— En ce cas, murmura Renaud accablé, que va devenir mon pauvre souverain l’empereur Baudouin ? Il espère depuis si longtemps l’arrivée d’une grande armée qui, avant la Terre Sainte, l’aiderait à conforter son pouvoir si chancelant !

Tout en causant les deux hommes avaient descendu l’escalier. Arrivé sur le perron, Louis IX s’arrêta pour considérer son jeune compagnon :

— Soyez sûr que je ne l’oublie pas. Je connais ses besoins et son légitime désir de régner en paix sur l’empire où il est né mais, quand vous serez plus avancé en âge, vous comprendrez qu’en politique les choses ne peuvent se faire de conserve. C’est pourquoi je vous ai dit il y a un moment qu’avant de courir sus aux Infidèles, il fallait prendre son temps afin que nul n’ait à souffrir de notre absence… Sachez seulement ceci : avant d’aller accomplir mon vœu, j’aurai vu le Saint Père et j’aurai vu votre empereur. À présent, allons prier ! Il me semble que vous en avez besoin.

Ayant dit le Roi dévala les marches du perron et se dirigea à grands pas vers la vieille chapelle Saint-Nicolas que remplacerait bientôt la merveilleuse église-reliquaire de Pierre de Montreuil. En dépit du froid, le surcot gris bordé d’écureuil du roi voltigeait allégrement au rythme de sa marche. Dans la cour, soldats, fonctionnaires et visiteurs se figeaient pour saluer le souverain qui leur répondait d’un geste de la main et d’un sourire. Renaud le suivait de son mieux, un peu empêtré de son personnage mais conscient de l’honneur qui lui était fait d’être invité à prier avec Louis.

Soudain, un homme vint à sa rencontre, salua mais sans s’écarter de la trajectoire suivie par le Roi. Et même lui barra carrément le chemin. Ce qui n’était pas difficile étant donné ses dimensions. Noir de poil, le teint basané, l’œil illuminé d’une incompréhensible exaltation, il était monumental. Cou de taureau et membres épais comme branches de chêne, il interpella le Roi :

— Elle va mourir ! rugit-il d’une voix qui fit envoler les pigeons perchés sur le toit des écuries. Cette femme divine va mourir de honte et de colère et c’est toi, roi Louis, qui l’aura tuée…

Du geste, Louis maintint à distance les gardes qui accouraient. L’homme, il est vrai, était effrayant mais lui ne semblait éprouver aucune crainte.

— Qui es-tu ? interrogea-t-il. Et qui est cette femme dont la mort pèserait sur ma conscience ?

— Qui je suis est sans importance. Quant à elle, nul n’est digne de prononcer son nom. Pas même moi qui l’aime depuis tant d’années. Elle souffre dans son orgueil blessé, dans sa dignité de femme et moi je suis venu te dire : rends-lui son honneur et sa fierté ! Va vers elle quand il en est temps encore ! Accompagne-moi auprès d’elle pour t’agenouiller à ton tour comme elle l’a fait devant toi et dire tes regrets…

Il s’exaltait en parlant et son regard flamboyant inquiéta le capitaine des gardes. Il voulut intervenir :

— Sire…, commença-t-il.

Mais celui-ci le fit taire d’un geste :

— Laissez ! Je n’ai jamais refusé d’entendre qui croyait avoir à se plaindre de moi ! Et toi qui refuses de te nommer, comment veux-tu que je sache à qui j’ai causé si grand tort si tu ne m’en dis pas davantage ? Encore une fois, qui est cette femme ?

Et comme l’inconnu gardait un silence buté, il lui demanda de dire au moins où elle se trouvait, en quel endroit il devrait aller. L’homme, alors, reprit :

— Là-bas, au bord de la Loire, est l’abbaye royale où elle s’est retirée, elle qui fut reine par la beauté plus encore que par la couronne, elle qui ne permet plus que l’approchent le misérable époux qui l’a trahie ni les tristes enfants qu’elle a portés pour lui ! Viens avec moi à Fontevrault faire devant elle l’amende honorable qu’elle a été contrainte de faire devant toi !

Louis eut un haut-le-corps et recula d’un pas, le sourcil sévèrement froncé. Il avait compris de qui il s’agissait :

— Tu parles de celle qui fut reine d’Angleterre, qui est la mère d’Henry III, mon beau-frère, et qui cependant a oublié son rang et les lois divines pour tenter de nous faire empoisonner ? Tu parles d’Isabelle d’Angoulême à ce jour comtesse de Lusignan…

— Non, pas Lusignan ! Il n’est rien qu’une erreur ! C’est pour s’en défaire à jamais qu’elle s’est retirée dans l’abbaye où reposent les Plantagenêt ! L’abbaye qui lui rend sa couronne où bientôt peut-être elle pourra reposer auprès d’eux ! Viens, te dis-je ! J’ai juré sur l’autel qu’avant de fermer les yeux à la navrante lumière de ce monde, elle te verrait à ses genoux, pleurant et demandant pardon ! Viens ! Il en est encore temps ! Rassemble tes chevaliers et allons vers elle en bel arroi pour que l’hommage soit plus grand !

À mesure qu’il parlait la colère avait fait place à la pitié dans le regard du Roi.

— Tu es fou ! dit-il avec une grande douceur. Si tu ne l’étais, tu saurais que tu demandes l’impossible ! Si elle est mourante…

— Non, mais malade, oui, et ta venue, comme je l’ai dit, serait le meilleur remède. Viens avec moi !

— C’est elle qui t’envoie ?

— Je l’ai lu dans ses yeux parce que je suis son dernier espoir.

— Non. Son dernier espoir c’est le Dieu Tout-Puissant ! Lui seul peut extirper la haine de ce cœur fermé et c’est à Lui qu’il faut demander de rendre la paix à cette âme. Je prierai pour elle…

— Elle n’a que faire de tes prières ! Une fois encore veux-tu venir ?

— Non.

Renaud que l’homme fascinait aperçut le poignard. Un élan spontané le jeta contre le Roi, si violent qu’il le précipita à terre. Et la lame meurtrière pénétra dans sa poitrine. Avec un cri il s’écroula tandis que ses yeux se fermaient à la lumière du jour…

CHAPITRE VII

LE « MÉDECIN » DU ROI

La douleur ! Ce fut elle qui apprit à Renaud qu’il n’était pas mort. Encore mit-il un certain temps à s’en convaincre. Chrétien convaincu, il ne doutait pas un instant qu’il y eût une vie après la vie mais, pour lui, si l’on quittait ce monde en état de grâce, c’était pour un endroit vague – il n’avait pas l’outrecuidance de se croire promis au paradis ! – mais agréable, frais et reposant. Or, il brûlait de fièvre au point de frôler le délire et chacune de ses respirations se révélait douloureuse. Le purgatoire sans doute ? Ce genre d’idée lui venait lorsqu’il était conscient mais le plus souvent il était emporté dans les abîmes enflammés de la fièvre d’où surgissaient d’étranges formes. Il criait alors, appelant à son secours les quelques images douces que lui offrait sa vie passée : sa mère adoptive surtout, cette Alais au bon visage fané, au tendre regard bleu qui savait si bien apaiser ses maux d’enfant, panser les petites blessures et rassurer, surtout rassurer ! À certains moments il se croyait revenu aux Courtils dans le verger aux pommiers tout bourdonnant d’abeilles, mais celle qu’il poursuivait – pourtant on le lui avait bien défendu ! – se retournait contre lui et le piquait cruellement pour le renvoyer en un enfer, ressemblant comme un frère à la salle basse du Châtelet où s’ouvrait une gueule rouge hérissée de pointes ardentes.

Par instants, il lui semblait voir un ange et chaque fois qu’apparaissait la lumineuse forme blanche, la torture prenait fin. Il ressentait même une sorte de répit à ses brûlures. Comme une fraîcheur. Mais l’ange ne souriait jamais. Il regardait Renaud d’un œil sévère, inquiet, hochait la tête puis disparaissait… et peu après la souffrance revenait. Peut-être pensait-il en le laissant ainsi que cette âme ne méritait pas encore d’être rédimée et qu’il lui fallait quelques rations supplémentaires de supplice ? Et ça c’était affreux parce que à la douleur s’ajoutait un terrible sentiment d’abandon et le malheureux se retrouvait seul dans de vagues ténèbres avec, au fond de lui, ce soufflet de forge qui attisait le feu et dont le bruit emplissait ses oreilles.

Un soir – c’en devait être un puisqu’une chandelle était allumée ! –, Renaud eut l’impression qu’on le tirait d’un puits de chaleur pour l’amener à une température plus clémente. Il n’y avait plus de brumes incandescentes et l’ange penché sur lui prenait l’apparence d’une femme vêtue de gris pâle avec sur la tête un voile bleu. Il savait que c’était l’ange parce qu’il reconnaissait son visage aux traits sévères, mais cette fois il souriait et cela changeait tout. Le blessé se sentit vivant, délivré de ses démons, de tous les fantasmes de la maladie.

— Hé bien, émit l’ange avec dans la voix une résonance gaie rappelant le petit accent de la reine Marguerite. On dirait que, tout compte fait, nous avons décidé de vivre ?

— Il me semble… que l’on a dû décider pour moi, fit Renaud d’une voix enrouée qui lui parut venir de ses pieds. Dame, vous croyez vraiment que je vis ? Voilà si longtemps que je ne sais plus…

— Je peux assurer aujourd’hui que le danger s’éloigne, mais pendant des jours nous avons craint pour votre vie. À cette heure la blessure se referme et le poumon ne siffle plus. Loué soit Dieu ! Cependant ce n’est pas encore la guérison. Comment vous sentez-vous ?

— Très las. Il me semble que je n’ai plus de forces…

— Elles reviendront avec une bonne nourriture et un exercice mesuré. Pour l’instant, vous avez besoin de beaucoup de repos.

Les yeux du blessé faisaient le tour de l’endroit où il se trouvait. Une pièce exiguë ressemblant à une cellule monacale mais l’étroite couchette était confortable et, sur la petite fenêtre qui laissait pénétrer un rayon de soleil, un pot de basilic déployait ses jeunes feuilles d’un si joli vert qu’elles résumaient toute la campagne. Au mur nu, une simple croix de bois brun.

— Où suis-je ? demanda Renaud.

— Dans les combles du palais. Notre sire dont vous avez sauvé la vie a voulu que l’on vous soigne chez lui. Et c’est moi qu’il en a chargée. Je me nomme Hersende et je viens de Provence comme notre jeune reine. Le bon comte Raymond Bérenger, son père, bien que malade lui-même, m’a envoyée quand il a su le roi Louis en si grand péril de mort. Alors j’ai quitté Forcalquier pour venir à son aide mais, quand je suis arrivée, Dieu avait déjà fait l’ouvrage.

— Vous êtes… médecin ? émit Renaud abasourdi.

— Je dirai mire… ou plutôt miresse, car je n’ai reçu le sceau d’aucune école. Tout ce que je sais, je le tiens de mon père qui a étudié à la fameuse université de Montpellier. Il prétend qu’à présent j’en sais autant que lui et qu’il n’a plus rien à m’apprendre… Laissez-moi voir votre blessure !

Hersende possédait les doigts les plus légers et les plus habiles qui soient. Sans faire souffrir son patient, elle ôta l’emplâtre protégeant la plaie, la nettoya avec un tampon de charpie trempé dans du vin, examina avec attention les menues lèvres qui se refermaient de façon satisfaisante, les enduisit d’un baume « samaritain » qui était fait d’huile d’olive et de vin rouge cuits ensemble et réduits jusqu’à obtenir une sorte de crème, recouvrit le tout et soupira :

— Vous avez eu de la chance : la lame a évité le cœur, mais le poumon a été touché. Pas très profondément je pense. Il a l’air de se remettre assez bien…

— Je peine un peu à respirer. Est-ce que cela passera ?

Il semblait si inquiet tout à coup qu’Hersende lui sourit :

— Vous voulez savoir si vous pourrez encore vous battre ? Manier l’épée…

— Aller en croisade ! Oh oui, c’est tout ce que je désire de ce monde !

— Vraiment tout ? À votre âge ? C’est bien triste. Mais rassurez-vous : même si dans les premiers temps vous respirez avec un peu de gêne, cela passera et vous pourrez récolter encore autant de blessures que vous voudrez !

— Grand merci, dame Hersende ! Vous me donnez grande joie ! Et puis… vous serez là pour me raccommoder… à moins que ne repartiez en Provence puisque le Roi est guéri ?

— Non. Notre sire désire que je reste. Pour Madame Marguerite d’abord qui attend un nouvel enfant et à qui je vais devoir, en tant que ventrière, donner mes soins. La pauvre en a déjà perdu deux et il faut que cela se passe bien ! Reposez-vous à présent ! Avez-vous faim ?

— Il me semble… oui !

— On va vous apporter à manger. Vous devez reprendre des forces.

Elle allait sortir, emportant l’emplâtre et la charpie souillée. Renaud la retint :

— Encore un mot, s’il vous plaît. L’homme qui a voulu tuer le Roi ? Qu’en a-t-on fait ?

— On l’a exécuté, bien sûr, mais au lieu de le tirer à quatre chevaux, on l’a seulement pendu et sans torture préliminaire puisqu’il avait déjà tout dit. Ainsi l’a voulu notre bon sire Louis. Tenez-vous en repos maintenant !