— Le… lequel ?
— Mais ce démon de Frédéric ! Il est à moitié musulman si ce n’est tout entier. Il vous ferait sans doute place entre ses poètes, ses danseuses, son harem et ses animaux bizarres…
Une bouffée d’indignation redressa Renaud :
— Oh non !… Déjà le fait d’être né en Terre Sainte a fait de moi une sorte de curiosité, mais à ce point…
— Allons calmez-vous ! Il ne saurait en être question et nous pensons à présent que, désirant vous charger en outre de retrouver la Vraie Croix, Thibaut de Courtenay a fait le bon choix ! Priez, maintenant, nous allons vous donner… ainsi peut-être qu’à son âme peut-être en peine, notre absolution pleine et entière. Il vous en sera remis acte manuscrit signé de notre main afin que s’effacent les accusations mensongères portées contre vous.
Tandis qu’il articulait les paroles rituelles, sa longue main pâle traçait le signe de la Rédemption sur le jeune homme prosterné devant lui. Puis il se leva et laissa tomber :
— La pénitence que nous vous imposons est, lorsque vous aurez repris la Très Sainte Croix à la terre souillée par les Infidèles, de nous la rapporter… si nous sommes toujours de ce monde. Ou à notre successeur ! Le roi Louis, ajouta-t-il d’un ton indifférent reflétant un mécontentement ironique, possède quasiment la totalité des Saintes Reliques de la Passion, alors que la Papauté en a si peu que rien ! Il en aurait même un petit fragment de cette Croix… Cela nous paraît suffisant !
Ayant dit, il repartit vers l’arrière du bateau, laissant Renaud un peu éberlué mettre de l’ordre dans ses émotions contradictoires, mais surtout se laisser inonder par la joie ainsi que par le beau soleil de cette matinée triomphante. Il n’allait plus avoir à porter le poids de l’accusation de ce misérable bailli ni celui de la suspicion des autres. Puisque le Pape le déclarait innocent, plus personne n’oserait lui jeter l’infamie au visage. Même le roi de France serait bien obligé d’en convenir et Renaud anticipait déjà le bonheur qu’il éprouverait lorsque la reine Marguerite lui sourirait. Parce qu’elle l’avait si bien défendu dans les mauvais jours !
Une seule chose diminuait un peu sa joie : Thibaut lui avait fait promettre de porter la Vraie Croix au roi Louis et voilà que le Pape, son sauveur, la réclamait pour lui ! Il s’en préoccupa un moment mais l’impression de bonheur fut la plus forte. Il serait bien temps de se soucier du destinataire lorsqu’il aurait reçu le suprême symbole de la présence de Dieu, la Croix insigne vers laquelle s’étaient tournés tant de visages à l’heure de l’espérance et à celle de l’agonie… Il était trop jeune, trop droit, pour avoir appris à ruser avec les autres comme avec lui-même. Aussi conclut-il son dilemme en pensant qu’il pourrait toujours, le temps venu, s’en rapporter au jugement du roi Louis. De toute façon ce n’était pas pour demain.
L’arrivée du Souverain Pontife à Gênes prit des allures triomphales. La bannière papale avait été hissée à la pomme du mât et, dès que l’on sut qu’Innocent approchait, la ville entière parée comme pour une fête dévala des montagnes jusque sur le port cependant que, dans toutes les rues, on s’affairait à faire couler des fenêtres les plus belles tentures, tapis et pièces de soie. Le Doge 19 lui-même prit place dans sa galère dorée pour venir à sa rencontre avec la plus haute noblesse de la grande cité marchande. Les hommes de sa famille, les Fieschi, vinrent s’agenouiller devant lui pour baiser, à sa main, l’anneau du Pêcheur et ce fut au milieu d’une foule en délire. Il fut conduit à la cathédrale rendre grâce de l’heureux voyage avant d’aller prendre logis au palais de l’archevêque, qui était d’ailleurs son cousin.
Sous les ornements somptueux revêtus pour la circonstance Innocent IV rayonnait en dépit de son habituelle retenue. Il savait qu’à Gênes il n’avait plus rien à craindre de son ennemi et que c’était au tour de Frédéric de trembler. Et, de fait, la nouvelle de son arrivée éclata chez l’Empereur comme un coup de tonnerre et déchaîna chez lui une véritable crise de fureur :
— J’allais le faire échec et mat, hurlait-il, et voici que les Génois renversent l’échiquier !
Mais le vin était tiré, il fallait le boire. Cependant Innocent ne désirait pas s’attarder dans sa ville natale : c’était en France qu’il voulait se réfugier afin de réunir le concile qui lui permettrait de lancer la foudre sur l’Antéchrist. Une délégation d’évêques et d’abbés de haut rang fut donc envoyée au Roi qu’elle rencontra dans l’abbaye de Cîteaux où Louis assistait au chapitre général de l’Ordre.
Les émissaires s’agenouillèrent devant lui en rappelant que jadis son bisaïeul Louis VII avait accueilli à Sens le pape Alexandre III en lutte contre Frédéric Barberousse et en demandant qu’Innocent puisse s’installer à Reims. Ce fut un moment de grande émotion et plus encore lorsque le Roi, à son tour, s’agenouilla devant les délégués pour remercier de la confiance mise en lui par le Pape… mais déclara doucement qu’il lui fallait entendre le conseil de ses barons, car accueillir le Pontife Suprême dans la ville du sacre pour y anathématiser l’Empereur équivalait à une déclaration de guerre. Et le roi de France qui entretenait des relations courtoises avec Frédéric ne souhaitait pas plonger dans les malheurs d’un conflit un royaume auquel il avait su rendre la paix. Cependant – et cela fut suggéré au cours d’un entretien privé – il ne verrait aucun inconvénient à ce que Sa Sainteté choisît de s’établir tout près de ses frontières : dans la puissante ville de Lyon, par exemple, terre d’empire mais fief du comte de Savoie et surtout siège du plus imposant archevêché de la Chrétienté portant le titre prestigieux de primat des Gaules. Celui qui en était investi était alors Philippe de Savoie, frère du comte. Ce qui laissait supposer qu’au cas où l’Empereur aurait la mauvaise idée de marcher sur Lyon, le Roi ne pourrait éviter d’aller au secours d’une ville beaucoup plus française qu’impériale.
La subtilité du conseil plut au politique adroit qu’était Innocent. Prendre langue avec le comte de Savoie et l’archevêque Philippe fut à peine plus qu’une formalité. En outre, la situation géographique de la ville permettait la réunion facile d’évêques et d’abbés en provenance de tous les pays d’Europe. L’accord fut vite conclu : la perspective d’un grand concile attirant tant de hauts personnages au confluent de la Saône et du Rhône enchantait les gens de Lyon autant que ceux de Savoie. Autant pour la plus grande gloire de Dieu, et pour la punition d’un souverain fortement soupçonné d’avoir tourné le dos au christianisme, que pour la plus grande satisfaction des marchands, des aubergistes et de tous ceux qui anticipaient le flot d’argent à venir.
Le Pape avait admis la position du roi de France, à plus forte raison que, se retrouvant libre de ses décisions comme de ses gestes, le sort de Frédéric – dont le bruit courait qu’après l’explosion de colère il se laissait aller à quelque découragement – perdait de son importance à mesure que, dans les derniers jours de l’automne, le cortège papal devenu imposant remontait la vallée du Rhône. Le cas de Frédéric serait rapidement réglé et la grande affaire allait être l’appel à la croisade puisque après tant d’années, tant de peines, tant de sang versé, les Lieux Saints se retrouvaient à peu près dans la même situation que cent cinquante ans plus tôt quand Godefroi de Bouillon et ses compagnons s’étaient lancés à leur secours. Lyon n’était pas si loin de Paris et Louis IX ne manquerait pas d’être aux écoutes de ce qui s’y passerait. Il suffisait simplement de le convaincre et tous les espoirs pourraient s’épanouir.
Or, lorsque l’on atteignit la capitale des Gaules, une terrible nouvelle s’abattit sur la ville et ceux qui en espéraient tellement : malade depuis quelques semaines, le roi de France allait mourir…
CHAPITRE VI
DANS L’ESCALIER DE PONTOISE
Assise sur une marche de l’escalier dérobé qui, au château de Pontoise, reliait la chambre du Roi à celle de la Reine, les coudes aux genoux et les poings sur les oreilles, Sancie de Signes s’efforçait de ne plus rien entendre. Elle fermait aussi les yeux de toutes ses forces comme si l’incessant bourdonnement pouvait s’introduire dans sa tête par leurs ouvertures. Et il y avait déjà trois jours que cela durait ! Depuis que le flux de ventre dont souffrait Louis IX l’avait mené au seuil de la mort.
Point n’avait été besoin d’ordonner les grandes prières publiques : la ville, les campagnes, les abbayes et les monastères s’y étaient lancés d’eux-mêmes et leurs clameurs suppliantes, alternées avec les psaumes des processions, emplissaient l’air glacé de décembre cependant que de longues files de pénitents pieds nus dans la neige traversaient le pont sur l’Oise pour s’en aller prier à Notre-Dame-la-Royale, la grande abbaye de Maubuisson bâtie par la reine mère dont la dédicace avait eu lieu au printemps.
C’était tout un peuple qui criait vers le ciel et, si Dieu n’entendait pas, n’exauçait pas, c’était peut-être à cause des épais nuages jaune et gris, mais peut-être aussi parce qu’il n’en avait pas envie. Ce que la jeune Sancie comprenait volontiers parce qu’elle-même n’arrivait plus à supporter ce lugubre et interminable lamento. Selon elle, seul le silence permettait de bien prier, parce qu’il était plus facile d’ouvrir son cœur et de laisser s’envoler ses vœux vers une présence invisible que l’on pouvait supposer attentive tandis qu’elle ressentait avec accablement les glapissements frénétiques de la cité.
Le château entier sentait l’encens et la cire chaude. L’odeur – comme d’ailleurs les invocations ! – s’infiltrait jusque dans l’étroit escalier pris dans l’épaisseur de la muraille, que la reine Marguerite avait montré à sa jeune suivante un jour où elle était heureuse. Ce qui n’était pas si fréquent. Elle lui avait alors raconté qu’au début de son mariage avec Louis, au temps délicieux de leurs jeunes amours, Madame Blanche ne leur laissait ni paix ni repos et que l’escalier s’était révélé fort utile.
Tout avait commencé avec la nuit de noces. Tout au moins celle qui en avait tenu lieu car la belle journée du mariage ne s’était pas achevée dans le lit nuptial paré et parfumé selon la tradition. Ce lit, on n’avait fait qu’y passer afin d’obéir à une ancienne coutume, peut-être déterrée par Blanche de sa Castille natale, et que l’on appelait les « nuits de Tobie 20 ». Cela consistait à garder la chasteté pendant les trois premières nuits en remplaçant les ébats amoureux par la prière, le lit conjugal étant alors considéré comme une sorte d’autel qu’il ne convenait d’aborder qu’après une longue préparation pour laquelle une chapelle eût été plus adéquate qu’une chambre parfumée et fleurie. Marguerite fut bien obligée d’obéir encore qu’elle ne comprît pas pourquoi, justement, on s’était donné tant de mal pour préparer un nid d’amour parfaitement inutile. Sans doute était-ce l’habitude en France.
La quatrième nuit fut la bonne et le jeune couple eut le droit de s’étreindre. Pendant deux heures, pas une minute de plus ! Madame Blanche vint, en personne, récupérer son fils (de vingt ans !) en alléguant que deux heures lui semblaient un temps suffisant pour travailler ensemble à la continuité de la dynastie. Elle ajouta que l’âge tendre de la jeune épousée exigeait des ménagements et qu’il ne saurait être question de se retrouver toutes les nuits. Celles du moins convenables pour ne pas aller à la traverse des obligations religieuses inculquées par elle au Roi et qui rétrécissaient singulièrement le calendrier d’Éros. Pas question de forniquer pendant l’Avent, ni pendant les quarante nuits du Carême, ni les veilles et jours de fête et pas davantage le vendredi ou le samedi ! Commença alors pour le jeune couple une existence sous surveillance continuelle. Plus le temps passait et plus le tête à tête devenait difficile parce que même les jours « libres » Madame Blanche s’interposait sous un prétexte ou un autre. Elle semblait douée d’un flair tout particulier pour détecter les cachettes où Louis et Marguerite réussissaient à se rencontrer. Ayant le pied très silencieux, elle leur tombait dessus comme la foudre et les séparait d’une main vigoureuse en disant : « Que faites-vous ici ? Vous employez mal votre temps et vous êtes dans le péché ! »
Un beau jour, Louis crut tenir la solution. Son jeune frère Robert, de deux ans son cadet, lui fit cadeau d’un petit chien possédant le curieux talent d’aboyer à s’en faire éclater le gosier du plus loin qu’il apercevait la reine mère. Il suffisait même qu’il la sente dans les environs. Ce charmant expédient ne dura pas longtemps, hélas ! Le petit chien était gourmand. Un jour on le trouva mort et Marguerite pleura si fort que Louis prit la décision d’aller passer quelque temps à Pontoise. Une bonne partie de son enfance s’y était déroulée et il connaissait les moindres recoins du château. En particulier certain escalier secret dont Blanche ignorait l’existence. Et cette fois, la reine mère eut beau patrouiller dans les couloirs, fouiller les buissons et multiplier les arrivées surprises chez l’un ou l’autre, elle ne trouva plus rien à redire, les huissiers à verge gardant les appartements royaux un bâton à la main ayant pour consigne de frapper aux portes quand un habile téléphone arabe leur signalait l’approche de Madame Blanche. Les amoureux réfugiés dans leur escalier se séparaient aussitôt pour rentrer chacun chez soi…
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