— Allons ! Tout est fini ! Mais peut-être puis-je me cacher ?
— Pour que je puisse mieux mentir ? Un Templier ne ment pas, mon garçon. Tout au moins celui qui est digne de l’être ! Restez là !
L’attente fut brève. Frère Adam l’employa à aller s’asseoir sur son siège de Commandeur tandis qu’en belle ordonnance, les chevaliers au manteau blanc entraient et prenaient chacun sa place. Renaud resta seul au milieu de la salle avec l’affreuse impression de se retrouver au tribunal sentence reçue en attendant que le bourreau vienne le chercher.
De tourmenteur, Jérôme Camard avait assez l’allure. Le dos un peu voûté comme ceux qui grandissent mal, il cachait sous sa maigreur une force dangereuse et sous son chaperon noir une figure dont l’asymétrie n’eût peut-être pas été déplaisante sans la ligne mince et sinueuse de la bouche et l’incessante activité des yeux sans couleur définie qui semblaient vouloir observer toutes choses à la fois. Et naturellement, le pauvre Renaud eut le privilège d’arrêter ce regard :
— Ah, voilà qui est bien ! s’exclama le bailli avec satisfaction. Je vois avec plaisir que la justice du Roi a droit de cité dans nos bonnes commanderies du Temple !
Il s’avançait déjà pour ramasser son gibier qui fasciné comme l’oiseau par le basilic semblait changé en pierre quand la voix de frère Adam le cloua sur place :
— On ne vous a jamais appris à saluer ? gronda-t-elle. Ou bien avez-vous oublié qui vous êtes ?
Saisi de plein fouet, Camard s’exécuta maladroitement, mais sans oublier de rappeler son titre de bailli royal…
— Pour Châteaurenard et encore pas tout entier ! Ce qui veut dire que vous n’avez rien à faire ici puisque vous êtes hors de votre juridiction, la Commanderie Saint-Thomas-du-Temple étant enclavée dans le comté de Joigny. Et le comte est coseigneur de Châteaurenard.
— Je représente le Roi et le Roi est partout chez lui.
— Pas ici ! Nos bonnes commanderies comme vous osez le dire dépendent du Grand Maître qui est en Terre Sainte et le Grand Maître du Pape ! Que voulez-vous ?
— Vous devez le savoir, sire Commandeur, puisque vous m’offrez dès l’entrée ce que je suis venu chercher, persifla le bailli qui reprenait de l’assurance en dépit des trente paires d’yeux rivés sur lui.
— Nous ne vous offrons rien ! Nous attendons au contraire que vous vous expliquiez. Que cherchez-vous ici ?
— Cet homme qui, voici peu de jours, a échappé à la potence que méritait son crime : il m’a volé et tué sa mère !
— Vraiment ? Consentirez-vous au moins à prononcer son nom ? C’est trop facile de pointer un doigt sur le premier venu en clamant qu’on le recherche !
— S’il n’y a que cela !… Veuillez s’il vous plaît remettre à ma justice le nommé Renaud des Courtils…
Un sourire fendit la barbe blanche de frère Adam, montrant des dents encore solides :
— Voyez comme une erreur est aisée à commettre ! Ce jeune homme n’est pas le fils d’Odon des Courtils.
— Allons donc ! En dépit de son déguisement je le reconnais et, après tout, si la dame des Courtils a donné à son mari le fils d’un autre…
Les deux chevaliers les plus proches de Renaud eurent juste le temps de le retenir quand il s’élança sur Jérôme Camard pour l’étrangler en hurlant :
— Fils de porc ! Tu en as menti par la gueule ! Dame Alais était pure et sainte…
Frère Adam quitta son siège et vint mettre sur l’épaule du jeune furieux une main apaisante :
— Paix, mon garçon ! Et vous, Jérôme Camard, retenez votre langue de vipère et apprenez à quel point vous vous trompez car voici devant vous Renaud de Courtenay, des anciens comtes d’Édesse et de Turbessel, haute maison dont vous n’ignorez pas qu’elle tient au sang royal de France…
— Ah vraiment ? Et où prenez-vous cela ?
— Dans l’acte que nous gardons en notre chartrier, signé devant témoins par sire Thibaut de Courtenay retourné à Dieu ces jours-ci et qui fut du Temple de Jérusalem. Il s’y reconnaît père de ce jeune homme.
— Et la mère ?
— Une trop haute dame pour que son nom soit prononcé.
— Autrement dit, un bâtard ! ricana Camard.
— Seul compte le sang paternel, et s’il est reconnu, il n’est plus vraiment bâtard. Il perd seulement le droit d’hériter ! Autre chose encore ?
— Oui. Qu’un assassin reste un assassin et que…
— Je ne vous le fais pas dire mais à votre place je ne le crierais pas si fort. Certains pensent que le meurtrier c’est vous et que vous avez commis le crime, assorti d’un autre puisque vous voulez en charger un innocent, afin de vous emparer « au nom du Roi » des biens des Courtils.
— Vous l’avez dit : au nom du Roi ! Et cela change tout ! C’est pourquoi je vous prie de me remettre cet homme !
— Non, et pour trois raisons : cette maison est terre d’asile et vous n’auriez jamais dû y pénétrer. Ensuite vous cherchez Renaud des Courtils et il n’existe pas. Enfin – et en admettant qu’il existe – il n’a jamais tué personne. Pour conclure nous vous proposons de porter à Paris, et devant le Roi, l’affaire qui vous occupe tant et je vous promets alors bonne et vraie justice ! Car nous l’accompagnerons nous-mêmes au palais.
Un murmure d’approbation s’éleva de la double rangée des manteaux blancs. Jérôme Camard entendit-il menace là où il s’agissait seulement d’une paisible affirmation de la volonté commune ? Toujours est-il qu’il tourna les talons pour rejoindre la porte. Au seuil de laquelle, cependant, il se retourna :
— Tout n’ira pas toujours à votre volonté, « beaux » sires Templiers ! Quant à celui-là, je saurai bien, un jour, lui faire payer son forfait !
— Vraiment ? En ce cas, je pense que nous irons au Roi de toute façon, émit frère Adam qui ajouta avec une ironie insultante : « Il est temps, pour le bien des gens de Châteaurenard, que notre sire apprenne quel bon administrateur le représente ! »
Le bailli reparti, les Templiers quittèrent en silence la salle capitulaire pour se rendre au réfectoire. Frère Adam sortit le dernier, emmenant un Renaud désorienté qui aurait bien voulu comprendre ce qui lui arrivait mais, quand il ouvrit la bouche, son guide ne lui permit pas de s’exprimer :
— Plus tard ! Pour le moment nous allons à souper, dont l’heure est déjà dépassée et où l’on ne parle pas. Ensuite nous chanterons complies à la chapelle.
Il fallut bien s’en contenter mais, tout en dévorant à belles dents le copieux ragoût de raves, de choux et de mouton qui lui fut servi, Renaud essayait de mettre de l’ordre dans ses pensées et n’entendit pas un mot de la lecture pieuse que, durant le repas, un frère effectuait debout dans une petite chaire. Il constata seulement que l’obligation de silence ne concernait pas le Commandeur qui s’entretint à voix basse avec le chapelain presque tout le temps. Il devait être question de lui car l’un et l’autre regardaient souvent de son côté. Ensuite, on se rendit à la chapelle en bel ordre mais tant que dura l’office avec ses psaumes et le chant du « Nunc dimittis… », Renaud fut incapable d’y appliquer son esprit qui cherchait à assimiler l’étrange nouvelle qu’il venait d’entendre. L’habitude des prières – on était très pieux chez les Courtils ! – agitait ses lèvres machinalement. Seul le cantique de Siméon porté par les voix graves des Templiers perça un peu sa distraction ; mais, quand il voulut s’y joindre, le filet qui sortait de sa gorge lui parut tellement ridicule qu’il se tut. Il n’allait jamais pouvoir dormir tant qu’il ne saurait pas par quel miracle il se retrouvait fils de son aïeul… Et pourquoi un Templier qui n’avait pas le droit de mentir venait-il de proférer pareille énormité ?
Frère Adam qui l’observait se doutait bien de ce qui se passait sous la calotte de cheveux de cette tête de dix-huit ans. Aussi, laissant ses chevaliers accomplir sans lui l’ultime visite du soir aux écuries, conduisit-il lui-même Renaud dans une petite cellule inoccupée voisine de l’herbarium.
— Vous allez dormir là ! dit-il en désignant l’étroite couchette. Mais auparavant parlons un peu ! Vous étiez fort distrait à la chapelle et je crois deviner ce qui vous trouble.
— C’est cet… acte que vous avez prétendu détenir…
— Prétendu ? Retenez votre langue, mon garçon ! Je n’ai pas « prétendu ». Je possède cet acte que sire Thibaut a écrit et scellé ici même. On ne ment pas quand on est Templier !
— Lui l’a fait pourtant ! Et par écrit ! Je ne suis pas son fils mais…
— Certes, il l’a fait. En pleine conscience de son acte – il en a d’ailleurs été absous par le chapelain d’alors ! – et cela pour votre seul bien. Imaginez-vous quelle carrière serait la vôtre si l’on vous savait né des amours adultères d’une princesse d’Antioche avec un Sarrasin ? Thibaut a fait ce qu’il fallait pour rattacher le faible rameau que vous êtes au tronc solide des princes de Courtenay. Il voulait que vous portiez son nom et moi je l’ai approuvé. Cela vous suffit-il ?
Trop étourdi pour répondre, Renaud se laissa tomber sur le mince matelas et finit par balbutier :
— Prince de Courtenay ! C’est…
— Hé là, doucement ! Vous n’y avez pas plus droit que Thibaut simple chevalier ! Vous aussi le serez quand vous aurez été adoubé. Libre à vous ensuite de conquérir d’autres titres à la pointe de l’épée mais c’est le secret de votre avenir…
Renaud se releva pour saluer le Commandeur et osa demander comment celui-ci le voyait, cet avenir.
— Je vais y réfléchir, répondit frère Adam. Je vous souhaite la bonne nuit…
La nuit et le début de la journée qui suivirent confortèrent Renaud dans son peu d’attrait pour la vie templière parce que beaucoup trop monastique. Certes ses parents adoptifs lui avaient communiqué leur foi et l’avaient accoutumé à une grande exactitude dans ses devoirs religieux, mais ceux-ci n’étaient qu’un faible reflet de ceux qui étaient de règle à la commanderie.
À quatre heures du matin il fut réveillé par la campane 1 de matines et le piétinement qui suivit. Réalisant que les frères se rendaient à la chapelle et pensant qu’il leur devait bien de se comporter comme eux, il se hâta d’enfiler sa robe, de chausser ses sandales et, les yeux gros de sommeil, se mit à la suite de la théorie de blancs manteaux déjà en train de traverser la cour. Il faisait nuit noire bien entendu puisqu’il s’agissait d’un office essentiellement nocturne qui, en été, se disait à deux heures du matin mais le temps, encore froid, était sec. Ce qu’apprécièrent les pieds glacés du jeune homme.
Dans la chapelle dont deux gros cierges de cire jaune éclairaient à peine les voûtes simples aux ombres denses mais faisaient rayonner la croix et le tabernacle d’argent, il resta près de la porte, tout au bout des deux files de frères qui se faisaient face de part et d’autre de la nef, et s’efforça d’apporter sa modeste participation, mais il n’avait jamais chanté matines et dut se contenter d’écouter ces voix mâles dont toutes n’étaient pas suaves, rejoignant seulement à la récitation des prières qui étaient treize « Pater » en l’honneur de Notre-Dame et treize autres pour le saint du jour qui était Lubin, propriétaire du quatorzième jour de mars. Après, en bon ordre, on ressortit dans l’obscurité pour aller aux écuries, et en silence, voir si tout allait bien, puis on retourna se coucher. Renaud se rendormit aussitôt… mais pas pour longtemps : deux heures plus tard sonnait la cloche de « prime 2 » qui ramena le couvent à la chapelle, cette fois pour y entendre la messe assortie des soixante « Pater » d’obligation : trente pour les morts et trente pour les vivants.
Ensuite on passa au réfectoire prendre le premier repas, très substantiel toujours et toujours précédé du « Benedicite » et d’un « Pater » récités debout ; après quoi le silence ne fut troublé que par la voix du lecteur. S’il n’avait trouvé sa place marquée au même endroit que la veille à la longue table nappée de blanc, Renaud aurait pu se croire désincarné, transparent même car personne ne semblait le voir, personne ne s’adressait à lui et, là-bas, frère Adam paraissait l’avoir oublié. C’était une sensation étrange. Pas vraiment agréable ! Le Commandeur avait-il vraiment besoin de tout ce temps pour savoir ce qu’il allait faire de lui ?
Ce fut seulement après complies qu’un frère vint chercher Renaud pour le mener au vieux Templier qui l’attendait dans sa chambre. Le jeune homme était un peu étourdi par cette journée coupée d’offices espacés régulièrement ramenant les Templiers à la chapelle pour chanter les Heures de Notre-Dame, ce qui ne les empêchait pas d’abattre aux champs, aux vignes, à l’écurie, aux étables et aux différentes tâches du couvent un travail considérable. Le tout soutenu par de nombreux « Pater ». Lui n’avait fait que prier, manger et chanter avec les autres et cependant, il se sentait fatigué. Sa mine, un peu ahurie, amusa frère Adam.
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