En attendant, il fallut tout de même se décider à remonter chez la reine Marguerite et Sancie quitta le jardin. Dans l’escalier, elle croisa dame Hersende qui, en la voyant, fronça le sourcil et l’arrêta :

— Il ne faut pas pleurer, lui dit-elle. Quelle qu’en soit la raison, c’est bien dommage de faire rougir à ce point des yeux d’un si joli vert !

— Vous croyez ? émit Sancie abasourdie par ce compliment, le premier qu’elle eût jamais reçu.

— Bien sûr ! Venez avec moi, demoiselle ! Je vais vous les baigner avec de l’eau de tilleul. Il ne faut pas que la Reine qui approche de son terme vous voie avec ce visage défait…

Fascinée, muette, Sancie suivit la femme providentielle. En l’entendant, elle aussi crut entendre les anges…

Au soir de ce jour, Renaud apprit de la bouche du Roi qui lui fit l’honneur de grimper jusqu’à sa chambrette ce que serait sa récompense : dès qu’il serait sur pied il entrerait au service du comte Robert d’Artois, frère puîné de Louis ; ensuite, à la grande fête de Pentecôte, il serait adoubé de la main du Roi.

C’était enfin la réalisation de son plus vieux rêve et l’honneur était immense. Pourtant la joie du jeune homme n’était pas complète et Louis, dans sa finesse habituelle, le sentit. Il coupa court à ses remerciements :

— Vous pensez qu’après m’avoir sauvé la vie, la moindre des choses aurait été que je vous prenne à mon service ?

Renaud se sentit rougir.

— Je pense que monseigneur d’Artois qui est frère du Roi a pour sa personne trop d’affection pour n’être pas lui-même son premier serviteur.

Louis IX leva un sourcil étonné et sourit :

— Voilà une belle réponse ! Vous n’êtes pas, je l’espère, un habile homme ? Vous me décevriez.

— Non, sire. J’ai au contraire le malheur de dire un peu trop librement ce que je pense…

— J’aime mieux cela. Quant à votre entrée chez mon frère, sachez que l’idée ne vient pas de moi. C’est lui qui vous a demandé parce que vous lui avez plu et il désire s’attacher un homme aussi dévoué que vous. Il est, voyez-vous, non pas notre premier serviteur mais bien notre premier défenseur. Il est plus souvent auprès de nous qu’en son comté d’Artois et vit plus souvent à Poissy dont il n’est cependant que le châtelain 23 qu’en ses châteaux de Lens, de Hesdin ou de Bapaume. C’est dire qu’il s’éloigne peu et auprès de lui vous serez aussi auprès de moi.

Il s’apprêtait à sortir, se ravisa au seuil et se retourna :

— J’allais oublier, ajouta-t-il une lueur de malice au fond de ses yeux célestes. Quand nous irons en croisade, il va de soi que le comte Robert nous suivra. Il nous précéderait même s’il ne craignait toujours que quelque catastrophe fonde sur nous en son absence. Nul plus que lui n’aime courir sus à l’ennemi, chevaucher dans le vent des batailles en assenant de beaux coups d’épée. En outre vous n’y rencontrerez guère notre cousin Pierre de Courtenay qu’il n’aime pas. Et quand le comte Robert n’aime pas quelqu’un, il n’a pas l’habitude de laisser sa lumière sous le boisseau…

Plein cette fois d’une joie complète, Renaud fit effort pour se lever afin de mieux remercier le Roi, mais celui-ci le contraignit d’une main vigoureuse à rester sous les couvertures.

— Vous remercierez davantage en servant bien, donc en guérissant vite ! Votre nouveau seigneur apprécie que l’on soit capable, de jour comme de nuit, de le suivre n’importe où, par tous les temps et en toutes circonstances.

Le programme était séduisant et Renaud aurait eu mauvaise grâce à le nier : accompagner le plus belliqueux des princes du sang de France avec, en perspective, un adoubement de la main même du Roi, ce n’était pas rien ! Surtout pour un garçon qui, en l’espace d’une année, était passé de l’état de gibier de potence à l’espérance d’un bel avenir après s’être retrouvé au fond d’un cachot, livré aux tourmenteurs sous la plus ignoble des accusations, en butte à l’aversion inexplicable d’une grande reine et au mépris des autres Courtenay, à la seule exception du plus extraordinaire d’entre eux : le maître impécunieux d’un empire dont naguère encore la richesse éblouissait le monde. Avec lui il avait couru les chemins aventureux, sauvé un pape grâce auquel il avait retrouvé le droit de porter haut la tête dans le pays qui l’avait chassé. Il y avait là de quoi être étourdi ! Sans compter le coup de couteau du fou !

Somme toute, monseigneur Robert serait son troisième maître en quelques mois seulement. Il fallait espérer que son séjour chez lui ne serait pas aussi météorique que chez le baron de Coucy ou chez l’empereur Baudouin ? Or, que se passerait-il si sa blessure guérissait mal et l’empêchait de reprendre le dur entraînement des armes, le combat à l’épée, à la lance, à la hache ? Le bouillant comte d’Artois n’aurait que faire d’un quasi-invalide et alors…

Ces idées tumultueuses l’occupèrent si bien que lorsque le soir tomba, la fièvre, elle, avait remonté. Ce qui mécontenta fort dame Hersende quand elle revint le voir.

— Par saint Hippocrate, qu’a bien pu vous annoncer notre sire Louis pour vous mettre en cet état ?

— Que monseigneur d’Artois allait me prendre en sa maison, bredouilla Renaud au bord des larmes.

— Voilà bien de quoi se mettre la tête à l’envers ! À votre place je verrais plutôt cela comme une bonne nouvelle. C’est le prince le plus gai et le plus amusant de la famille ! Bon compagnon et vaillant chevalier, en outre…

— … qui veut avoir autour de lui des gens capables de le suivre où qu’il aille sans jamais montrer la moindre fatigue… Regardez où j’en suis ! Faible comme un nouveau-né, il ne me gardera pas huit jours ! Quant à me mettre la tête à l’envers, elle me tourne si j’essaie de poser le pied par terre.

— Mais votre blessure était sérieuse et monseigneur Robert le sait. Si vous ne l’aviez reçue, il pleurerait à la fois son roi et son frère bien-aimé. Rassurez-vous ! Vous avez tout le temps de guérir. Et moi je suis là pour cela. Il est temps de prendre votre remède.

Et elle lui entonna deux grandes cuillères de sa potion verdâtre mais cette fois il demanda :

— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ?

— De la langue de vipère pilée avec des testicules de loup, de la cervelle de grenouille, de la mandragore, de… la digitale et divers autres ingrédients, répondit-elle sans sourire.

— Mais quelle horreur ! Ce ne peut être que maléfique !

Cette fois elle se mit à rire de bon cœur :

— Quand on pose des questions ridicules on reçoit une réponse ridicule ! Où avez-vous vu que l’on demandait ses secrets à un médecin ? Il n’y a pas que Maître Albert pour concocter des liqueurs miraculeuses.

— Vous connaissez Maître Albert ?

— De réputation. On dit qu’il sait faire… je ne sais quoi… de l’or ? Et aussi que c’est un grand sage, mais son école n’est pas la mienne. Je suis, par l’enseignement de mon père, fidèle disciple de la grande Trotula de Salerne 24. Mais vous-même, d’où le connaissez-vous ?

— Je ne l’ai jamais vu. En arrivant ici je suis entré au service de dame Philippa de Coucy et l’ai escortée, un soir, jusqu’à la maison de Maître Albert. Ce que j’en sais c’est qu’elle en est revenue satisfaite et que…

— La dame de Coucy qui était amie de la reine Blanche ?

— Pourquoi « était » ?

— Parce qu’elle est morte il y a peu. J’ai entendu Madame Blanche le dire à Madame Marguerite. Avec grande colère d’ailleurs, mais aussi grande pitié : la malheureuse dû succomber pour ce que j’en sais à une violente crise de ce qu’Aristote… et Trotula après lui appelaient eklampsia, après avoir rejeté hors de son corps un fœtus de quatre mois. Ce qui expliquerait les terribles douleurs dont elle a souffert… si toutefois elle n’a pas été empoisonnée… Les deux peut-être, on ne sait, certains poisons étant susceptibles de provoquer les mêmes symptômes.

— Empoisonnée ? Dame Philippa ? Mais par qui ?

— Là vous m’en demandez trop. Comment voulez-vous que je le sache ? Vous devez connaître son entourage mieux que moi…

— À peine. Je ne l’ai servie qu’à Paris et pendant peu de jours. À Coucy ne suis jamais allé. Elle y est morte ?

Dame Hersende aida son malade à sortir de sa couche et l’assit sur le tabouret après lui avoir jeté une couverture sur les épaules afin de pouvoir retaper oreiller, draps et couverture, lui fit faire un peu de toilette, puis, sans tenir compte du fait qu’il tremblait et claquait des dents, l’obligea à rester debout un instant :

— Comment vous sentez-vous ?

— J’ai froid…

— C’est naturel, mais la tête vous tourne-t-elle ?

— Un peu… beaucoup moins il me semble.

Elle le recoucha, remonta ses couvertures jusqu’au menton, puis lui tapota gentiment la joue :

— Cessez de vous tourmentez ! Vous ne déparerez pas la collection de jeunes foudres de guerre qui entourent le comte d’Artois. Dans quinze jours vous monterez à cheval. Et ce sera aussi bien parce que dans quinze jours nous partons pour Poissy afin que Madame Marguerite y fasse ses couches et je me devrai à elle. Alors arrangez-vous pour ne pas me démentir ! Je déteste avoir tort !

— Je ferai de mon mieux pour vous contenter, répondit-il, le sourire revenu.

Quinze jours plus tard il regardait dans la cour l’énorme déménagement que représentait le transport de la maison royale d’une de ses résidences à une autre. On emportait tout, depuis les meubles de la chambre jusqu’aux marmites des cuisines en passant par les dossiers de la Chancellerie et les instruments des musiciens. Le Roi, s’il quittait son palais pour l’un de ses châteaux, devait toujours trouver sous sa main ses objets familiers. Seul, le manoir de Vincennes, à la porte de Paris – un ancien rendez-vous de chasse transformé par Philippe Auguste et où Louis aimait séjourner pour le plaisir de la forêt –, gardait sa propre installation. Ce qui ne durerait sans doute pas. Louis le faisait agrandir et y construisait même une Sainte-Chapelle nettement plus petite, dédiée à saint Martin et destinée à recevoir l’une des épines de la Couronne…

Jamais Renaud ne s’était senti aussi heureux depuis le temps insouciant de sa prime jeunesse aux Courtils. Il faisait un temps affreux, car, de mémoire d’homme, on n’avait vu mois d’avril aussi pluvieux, aussi grincheux, mais le nouvel écuyer de monseigneur le comte d’Artois voyait les choses aux couleurs du soleil. Équipé de neuf avec dans son escarcelle les pièces d’or comptées par le trésorier royal à titre de gratification pour lui permettre d’entrer la tête haute dans la maison de son nouveau maître et un avenir qu’illuminait déjà pour lui la lumière de Jérusalem, il se sentait le roi du monde.

Dame Hersende avait eu raison sur toute la ligne : il se sentait presque aussi bien qu’avant sa blessure, même si de temps en temps il avait le souffle un peu court. En outre, servir le comte Robert allait être un vrai plaisir : il lui avait suffi de quelques minutes d’entretien avec lui pour comprendre qu’il entrait dans une maison selon son cœur.

— Ceux qui me servent sont d’abord les hommes du Roi mon frère, lui déclara-t-il. Ils ne sont jamais loin de lui parce que je me suis donné à tâche de le protéger car lui ne s’en soucie guère. Il a des gardes, sans doute, mais la vigilance née d’une tendre admiration ne se peut remplacer…

— Notre sire serait-il encore en danger ? s’était autorisé à demander Renaud.

— Un grand roi est toujours en danger et vous le savez mieux que quiconque, la menace peut venir à lui de n’importe où et n’importe quand. Mon noble frère est du bois dont on fait les saints et la plupart des sujets de ce royaume le vénèrent déjà mais il y en a d’autres. Beaucoup d’autres. Aussi vous devrez garder constamment à l’esprit que, dans une bataille, par exemple, s’il se trouvait que nous fussions lui et moi séparés et également en péril, c’est lui, avant moi, qu’il faudrait secourir. Quand vous aurez été adoubé, vous me rendrez l’hommage lige, mais moi c’est à lui que je l’ai rendu. Donc lui avant tout et toujours ! Vous avez compris ?

— C’est assez clair, monseigneur. Cependant vous m’accorderez bien le bonheur de me dévouer à vous… quand le Roi n’aura pas besoin de secours ?

— Mais j’y compte bien ! fit Robert en riant. Cela dit, si j’exige l’exactitude des devoirs religieux, la vie de mes chevaliers est moins austère que chez lui. Entendre messe chaque matin, dire les grâces aux repas, prier chaque soir et faire aumône largement suffit à la paix de mon âme. Pour le reste, la vie d’un preux est souvent courte. Autant la rendre agréable dans la mesure permise par Dieu. Fêtes, tournois, festins, bons vins et jolies femmes sont faits pour cela. Alors ne vous croyez pas obligé de vivre comme un moine !