— … où vous auriez reçu de nous l’or dont vous avez besoin pour lever des troupes…
— En effet, mais… dans les conditions présentes…
— Vous devinez que vous n’avez guère à attendre de nous, mon pauvre ami. Cependant ces conditions peuvent se modifier si je parviens à réaliser le plan que j’ai conçu…
Le changement de langage ne passa pas inaperçu. En employant la première personne du singulier au lieu du pluriel de majesté, Innocent laissait deviner que ce plan ne concernait que lui-même. Ses auditeurs ne restèrent pas dans l’expectative car il enchaîna aussitôt :
— Il faut que je parvienne à m’embarquer pour Gênes et de là gagner le royaume de France où, ayant réuni le concile, je frapperai Frédéric II d’un nouvel anathème et l’empire tout entier d’interdit…
— Votre Sainteté entend partir seule ?
— Exactement. Mais pas d’ici. Voilà ce que j’ai décidé : vous allez annoncer votre départ et, me sentant assez souffrant depuis ces cruels événements, je vais choisir de me rendre dans ma ville de Civita Castellana qui est à mi-chemin de Viterbe… et peu éloignée de votre port, pour m’y reposer mais aussi me rendre… au-devant de Frédéric pour tenter de nous accommoder.
— C’est de la folie, Saint Père !
— Nullement. Cela bernera Orsini qui verra là une magnifique occasion de me fermer le retour à Rome et nous permettra de faire un bout de chemin ensemble, mon fils, ajouta-t-il avec l’ombre d’un sourire. En apparence du moins. En fait, nous ne nous quitterons pas. Quand vous sortirez au grand jour de Civita Castellana… vous aurez dans votre suite un membre supplémentaire : un soldat, par exemple, auquel il faudra trouver un autre nom qu’Innocent. Une fois à Gênes, je serai chez moi, dans une cité sûre et hors d’atteinte de cet empereur du diable !
— Mais… on s’apercevra vite de…
— De mon départ ? Que non pas. Je vais être fort malade durant quelques jours et le cardinal de Saint-Nicolas assurera l’intérim. En France, nous saurons bien obtenir du roi Louis la croisade dont vous avez tant besoin ! déclara-t-il d’un ton tranchant qui écartait toute discussion. Que pensez-vous de ce plan ?
— Qu’il me paraît bon…
— C’est le seul possible si nous voulons échapper aux griffes de l’Antéchrist dont le plus grand bonheur serait de nous jeter en quelque noire prison, tandis qu’il ferait peut-être une mosquée de notre basilique Saint-Jean…
Cette fois Baudouin en signe d’humilité mit un genou en terre devant celui qui redevenait le Souverain Pontife.
— Mes gens et moi-même sommes fils dévoués de l’Église, prêts à la servir en toutes choses en la personne de Votre Sainteté…
— Nous n’en attendions pas moins de vous, mon cher fils ! Avec l’aide de Dieu, un jour éclatant succédera aux ténèbres qui tentent de nous engloutir. Et vous rentrerez en maître à Constantinople…
Un geste de bénédiction et la mince silhouette blanche s’évanouit silencieusement dans l’ombre, à peine éclairée de torches des passages et galeries du palais. Henri Verjus qui n’ouvrait guère la bouche que pour prier ou manger émit alors de sa voix lente :
— Sauver le Pape des fureurs de l’Empereur est bonne chose sans doute mais est-ce le meilleur choix pour le maître de Constantinople ?
— Que veux-tu dire ? demanda Baudouin avec rudesse.
— Que l’entreprise peut échouer, le Saint Père arrêté, pris, tué, noyé peut-être si la nef était attaquée. Qu’adviendrait-il alors des espoirs de Constantinople… et de ceux de l’impératrice Marie, seule depuis si longtemps ?
— Le sénéchal Philippe de Toucy veille sur elle ainsi que les plus sages de mes ministres. Quant à nous, dans la situation où nous sommes nous n’avons pas grand-chose à perdre, sinon la vie qui est petit bien quand elle n’apporte que déboires. Notre seule chance est dans le Pape élu et couronné. Et aussi dans mon cousin Louis qui est trop chrétien pour ne pas entendre la plainte du Souverain Pontife. Il ne pourra pas rester sourd à sa voix et nous qui l’aurons sauvé serons à notre tour mieux entendus… Cependant, cette nuit, je crois qu’il nous faudra prier au lieu d’écouter de la musique…
Le lendemain, au milieu des mosaïques de la salle du Concile et de la cour papale rassemblée avec les gens de Baudouin, Innocent IV fit entendre son désir de quitter Rome pour Civita Castellana afin d’y respirer un air meilleur que celui de Rome empuantie par les miasmes des marais Pontins.
— Celui de Civita Castellana ne sera pas meilleur à Votre Sainteté quand Frédéric y arrivera, lança le cardinal Colonna. Et il y sera bientôt. Peut-être avant nous.
— C’est un risque, nous l’admettons, mais un risque qui ne nous inquiète pas. Bien au contraire. Il se peut que le rencontrer face à face soit une excellente chose.
— Saint Père, Saint Père ! C’est de la folie. On dit qu’il a juré votre mort.
— Il faut bien mourir un jour. C’est donc de peu d’importance. Vous élirez un autre pape et l’Église, elle, continuera. Cela vous donnera même l’occasion, puisque je serai sa victime, de lancer contre Frédéric l’anathème majeur qui le mettra avec tous ses États au ban de la Chrétienté. Au surplus, notre décision est prise.
C’est ainsi que, huit jours plus tard, laissant le Latran à la garde de ses chanoines et de ses serviteurs habituels, Innocent quittait Rome avec un train imposant. Plus grand que lorsqu’il se déplaçait en direction de l’une ou l’autre de ses résidences mais cette fois l’empereur de Constantinople l’accompagnait et Sa Sainteté avait comblé ce précieux fils de présents si généreux qu’ils emplissaient plusieurs chariots que gardaient de nombreux serviteurs. En fait, cette soudaine générosité dissimulait les propres bagages de Sa Sainteté qui tenait à faire, à Gênes, une entrée digne de son rang.
Du haut des remparts de la Ville, le Sénateur de Rome, Gaetano Orsini, regarda le cortège s’éloigner avec la joie féroce de qui assiste aux funérailles d’un ennemi depuis longtemps détesté et sans se soucier autrement de l’exceptionnel cortège. Il resterait bien assez de richesses papales pour lui et son empereur. Il était déterminé à ce que les portes de Rome ne s’ouvrent plus jamais devant Innocent IV… en admettant qu’il réussît à y revenir vivant. Lui-même se préparait déjà à la joie qui serait la sienne de livrer à Frédéric II le siège de la Papauté et il deviendrait alors l’un des hommes les plus puissants de la terre.
La route jusqu’à Civita Castellana, une puissante cité assise sur un plateau entouré de ravins profonds, se passa le mieux du monde. Le Pape y fut reçu comme un père qui vient visiter ses enfants. Et pendant deux jours, Innocent tint conseil, donna de multiples audiences et distribua des bénédictions sans nombre. Tellement même que le troisième jour il tombait malade et dut s’aliter, au repos complet tandis que le cardinal de Saint-Nicolas le remplaçait « en toute humilité ». Discrètement et afin de ne pas ajouter aux fatigues du Saint Père, Baudouin II prit le chemin de la côte sous la protection d’une escorte papale afin que les générosités pontificales arrivent à bon port. Personne n’aurait imaginé que la maison de l’Empereur s’était augmentée d’un officier barbu et moustachu portant fièrement sur son armure les couleurs de Constantinople, habile d’ailleurs à conduire son cheval et à manier ses armes, et qui n’était autre que le Pape en personne.
À Civita Vecchia, l’escorte repartit après s’être assurée que la nef génoise avait bien pris la mer ce qui évita à son chef de voir, une fois que le navire eut atteint le large, le capitaine s’agenouiller devant un homme de fer vêtu pour recevoir humblement sa bénédiction.
La Méditerranée fut assez clémente sans quitter trop souvent cette couleur d’un bleu si profond, si lumineux que Renaud ne se lassait pas de le contempler comme il s’y était plu si souvent pendant le voyage d’aller. Il s’asseyait à la proue sur un tas de cordages et laissait son corps suivre les mouvements de la nef sans en éprouver le moindre malaise. Guillain d’Aulnay lui tenait souvent compagnie.
— Nous devrions être en route pour Constantinople, soupira celui-ci un matin alors que l’on doublait l’île de Monte-Cristo. Et voilà que nous retournons sur nos pas. Cela ne vous déçoit pas trop ?
— Décevoir ? Oh non. Moi c’est vers Saint-Jean-d’Acre que je voudrais voguer. Vous le savez bien et, tant que nous n’irons pas, toute destination me sera indifférente. Encore que je sois content de découvrir le monde, moi qui n’ai jamais eu d’autres horizons que les murs de Châteaurenard… Et puis comment ne pas être heureux et fier de participer, si peu que ce soit, à soustraire Sa Sainteté à la méchanceté de son cruel ennemi ? C’est presque aussi bien qu’une croisade !
Quelqu’un se mit à rire derrière lui et, se retournant, il vit Innocent debout dans la robe blanche dont il se vêtait à présent. Depuis le départ le Pape s’était tenu avec Baudouin dans la chambre de poupe et n’en sortait guère qu’à la nuit close pour regarder longuement les étoiles du ciel.
— D’autant plus que le meilleur chemin pour la Terre Sainte passe par le royaume de France et avec l’aide de Dieu nous y serons bientôt, dit-il.
C’était la première fois que le Pontife adressait la parole à Renaud et le jeune homme très impressionné ne savait que dire… en admettant que l’on attendît de lui une réponse quelconque. Devenu tout rouge, il ne put que s’agenouiller en se raclant la gorge. À nouveau Innocent eut un petit rire et prolongea le jeu :
— Vous n’en semblez pas absolument certain, jeune homme. Redouteriez-vous quelque mésaventure ?
— Le… l’Empereur ! réussit-il à émettre non sans peine. Comment… comment être sûr qu’il ne va pas tendre… quelque traquenard ?
— Vous craignez qu’il envoie ses galères à nos trousses ? C’est possible, mais nous n’y croyons pas parce que, comme toujours, nous nous confions à la grâce de Dieu. Frédéric a de gros navires et des galères rapides, mais que peuvent-ils si Dieu n’est pas avec eux ? Voyez-vous, mon fils, la petite barque de Pierre peut de temps en temps être assaillie par des vents contraires et par les coups de la tempête mais bientôt, au souffle impérieux de Dieu, le calme succède à l’orage et, échappée aux vagues écumantes, elle glisse en paix, saine et sauve sur la plaine liquide apaisée et soumise 18… comme nous en ce moment.
Confus, Renaud toujours à genoux, prit le bas de la robe papale pour en baiser les bords. Innocent se pencha et posa une main sur son épaule.
— Relevez-vous ! Votre maître nous a raconté votre histoire et exprimé le désir que nous vous entendions en confession. Êtes-vous prêt à paraître au tribunal de la Pénitence ?
— Tout… tout de suite ? balbutia Renaud, éperdu.
— Pourquoi pas ? Dès que sire Guillain se sera éloigné, nous aurons ici entre ciel et mer, l’endroit idéal…
Aulnay salua et disparut avec la prestesse d’un lutin. Innocent vint s’asseoir alors sur les cordages et fit signe à Renaud de venir à son côté. Cette fois le jeune homme se laissa choir si lourdement que les planches du pont résonnèrent sous ses genoux :
— Recueillez-vous un moment ! conseilla le Pape. Et puis parlez sans crainte et surtout sans rien chercher à dissimuler. Nous voulons « tout » savoir. Vous commencerez par votre histoire.
Alors, à la suite de quelques instants d’une réflexion où il eut toutes les peines du monde à mettre deux idées bout à bout, Renaud entreprit le récit de sa courte vie et, après un début hésitant, difficile, découvrit que cela devenait plus aisé à mesure qu’il parlait. Cet homme en blanc assis devant lui était sans doute le maître de la Chrétienté tout entière, mais son regard attentif, encourageant, était plein de compréhension. Alors il n’omit rien… Pas même le secret qu’Adam Pellicorne avait emporté dans sa tombe : celui de sa naissance. Un scrupule de conscience né après qu’il eut tout relaté, le poussa à cette ultime confidence.
— Ainsi, murmura Innocent qui, depuis un moment, semblait plongé dans une profonde méditation, Thibaut de Courtenay était votre aïeul… et non votre père. Nous nous en doutions, d’ailleurs… à cause de la grande différence d’âge. Il est difficile d’imaginer une jeune princesse éprise d’un vieillard.
— Votre Sainteté… le condamne-t-elle pour ce mensonge ? Il ne l’a commis que par amour pour moi…
— Inutile de plaider une cause qui n’en a pas besoin ! Peut-être qu’à sa place nous aurions agi de même. Il faut aimer chèrement pour charger son âme d’un mensonge par-delà la tombe, mais quand l’aïeul paternel n’est autre que… Saladin, le problème est difficile à résoudre. Sauf à vous condamner à une vie misérable, rejeté de la Chrétienté, ce qui est beaucoup pour un enfant. Sauf… auprès d’un seul souverain, peut-être…
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