nommé Renaud des Courtils qui se fait appeler faussement de Courtenay, ce qui offense à la vérité autant qu’à ce tribunal.
Mais Renaud, perdu pour perdu, était décidé à se défendre pied à pied.
— J’ai parfaitement le droit de porter ce nom qui est celui de mon père véritable, ainsi qu’en fait foi l’acte déposé par lui entre les mains de frère Adam Pellicorne, commandeur du Saint Temple de Jérusalem en sa maison de Joigny…
— Frère Adam Pellicorne est mort le mois passé, émit une voix qui fit couler un filet glacé dans le dos de Renaud, en même temps qu’une des ombres du fond de la salle apparaissait dans la tache de lumière jaune projetée sur la dalle par les flammes du chandelier.
Et le doute, s’il en eût jamais, s’envola : c’était bien Jérôme Camard qui venait de faire son apparition, une lueur cruelle dans ses yeux et un vilain pli au coin de sa laide bouche.
— Il est difficile d’en appeler à un mort, ajouta-t-il avec un soupir de dédain.
— Mais pas à un vivant ! s’écria Renaud que sa haine relevait d’un seul coup de l’accablement ressenti l’instant précédent. Ma douleur est grande d’apprendre céans que frère Adam est retourné à Dieu car il m’était cher, mais frère Pons d’Aubon qui commande au Temple de Paris et qui est maître en France a su de frère Adam ce qu’il en est de moi. Est-il donc mort lui aussi ?
Pour la première fois le prévôt parla, imposant silence au bailli d’un geste autoritaire.
— Non, grâce à Dieu ! Simplement absent, ainsi qu’on nous l’a fait savoir à la Templerie…
— Pour longtemps ? articula Renaud avec angoisse.
— Il ne nous a pas fait confidence mais assez longtemps sans doute puisqu’il se rendait à La Rochelle 11.
De son mieux, Renaud prit ce nouveau coup en essayant de garder contenance digne. Il ne voulait pas donner à son ennemi le plaisir de le voir s’écrouler.
— En ce cas, il faut en appeler à mon suzerain, sire Raoul de Coucy, qui a toute connaissance de ce qui me concerne et à qui j’ai été mené par frère Adam dont Dieu veuille recevoir en Sa miséricorde l’âme noble et sainte. Il est dans son fief en ce moment mais, à défaut, dame Philippa au service de qui j’ai été détaché par lui…
— La noble dame est partie pour Coucy quelques heures après votre arrestation, émit tranquillement le prévôt. Cependant, elle nous a fait savoir avant son départ qu’elle ne voulait être mêlée en rien à si laide affaire, qu’elle ne vous connaissait pas et que son époux vous avait recueilli par charité afin de complaire à un vieil ami.
En dépit de son courage, Renaud frémit à la fois d’indignation et de douleur. Combien il avait eu raison dans sa répugnance à servir cette femme, malheureuse peut-être, mais que n’excusait pas l’abandon où elle le laissait. Sans doute n’en eût-il pas été de même avec le baron. Celui-là aurait su le défendre mais, après la déclaration dédaigneuse de Philippa, personne n’aurait l’idée d’aller déranger dans son fort château le grand baron de Coucy. Il releva la tête pour planter son regard dans celui du prévôt :
— Bien. Apprenez-moi alors quel est mon crime !
— Comme si vous ne le saviez pas puisque, pour ce double meurtre, vous aviez été condamné à la potence à laquelle vous n’avez échappé que par une incroyable chance.
— Double meurtre ? Serais-je accusé d’avoir tué deux personnes ?
— Sire Olin des Courtils et dame Alais son épouse, cela fait bien deux ?
— Sire Olin est mort d’un flux du ventre…
— … dû au soin que vous aviez pris de l’enherber 12, après quoi vous avez meurtri son épouse, espérant ainsi vous voir attribuer pleinement les biens de ceux que vous appeliez père et mère !
"Renaud ou la malédiction" отзывы
Отзывы читателей о книге "Renaud ou la malédiction". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Renaud ou la malédiction" друзьям в соцсетях.