— Le crime n’est pas prouvé, mon cousin. Frère Geoffroy, mon confesseur ici présent et que la reine Blanche, ma noble mère, tient en haute estime, a tenu à suivre l’interrogatoire. Malgré la torture, l’accusé a continué à proclamer son innocence. C’est la raison pour laquelle frère Geoffroy a désiré que nous l’entendions.
— Qu’a-t-il subi ? Le chevalet ? Quelques étirements ? Faites-le donc bien travailler par vos tourmenteurs, sire, et vous verrez s’il n’avouera pas.
Le « oh » indigné de la jeune reine se perdit dans l’éclat de rire d’un nouveau personnage qui venait de faire son entrée sous l’ombre de la treille, salué profondément d’ailleurs par tous les assistants après l’instant de surprise causée par son arrivée inattendue. En même temps la voix du personnage s’élevait, moqueuse, un peu traînante, un peu nasale mais pas désagréable :
— En tout cas point n’est besoin de vous faire tourmenter, cousin Pierre, pour vous faire avouer que vous êtes un fieffé menteur… doublé d’un usurpateur ! Depuis quand vous êtes-vous intronisé chef de notre famille ?
Louis IX s’était levé précipitamment pour embrasser le nouveau venu avec un visible plaisir :
— Bienvenu, sire mon frère ! Et d’autant plus que, sans nouvelles, nous vous croyions encore à Constantinople. Quel bon vent vous amène ?
— Toujours pareil depuis des années, sire mon frère ! Je cours les grands chemins à la recherche de soldats et d’or. Mais pour l’instant présent, disons que c’est un vent de justice puisque j’espère avoir la chance de tirer une victime des griffes de ce rapace. Puis-je savoir, beau cousin, ce que vous a fait ce malheureux ? Vous aurait-il soustrait quelque terre ?
Renaud avait déjà reconnu l’étrange personnage rencontré devant la maison de Maître Albert et qui se prétendait empereur. Apparemment c’était vrai et, comme il semblait animé d’une certaine vindicte contre ce Courtenay en qui il se découvrait un ennemi, sa présence était plus que bienvenue. Le personnage en question se lançait d’ailleurs, en réponse, dans une description assez embrouillée de l’affaire à laquelle Baudouin II de Constantinople mit fin assez rapidement :
— Je sais bien que vous vous y entendez en spoliations puisque vous avez naguère voulu vous emparer de mon marquisat de Namur parce que vous espériez bien ne jamais m’y revoir, mais il en ressort que vous prenez parti, Dieu sait pourquoi, dans une affaire où vous n’avez rien à voir… sinon faire attribuer à votre épouse les terres de ces malheureux Courtils. Sire mon frère, ajouta-t-il en revenant au Roi, vous devriez peut-être faire donner la question…
— À moi ? s’étrangla l’autre.
— Mais non ! À ce bailli qui me paraît répandre un parfum d’indélicatesse comme il arrive parfois à ses confrères quand il s’agit d’arrondir leur bourse.
— Le conseil est peut-être bon. Qu’en pensez-vous, frère Geoffroy ?
— Il est certain que ce Jérôme Camard me semble fort acharné à la perte de l’accusé…
— Qu’est-ce que je disais ! J’ajoute que j’arrive de Courtenay où j’avais à régler une affaire pendante depuis des années et qu’il court dans la région d’étranges bruits sur ce Jérôme Camard ! Et si j’ose me permettre un conseil, mon cher Louis, rendez donc son damoiseau à la dame de Coucy sans autre forme de procès. Je gagerais ma couronne qu’il est innocent…
— Vous ne risqueriez pas grand-chose car elle ne vaut pas cher votre couronne, sire mon cousin, ricana Courtenay avec aigreur. Comment d’ailleurs savez-vous que ce gredin est à la dame de Coucy ?
— Il se trouve que je les ai rencontrés ensemble il y a peu lorsque venant justement de Namur je suis passé par Paris en allant sur mon fief ancestral. Satisfait ?
L’autre s’apprêtait à reprendre la polémique quand le Roi s’interposa sèchement :
— Paix, une fois encore, mon cousin ! C’est à nous qu’il appartient de régler cette question et nous vous prions de ne plus vous en mêler. Le garçon appartient effectivement à la maison de dame Philippa, mais celle-ci lui a refusé son appui, ainsi que nous venons de l’apprendre…
— Sire, par pitié ! J’implore le Roi qu’il laisse à Dieu le soin de trancher pour lui ! Que l’on me donne une arme pour affronter le bailli ou que l’on me jette au fleuve 14 ! Je suis trop mince personnage pour que de si hauts hommes se disputent à mon sujet ! Si Dieu ne m’accorde merci, je mourrai et voilà tout ! Mais j’ai foi en Sa miséricorde et en mon innocence !
— Pourquoi pas ? s’écria Courtenay. L’ordalie est fort bonne chose, mais à celle de l’eau je préférerais le fer rouge !
— Quel monstre de cruauté êtes-vous donc, messire de Courtenay ! s’écria la reine Marguerite. N’acceptez pas, sire mon époux ! Le prisonnier est déjà bien meurtri, il me semble…
— Faites-vous si bon marché de la puissance de Dieu, Madame ? reprocha Louis. Sachez qu’elle peut faire éclater la vérité même si celui qui subit l’ordalie est moribond.
— Je n’en doute pas un instant et vous le savez, mon doux sire, mais je fais appel à votre pitié…
Le mot souffleta Renaud :
— Je ne veux pas devoir la vie à la pitié du Roi mais à sa justice ! Cependant, ajouta-t-il d’un ton plus doux, je remercie la Reine de ce qu’elle a fait. Si je devais vivre encore, ma vie lui appartiendrait…
— Moi je ne l’entends pas ainsi ! coupa l’Empereur. Le dernier Courtenay né en Terre Sainte me paraît une rareté digne d’être conservée. En outre, son courage me plaît. Donnez-le-moi, mon royal frère ! Je l’emmènerai et répondrai pour lui !
Louis se contenta de le regarder, s’écarta de quelques pas et alla s’agenouiller devant une croix de pierre élevée au milieu du jardin. Il pria longtemps mais quand il se releva, son visage avait de nouveau la rayonnante sérénité qui frappait tant ceux amenés à se trouver en sa présence.
— Il est à vous ! dit-il à Baudouin II. Qu’on le délie ! ordonna-t-il d’une voix plus haute avant de revenir à son interlocuteur : Nous allons donner ordre qu’on le porte chez vous. Au fait, où logez-vous ?
— À l’auberge de l’Image-Notre-Dame, répondit l’Empereur en riant. J’y suis un peu à l’étroit mais la suite d’un prince errant n’est pas si nombreuse. Elle comporte néanmoins un habile médecin grec.
— Si près d’ici et sans que je le sache ? Savez-vous que vous m’offensez ? Pourquoi n’être pas venu comme à votre habitude loger en mon manoir de Vincennes ? Vous y trouviez-vous donc si mal ?
— Vous savez que non. Votre hospitalité est toujours aussi… royale ! Mais je ne faisais que passer en me rendant auprès de Sa Sainteté le Pape et si je suis entré au palais aujourd’hui c’est à cause d’un scrupule qui m’est venu : la pensée de justement vous offenser si vous appreniez ma présence sans que je sois venu vous embrasser, sire mon frère…
— De cela, vous pouvez être certain. Je crois que j’aurais eu peine à vous pardonner.
— Oh, le chrétien que vous êtes si hautement aurait bien fini par en venir là !
— Ne soyez pas trop sûr de ma clémence. Il lui arrive d’avoir des réticences. Ainsi de vous, Renaud de Courtenay. L’Empereur en vous réclamant pour sien et en répondant de vous, sauve probablement votre vie mais vous n’êtes pas absous et lavé de tout soupçon. Aussi, tant que la vérité ne sera pas connue, tant que le mystère du trépas du seigneur des Courtils et de son épouse ne sera pas élucidé nous vous faisons défense de paraître devant nous dans la suite de notre frère l’Empereur. Défense aussi de fouler le sol de France à la seule exception de celui de Courtenay qui est à votre maître. Est-ce bien entendu ?
— Sire, balbutia le jeune homme que cette forme de bannissement accablait, mon seul désir a toujours été de servir le Roi et…
— Le seul service que nous attendons de vous jusqu’à preuve du contraire, est l’obéissance… absolue ! C’est compris ?
— Oui, sire… et je remercie le Roi de sa miséricorde.
Ces dernières paroles eurent du mal à sortir, Renaud n’ayant jamais demandé pitié mais justice. Au besoin par les pires moyens. Sa foi en Dieu, celle que lui avait inculquée dame Alais était si profonde, qu’il était persuadé d’obtenir son aide pour faire éclater son innocence. Certes, il était sauf et les douleurs dues à son passage sur le chevalet ne dureraient pas mais la vie qui s’ouvrait devant lui ne le tentait pas. Qu’allait-il devenir à présent : un domestique auprès de ce bizarre souverain et rien de plus ! Les éperons de chevalier jamais ne seraient bouclés au talon d’un homme sur lequel pesait l’ombre d’un meurtre et à cette idée, un désespoir profond s’emparait de lui. Maintenant, même s’il arrivait à retrouver la Croix perdue – et, sur ce point au moins, il savait qu’à Constantinople il aurait fait la moitié du chemin qui mène en Galilée ! – il n’aurait pas le droit de venir la déposer entre les mains de Louis. Et qui pouvait dire si, en admettant qu’il y arrive, on ne l’accuserait pas d’apporter une fausse relique ?
En quittant le jardin, son dernier regard fut pour la reine Marguerite. L’idée de ne plus la revoir entrait pour beaucoup dans son chagrin et quand, auparavant, elle avait pris sa défense, il s’était senti envahi par un grand bonheur parce qu’il y voyait la preuve qu’elle croyait en lui et en son innocence, mais maintenant qu’il était hors de danger, il ne l’intéressait plus. Peut-être n’avait-elle vu dans son drame qu’une bonne occasion de battre en brèche le pouvoir d’une belle-mère abusive et qu’elle devait détester ? Dès l’instant où il échappait aux griffes de la reine Blanche, il redevenait un anonyme, n’importe qui ! Il en fut d’autant plus convaincu qu’elle n’accorda pas même un regard à sa sortie : elle avait quitté l’ombre de la treille et marchait dans une allée ensoleillée en souriant à son affreuse petite suivante. La chaude lumière faisait rayonner l’or de sa robe et elle ressemblait assez à une statue de la Dame du Ciel quand les flammes des cierges l’illuminent. Mais la Vierge Marie semblait à cet instant infiniment plus accessible que la reine de France à ce malheureux qui ne la reverrait plus… pas même en effigie puisque le rouleau de parchemin qu’il considérait comme son unique trésor était resté à l’hôtel de Coucy, rangé dans une poche cousue par ses soins dans la belle cotte violette destinée aux moments où il escortait sa dame au palais ou en quelque cérémonie. Il ne la revêtait pas pour cette messe basse du matin et dans un sens c’était une chance : Dieu sait ce qui aurait pu advenir si l’image avait été trouvée sur lui lors de son arrestation. La ressemblance avec la reine Marguerite n’aurait pu qu’aggraver son cas. Il n’en demeurait pas moins qu’aucune chance ne restait de retrouver sa belle image. Ce qu’il pouvait espérer de mieux était qu’elle ne tombât pas dans des mains trop indignes !
Ce faisant, en gagnant le logis de son nouveau maître en croupe d’un des deux officiers qui attendaient l’Empereur dans la cour, il ne se sentait pas aussi heureux qu’aurait dû l’être un homme arraché au bourreau pour la seconde fois.
Il avait remercié, cependant, comme il se devait mais avec dans la voix une si profonde tristesse que Baudouin II n’avait pu s’empêcher de sourire en dépit de la gravité du moment :
— Quel âge avez-vous ?
— Dix-huit ans, sire…
— Et, avant ce que vous venez de subir, avez-vous été si malheureux que l’envie de vivre vous a quitté ?
— Oh non, sire ! Bien au contraire. Jusqu’à la mort de ceux que j’appelais mes parents, j’ai été très heureux, sans souci de l’avenir qui me paraissait tout tracé et plein d’espérance.
— Et d’espérance vous n’avez plus ?
— À moins que n’éclate enfin la vérité sur ce que fut la mort de ceux que j’aimais tant je ne vois pas quel avenir digne de ce nom je peux désormais espérer !
— Auprès d’un empereur impécunieux voulez-vous dire ? Mais même un souverain sans sou ni maille peut conférer la chevalerie.
— Pas à un homme à l’honneur suspect, sire. L’Empereur est infiniment bon pour moi et je veux le servir de mon mieux, avec courage et fidélité là où il me mettra. Même si c’est…
— Dans la valetaille ? Allons, mon garçon, cessez de déraisonner ! C’est compréhensible à votre âge quand on tombe du haut de ses illusions et qu’on se fait très mal, mais vous oubliez la raison pour laquelle j’ai décidé de vous arracher à ce bourbier où vous étiez en train de vous enliser : vous êtes un Courtenay, comme moi, et le seul peut-être qui mérite amitié dans notre branche française.
— Mais je ne lui appartiens pas.
— C’est vrai, j’oubliais que vous êtes une exception. Ce dont je vous félicite car sur une exception on peut bâtir solide. C’est donc une bonne raison de ne pas voir l’horizon trop sombre. Souffrez-vous encore beaucoup ?
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