Ce n’était pas un endroit bien confortable que cet escalier de pierre. Il y faisait sombre et froid et des toiles d’araignée remplaçaient maintenant les coussins et tentures que Louis y avait déposés jadis puisqu’il ne servait plus… Le Roi détenait à présent la plénitude du pouvoir même si sa mère siégeait toujours au Conseil et Marguerite avait entamé une série de grossesses. Mais la jeune reine gardait une tendresse à cette sûre cachette où elle avait vécu de si jolies heures. Alors, quand on était à Pontoise, Sancie, la seule qui sût le secret, aimait venir s’y réfugier quand la vie au château lui semblait trop pesante, pour y rêver en respirant le parfum ténu de ces tendres amours dont elle doutait fort d’en connaître jamais la saveur parce qu’elle était laide et le savait…

Bien sûr, on la marierait un jour pour sa haute lignée, sa dot et ses privilèges de filleule de la reine de France, mais jusqu’alors elle ne redoutait pas ce qui serait pour elle la pire catastrophe. Tant que Marguerite était l’épouse de Louis, Sancie se savait protégée, mais qu’en serait-il lorsqu’elle serait sa veuve changée par les sévères voiles blancs du deuil en une nonne sans couvent ? Des quatre enfants qu’elle avait donnés à Louis seuls subsistaient la petite Isabelle de trois ans, le prince Louis, un an et demi mais de petite santé, et le mystère que recelait son ventre gonflé d’une nouvelle vie.

— Quand le Roi sera mort, la vieille régnera à nouveau, songeait l’adolescente avec fureur. Elle reléguera Madame Marguerite dans quelque monastère après qu’elle aura donné son fruit parce que ce fruit, la vieille s’en emparera pour l’élever à sa manière sans permettre à la mère de s’en occuper. Et Madame Marguerite mourra de chagrin…

Elle ne se souciait même pas de son propre sort tant celui de sa chère reine la tourmentait. Plus encore que ces sacrées prières lui rappelant, sans souffler un instant, qu’au-dessus de sa tête, le Roi était en train d’agoniser sur le lit de cendres où il avait exigé qu’on le mît, pour attendre la fin !

Une fin que, cependant, Sancie n’était pas certaine de pleurer d’un cœur sincère, même si elle savait que Louis était un bon – peut-être même un grand – roi mais elle n’avait jamais été captive de ce charme quasi angélique devant lequel tant de gens s’inclinaient. Elle en voulait à Louis de tout ce que Marguerite endurait du fait de sa mère. Il continuait à se laisser mener par elle, à lui donner partout et toujours la première place, reléguant la jeune reine au simple rôle de procréatrice alors que le premier plan lui revenait de droit. En fait, la fille du puissant baron de Signes en terre de Provence reportait sur Louis une part de l’aversion que lui inspirait Blanche…

C’était à cause de celle-ci qu’elle avait cherché refuge dans l’escalier. Impulsive et plutôt soupe au lait, elle savait qu’il lui serait pratiquement impossible de se contenir plus longtemps si elle demeurait seulement quelques minutes dans la chambre royale. Blanche naturellement y régnait encore, austère statue d’une douleur – certaine ! – qu’elle savait maîtriser tandis que Marguerite déjà épuisée par les nausées incessantes qui avaient marqué le début de sa grossesse s’y abandonnait sans retenue, secouée de sanglots et pliée en deux sur les coussins où elle se tenait agenouillée au pied du lit. Ce comportement fort peu royal sans doute avait fini par indisposer la reine mère. D’une voix agacée elle avait « conseillé » à sa bru de redescendre chez elle pour s’y reprendre et s’y reposer.

— Les Saintes Reliques vont être portées ici, dit-elle, et il n’est pas convenable de les recevoir en cet état. Retournez chez vous !

Le confesseur de Marguerite, le bon Guillaume de Saint-Pathus, avait bien tenté de plaider l’indulgence pour une si grande douleur. On lui avait répondu que le Roi étant encore de ce monde, la douleur en question n’était pas de mise.

— Est-ce que je pleure, moi ?

Soutenue par le chanoine et une de ses femmes, Eudeline de Montfort, Marguerite était rentrée chez elle suivie de Sancie, et celle-ci n’avait pas eu le courage de remonter dans la chambre déjà funèbre où le brasillement des chandelles s’efforçait de lutter contre le froid et où le bourdonnement des oraisons et l’odeur des linges souillés par la maladie rendaient l’atmosphère irrespirable. Elle s’était alors réfugiée dans l’escalier puisque l’on ne lui permettait pas de rester près de la jeune reine…

Elle ne pouvait pourtant y rester éternellement. D’ailleurs, on n’entendait plus prier. En revanche les échos d’un immense « Veni Creator » clamé par des centaines de poitrines et qui semblait monter à l’assaut du château atteignit son refuge. Pensant que ce grondement musical devait accompagner les reliques annoncées par la reine mère, elle ramassa sa chandelle et redescendit chez sa marraine où l’entrée secrète dissimulée sous une tenture lui livra passage. Elle vit que Marguerite dormait, épuisée sans doute par la fatigue et trop de larmes versées. Elle hésita un instant sur ce qu’elle devait faire mais le grondement rythmé de la psalmodie se rapprochant, elle voulut sortir à son tour de la chambre. La procession emplissait la large vis de pierre illuminée par les torches et les cierges. Agenouillée au seuil, mains jointes et tête basse, Sancie laissa passer les châsses d’or contenant la Couronne d’épines, le fer de la Sainte Lance et les clous de la Croix, puis se mit à la suite en se faisant toute petite. Il y avait maintenant tant de monde autour du lit que son arrivée passa complètement inaperçue.

Étaient là les frères du Roi. Le plus proche d’abord et le plus aimé : Robert, comte d’Artois, le cadet de deux ans, blond comme lui, aussi grand que lui mais plus étoffé, débordant habituellement de vitalité, de gaieté et de fougue. Auprès de lui sa femme, Mahaut de Brabant, épousée sept ans plus tôt, belle fille drue aux flancs féconds et digne compagne pour ce jeune géant malicieux. Ensuite Alphonse, comte de Poitiers et depuis trois ans comte de Toulouse par son mariage avec la jeune comtesse héritière Jeanne, présente elle aussi. Bien différent, ce couple-là ! Brun comme sa mère et le grand-père castillan dont il porte le nom, Alphonse, vingt-quatre ans, est un homme discret et fidèle, d’une extrême piété lui aussi, mais qui se règle un peu trop sur celle du Roi. Froid et taciturne, âpre au gain, toujours plein de scrupules, c’est un suzerain exact dans ses devoirs mais un justicier sévère. Sa femme, petite brune un rien fiérote et comme lui orgueilleuse de ses origines – ce mariage-là a sonné l’hallali de la cruelle croisade contre les Albigeois, Jeanne en étant le gage ! – ne permet à personne de l’oublier. Le troisième frère – si l’on excepte ceux qui n’ont pas vécu – est un garçon de dix-sept ans, Charles, comte d’Anjou et du Maine, non encore pourvu d’épouse. Celui-là est le mauvais sujet de la famille : il est fourbe, cruel, et pourvu d’une langue de vipère dont il ne se sert que trop bien. Il sait flatter, si jeune qu’il soit, et sa mère a pour ce dernier-né beaucoup d’indulgence. Enfin, dans l’ombre de Blanche, voilà l’unique sœur, Isabelle, vingt ans et déjà toute donnée à Dieu. Dans les chambres des dames elle et sa suivante préférée, Agnès d’Harcourt, s’efforcent de vivre comme dans le couvent qu’elles fonderont quelque jour 21.

Dans la robe monastique dont on l’avait revêtu, le Roi gisait au milieu des cendres qui salissaient par endroits la blanche couverture posée sur ses jambes jusqu’à la taille. Son aspect était celui d’un mort et si un léger souffle ne soulevait sa poitrine on aurait pu le croire parti car il n’avait plus sa connaissance. Son visage aux yeux clos était tellement amaigri qu’il semblait avoir perdu toute substance.

La mère s’était écartée pour laisser approcher la chape d’or de Guillaume d’Auvergne, évêque de Paris, et la châsse que ses porteurs déposèrent au pied du lit. Au milieu des fumées d’encens, on pria longuement pour demander au Seigneur de surseoir à l’envolée de cette âme, puis l’évêque ouvrit la châsse, prit les trois reliquaires pour les approcher l’un après l’autre du cœur de Louis puis de ses lèvres décolorées. À cet instant, Sancie sentit une main se poser sur son épaule et s’y appuyer. Marguerite était là, debout derrière elle, quasi spectrale dans les plis du long voile gris enveloppant sa tête, son cou et ses épaules, mais sur cette tête brillait un cercle d’or fleuronné semblable à celui qui coiffait sa belle-mère. Elle se tenait très droite et ses yeux rougis étaient secs.

— Allons ! dit-elle seulement en serrant la mince épaule de manière significative.

Toutes deux alors s’avancèrent dans le passage soudain ouvert dans la foule au seul son de sa voix. Elles marchèrent ainsi et négligeant le regard courroucé de Blanche, allèrent s’agenouiller de l’autre côté du scintillant coffre d’or, puis se mirent en prières.

La cérémonie achevée, les deux reines saluèrent l’évêque et le raccompagnèrent côte à côte. L’instant était trop solennel pour que Blanche ose se mettre à la traverse de la volonté aussi clairement manifestée par Marguerite. Elle ne dit rien non plus quand la jeune femme, au lieu de repartir vers son appartement, alla s’asseoir au chevet de son époux avec un regard qui la défiait de l’en chasser.

Une longue veillée commençait où elles resteraient face à face, leurs suivantes respectives derrière elles, Marguerite ayant refusé nettement de s’éloigner à nouveau :

— S’il doit mourir cette nuit, je veux être auprès de lui…

Les prières s’étaient tues pour laisser place à l’oraison silencieuse qu’appréciait tant Sancie, mais l’atmosphère demeurait tendue, oppressante. Le mourant, toujours inconscient, était inerte, la bouche et les yeux clos. Il semblait cependant que sa pâleur eût encore augmenté. Les traits se tiraient plus encore, se creusaient… Soudain, la dame d’Amboise, qui était la plus proche de la reine mère, eut un bref sanglot :

— Madame !… Je crois bien que notre sire bien-aimé vient de passer…

Il semblait, en effet, qu’il fût mort et, tandis que les deux reines tombaient à genoux d’un même mouvement, dame Agnès voulut d’un geste pieux rabattre la couverture blanche sur le visage immobile.

À l’instant où elle allait le recouvrir, le Roi ouvrit les yeux. Et des yeux qui y voyaient clair.

La dame eut un petit cri qui redressa tous ces gens déjà courbés sous le poids du deuil. Louis alors poussa un soupir, ramena à lui ses bras et ses jambes avant de les étendre à nouveau. Son regard fit le tour du demi-cercle de visages penchés sur lui :

— Par la grâce de Dieu, le soleil levant est venu me trouver du haut des cieux et m’a rappelé d’entre les morts, exhala-t-il d’une voix si profonde qu’elle semblait venir d’outre-tombe.

Ce qui était peut-être le cas, après tout…

Près de chaque côté du lit se levait un visage de femme dont les pleurs coulaient de regards rayonnants. L’une dit :

— Mon doux sire !

Et l’autre :

— Mon fils bien-aimé !

Mais ces deux cris ne s’opposaient plus. Ils s’unissaient au contraire. La joie de cette résurrection inattendue, inespérée effaçant – pour un temps ! – l’amère jalousie de la femme âgée et les rancunes révoltées de la plus jeune.

C’était un beau jour que ce jour d’hiver qui chassait la nuit. Tandis que médecins et prêtres s’emparaient de celui que l’on n’était pas loin d’appeler le ressuscité, la famille royale se rendit à la chapelle pour ouïr la messe matinale et remercier de la grâce insigne que Dieu venait d’accorder. Après quoi, les dames rentrèrent chez elles pour prendre un peu de repos.

Marguerite était si lasse qu’elle se laissa déshabiller et coucher par ses femmes sans prononcer un mot et sans ouvrir les yeux, mais une fois au lit elle se tourna sur le côté, les jambes repliées, les mains protégeant son ventre où l’enfant à naître venait de bouger pour la première fois et se remit à pleurer. Ou plutôt laissa couler ses larmes car c’étaient larmes de soulagement, le trop-plein de son cœur gonflé d’angoisse et rendu miraculeusement à l’espérance. Dieu lui rendait son cher époux et c’était bien là le principal, même s’il fallait continuer à le partager avec son impérieuse et envahissante génitrice. Qu’il vive, c’était ce qui comptait ! Et petit à petit, elle glissa dans une bienheureuse inconscience.

Sancie, elle, ne dormait pas. Renvoyant d’un geste vif Adèle, la vieille chambrière préférée, elle resta assise un moment sur la marche supportant le lit de Marguerite, puis, quand elle entendit sa respiration se régulariser, elle se leva, se pencha afin de s’assurer qu’elle dormait et, sur la pointe des pieds, elle retourna dans l’escalier dérobé mais, cette fois, elle monta jusqu’en haut et entrouvrit doucement la porte que l’une des tapisseries du mur masquait comme chez Marguerite. La légère faille, cachée par le tissu, ne lui permettait pas de voir mais seulement d’entendre. Ce n’était pas curiosité gratuite de sa part – encore que ce fût son péché mignon ! –, mais elle s’était sentie poussée par quelque chose de plus fort. Tout à l’heure pendant qu’elle attendait près du lit de la Reine, l’idée lui était venue qu’il se passait là-haut quelque chose et que ce quelque chose était bon à savoir…