Il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire. D’autant que Renaud se sentait vraiment las, mais heureux parce qu’il était vivant d’abord et que c’est une sensation merveilleuse même quand on peine à respirer, mais aussi parce qu’on l’avait installé au palais de la Cité. Au palais ! Sous le même toit que Marguerite, sa reine bien-aimée… Elle était là, quelque part au-dessous de cette chambrette sous les combles. Tout près en vérité ! Et il se prit à rêver qu’elle viendrait peut-être le voir… Du coup, il se soucia de son aspect. De quoi pouvait-il avoir l’air ? Il passa la main sur sa figure encombrée d’une barbe de plusieurs jours qui ne devait pas être bien flatteuse. Il avait l’impression qu’elle poussait dans tous les sens. Quant à ses cheveux, une vraie broussaille ! Mais peut-être l’étrange femme-médecin serait-elle assez bonne pour lui procurer un barbier ?
Il le lui demanda quand elle revint, armée d’un flacon et d’une cuillère à l’aide de quoi elle lui fit avaler un liquide épais et verdâtre dont le goût d’herbe n’était pas désagréable. Sa prière la fit rire :
— Déjà le souci de plaire ? C’est bonne chose et j’admets que vos cheveux ont grand besoin des ciseaux, mais si j’étais vous je laisserais ma barbe croître encore un peu. Vous avez les joues hâves et des yeux creux qu’à votre place je ne me presserais pas d’exposer aux regards !
Ainsi renseigné, il n’insista pas, se contentant de dévorer le contenu du plateau qu’une servante apportait : volaille rôtie, pain blanc et fromage frais accompagnés d’un petit pot de vin, en pensant que c’était sans doute le meilleur moyen d’avoir une mine présentable…
Son repas achevé, il se laissa aller dans son lit afin de céder au sommeil qui venait, quand la porte s’ouvrit à nouveau sur un froissement de robe. Pensant qu’Hersende revenait il garda les yeux clos mais, au bout d’un moment, conscient d’une présence immobile près de son lit et surtout d’un parfum autre que celui de la « miresse », il releva les paupières et tressaillit : Blanche de Castille était devant lui. Les mains au fond des larges manches de son surcot de drap blanc ourlé d’hermine, elle le regardait avec une intensité qui l’effraya : elle était bien la dernière personne qu’il eût envie de voir, leurs précédentes rencontres ne lui ayant guère réussi.
— Madame la Reine, bredouilla-t-il. Très noble dame je…
— Ne craignez rien ! dit-elle avec une douceur bien inattendue chez elle. Je ne viens pas vous tourmenter mais voir comment vous vous sentez. Dame Hersende s’est longuement inquiétée de vous car la fièvre ne cédait pas, mais aujourd’hui elle se montre confiante… J’ai cependant voulu m’en assurer.
— Madame la Reine est… très bonne !
— Êtes-vous certain de le penser ? Je ne vous ai guère donné l’occasion de l’apprécier. Il est vrai que je ne vous aimais pas et pas beaucoup plus aujourd’hui. Vous me rappelez un trop mauvais souvenir. Mais… vous avez sauvé le Roi en vous jetant au-devant du couteau de l’assassin, donc au péril de votre vie. Et de ce geste je vous serai toujours reconnaissante. Le Roi saura, je crois, vous remercier et je voudrais, pour ma part, vous donner une marque de gratitude. Que voulez-vous ?
— Rien… sinon servir la Couronne ainsi que me l’a fait jurer à son lit de mort sire Olin des Courtils que j’appelais mon père.
— Vous n’aimez pas l’empereur Baudouin ?
— Oh si ! Je lui voue humblement respect, affection et gratitude pour m’avoir pris sous sa protection d’abord. Ensuite pour… lui-même. Mais… il est souverain de Constantinople. C’est donc là qu’il doit être et c’est bien naturel puisque c’est son fief et qu’il y est né, mais pour moi Constantinople ne signifie rien. J’y serais un étranger par conséquent malheureux…
— Et où ne seriez-vous pas un étranger ?
— En France, bien sûr, puisqu’elle m’a nourri, élevé…
— Mais c’est en Terre Sainte que vous avez vu le jour, n’est-ce pas ?
— C’est vrai et c’est d’elle que je rêve. Aussi ce que je souhaite par-dessus tout, c’est de suivre le Roi et plus encore depuis qu’il a pris la croix…
— La croisade ! grommela Blanche… Magnifique et insensée !… S’en aller au bout du monde, bannières au vent et chevaux piaffants en laissant derrière soi un royaume abandonné !
— Abandonné ? Que non pas Madame la Reine puisque vous resterez.
— Ah ! Vous aussi !… Mais songez donc, jeunes fous que vous êtes tous, que je ne suis plus jeune, que je peux mourir !
— Non, Madame. Dieu ne le permettra pas puisque c’est pour libérer le tombeau de son Fils que le Roi s’en ira !
Il l’avait dit tranquillement, comme s’il s’agissait d’une évidence, et la reine mère posa sur lui un œil méditatif :
— Dirait-on pas parole d’évangile ? Où prenez-vous vos certitudes, mon garçon ?
— Je ne sais pas. Cela me vient tout seul…
À nouveau elle le regarda, se demandant peut-être s’il ne se moquait pas d’elle ; non, le blessé était serein et ne faisait qu’énoncer ce qui devait être pour lui une vérité première. Elle ne trouva rien d’autre à ajouter, sinon :
— Prenez soin de vous ! Le Roi viendra sûrement vous voir !
Et elle sortit. Pour se trouver nez à nez avec Sancie qui arrivait sur la pointe des pieds, sa robe retroussée à deux mains. Le couloir desservant les cellules destinées à certains officiers du roi était étroit, la rencontre inévitable. Avec un « oh » déçu, la petite laissa retomber sa robe et salua en catastrophe : la « vieille » était bien la dernière personne qu’elle s’attendît à rencontrer. Et qui, bien entendu, lui demanda sèchement ce qu’elle faisait là. Bravement, Sancie fit face à l’ennemie :
— Je venais prendre des nouvelles de… du…, balbutia-t-elle, pestant intérieurement contre l’impossibilité qu’elle rencontrait de prononcer le nom de Renaud et renonçant finalement.
— De votre part ou de celle de Madame Marguerite ?
La question était insidieuse, le ton aussi, mais Sancie retomba vite sur ses pieds :
— Des deux, fit-elle avec audace. Ce pauvre jeune homme a déjà eu tant de malheurs que c’est devoir chrétien de s’intéresser à son sort. En outre, je sais que la Reine – face à l’« usurpatrice » elle souligna le titre si vigoureusement que la majuscule devint onciale ! – en demandera tout à l’heure.
— Alors vous prenez les devants ? C’est une bonne suivante ! Mais dites-moi ! Quel âge avez-vous, Sancie ?
— Treize ans à la prochaine Sainte-Madeleine.
— Vous devriez peut-être songer à retourner chez vous ? Le baron de Signes, votre père, compte sur votre marraine pour vous bien marier, mais je crains qu’à la Cour la tâche ne soit ardue. En Provence votre nom et votre dot devraient y aider plus facilement.
L’adolescente s’empourpra jusqu’aux yeux :
— Je ne sais rien des projets de mon seigneur et père, Madame. Il n’a jamais daigné m’en entretenir et Madame ma mère non plus. Peut-être pensent-ils que je suis trop jeune ?
— Certes, certes ! C’est sagesse et, dans votre cas, mieux vaut ne rien précipiter car pour vous marier dès à présent il faudrait y mettre le prix. Vous n’êtes guère avantagée en beauté, ma pauvre petite !
De pourpre, Sancie devint blême tandis que ses paupières obliques laissaient filtrer un éclair vert :
— Je suis laide, Madame, et ne le sais que trop. Me le reprocher, personne jusqu’ici ne l’a osé.
— Qui parle de reprocher ? Vous n’y pouvez rien et j’ai songé parfois que vous n’en seriez peut-être que plus agréable au Seigneur Dieu ?
Au bord des larmes mais raidie dans son orgueil en face de cette femme couronnée qui, de la vie, avait tout obtenu : naissance, beauté, fortune, amour, pouvoir, et même ces beaux fils dont elle idolâtrait l’aîné au point de ne lui vouloir de bon que venant de Dieu ou d’elle-même. Au point de détester l’épouse cependant choisie par elle et d’englober dans cette aversion ceux qui la servaient avec amour et en particulier sa filleule. Simplement parce que le Roi aimait sa femme, c’était misérable ! Néanmoins, Sancie s’efforça d’empêcher sa voix de trembler en répliquant :
— Pourquoi ma laideur serait-elle agréable au Seigneur ? S’il me voulait, je crois qu’il m’aurait appelée. Il n’accepte que des cœurs uniquement tournés vers lui. Le mien est attaché à… plusieurs personnes.
— Parmi lesquelles vous comptez celui qui gît derrière cette porte ? Ou bien n’auriez-vous pas remarqué à quel point il est beau ?
— Il n’est pas le seul à la Cour.
— Sans doute, mais c’est devant sa chambre que je vous rencontre.
— Mais… la Reine…
— Si ma bru veut des nouvelles, dame Hersende peut lui en donner. Retournez à votre service et ne vous égarez plus par ici où vous n’avez que faire ! À moins que vous ne préfériez choisir entre regagner la Provence ou, ce qui serait bien mieux, franchir la porte d’un bon couvent.
— Encore le couvent ? Mais pourquoi, puisque…
— Pour vous apprendre le respect d’autrui et la modestie ! On ne vous a jamais dit que vous ressembliez à une sorcière avec vos cheveux roux, votre long nez et vos yeux de chat ? C’est là que l’on combat profitablement les mauvais instincts…
C’était plus que n’en pouvait supporter Sancie. Tournant le dos à la Castillane, elle se sauva en courant pour aller enfouir son amertume au fond du jardin, dans une encoignure protégée par une haie vive où elle se réfugiait quand elle avait du chagrin. Son cœur brûlait d’une haine si forte qu’il était impossible de la porter à la chapelle pour la raison que la haine est offense à Dieu et que la sienne n’y aurait même pas d’avocate : aucune statue de sa bien-aimée, Marie-Madeleine, ne s’y trouvait.
Jamais Sancie ne s’était sentie à ce point exilée dans ces pays du Nord. C’était tellement plus facile de faire sa paix avec le ciel dans le château paternel : Signes est au pied de la Sainte-Baume, la grotte d’accès difficile où la pécheresse préférée du Christ vécut sa pénitence. De Signes, un sentier y montait. C’était une marche interminable et difficile que, cependant, toutes les femmes du village effectuaient au moins une fois dans leur vie afin d’obtenir la fécondité dans le mariage. La dame de Signes y était allée en grand arroi peu après son mariage, mais Sancie elle-même n’était jamais montée à la grotte, trou noir ouvert dans la montagne et où l’on n’accédait que par un rudimentaire escalier de grosses pierres inégales taillées dans le roc. C’était à ce que l’on disait un lieu humide, sombre et assez effrayant. Pourtant Madeleine y avait vécu dans la solitude durant plus de trente années, buvant l’eau d’une source, mangeant des racines, démunie, au point que ses vêtements étant tombés en lambeaux, elle n’était plus vêtue que de sa longue et épaisse chevelure, mais la légende disait que sept fois le jour les anges chantaient pour elle et qu’elle pouvait apercevoir parfois le visage de Jésus, le rédempteur qu’elle avait tant aimé et continuait d’adorer par-delà le temps.
Sancie connaissait l’histoire de Marie-Madeleine et souvent elle s’était demandé si le Christ avait donné à la belle pécheresse plus d’amour qu’au reste de l’humanité. Une autre sorte d’amour ? Quant à celle-ci, il lui avait suffi de le voir passer et elle avait souhaité de tout son cœur ne plus vivre que pour lui, pour être digne d’être aimée. D’où cette réclusion à ciel ouvert où elle avait pleuré tant de larmes que tous les petits ruisseaux de la montagne en étaient nés. Mais ce devait être facile d’aimer le Verbe incarné puisque des foules entières allaient à lui et le suivaient. D’ailleurs, quand on aime tout devient facile. Sauf peut-être de recevoir autant que l’on donne lorsque l’on est laide…
Laide ! C’est état auquel on ne s’habitue pas quand on est fille et que l’on a treize ans. Même quand, sans laisser aux autres le temps de vous le faire savoir, on le brandit comme un défi dans l’espoir secret qu’un jour quelqu’un répondra : « Mais non. Je ne trouve pas… » Jusqu’à présent personne n’avait réagi comme cela et il en serait certainement ainsi dans l’avenir…
Au fond de son buisson de laurier Sancie pleura toutes les larmes de son corps. Ce qui ne l’embellit pas, mais elle n’y pouvait rien. Elle détestait l’alternative que venait de lui dessiner la cruelle Castillane, d’autant plus qu’elle ne voyait pas comment lui échapper : un mariage fatalement odieux puisqu’elle ne serait pas aimée ou le couvent pour y mourir de rage et de désespoir. À bien y réfléchir, elle en viendrait peut-être à cette dernière solution. Renaud allait guérir et sans doute ne serait-il pas renvoyé à l’Empereur. Lui et elle vivraient assez proches. Qu’adviendrait-il le jour où elle le verrait s’éprendre de quelque jolie demoiselle ? Un spectacle impossible à supporter et qui la ferait fuir vers sa chère Provence bien sûr, mais là, pour éviter d’être mariée, il n’y aurait plus qu’à revêtir une robe de moniale…
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