— Ne doit-on pas arriver pur au jour de l’adoubement ?

— Sans doute… mais il y a après ! répondit le prince en éclatant d’un rire si communicatif que Renaud se retrouva en train de rire avec lui.

L’entretien se termina par la tape vigoureusement appliquée que Robert assena sur l’épaule de son nouvel écuyer, lequel, encore fragile à ce moment-là, pâlit sous le choc mais réussit à garder le sourire.

— Bien ça ! apprécia en connaisseur le prince qui l’avait fait exprès. Souvenez-vous de ce que je viens de vous dire et vous obtiendrez ce que vous voudrez de moi !

Que pouvait rêver de mieux un garçon sans sou ni maille ? Dans quelques instants il prendrait sa place dans l’escorte de Robert pour gagner Poissy avant le Roi ; mais, se sentant des fourmis dans les jambes, il était descendu dans la cour bien avant l’heure pour voir les serviteurs aux ordres de messire Jean Sarrasin, chambellan, s’activer autour des chariots qui étaient sur le point de partir. Il allait se diriger vers le chantier de la Sainte-Chapelle pour dire au revoir à maître Pierre qui l’était venu voir à deux reprises durant sa maladie, quand son regard accrocha un visage parmi ceux des gens qui, comme lui-même, assistaient au départ. Il s’y fixa si bien qu’il voulut le rejoindre et s’élança au milieu de la foule. Ce que voyant l’autre disparut. Alors en se frayant un passage il l’appela :

— Gilles ! Gilles Pernon, attendez-moi ! Je veux vous parler !

Devant la ruée de ce grand garçon en cotte aux armes d’Artois, l’assemblée s’ouvrit et il n’eut guère de peine à rejoindre son ancien maître d’armes qui, coincé, se faisait petit contre le mur des écuries. Tout joyeux de la rencontre, il ouvrit les bras pour l’accoler :

— Mon vieil ami ! Que faites-vous ici ? Je vous croyais à Coucy !

— Eh non, je n’y suis plus… Mais vous, recevez mes compliments ! Vous voilà dans la maison d’un prince… et vous avez belle mine !

Renaud s’aperçut alors que ce n’était pas le cas de Pernon. Mal vêtu, les yeux creux, son visage à la moustache si soignée envahie de poils gris, il avait perdu cet air de santé et d’assurance qui inspirait confiance et en faisait un si solide compagnon. Même son grand nez fleuri de sang vif au contact de la bouteille s’était décoloré.

— Mon ami… que vous arrive-t-il ? Vous semblez… malade ? Venez par ici, ajouta-t-il après s’être assuré d’un coup d’œil que son seigneur n’apparaissait pas encore sur le perron.

Il le tira vers la chapelle Saint-Nicolas et le fit asseoir sur les marches car en l’emmenant, il avait senti son pas mal assuré.

— Maintenant racontez-moi ! Pour gagner du temps parce que je n’en ai peut-être pas beaucoup, j’ai appris la mort de dame Philippa… et aussi un vilain bruit : cette mort ne serait pas tout à fait naturelle ?

— Ça, j’en suis certain ! Elle a été enherbée. Ce n’était pas difficile avec les drogues que cette garce lui faisait avaler !

— Vous ne voulez pas dire que ce serait…

— La belle Flore ? Bien sûr que si ! Il y a longtemps qu’elle a jeté son dévolu sur le baron Raoul et, faute de mieux, en attendant – parce qu’elle a la patience d’un chat, la gueuse ! –, elle s’est glissée dans les bonnes grâces de dame Philippa.

— En attendant quoi ?

— Que sire Raoul cesse d’aimer ailleurs. Quand vous êtes entré chez nous, la dame de ses pensées était l’épouse d’un seigneur des environs dont je tairai le nom parce que au fond cela n’a pas trop d’importance. Peu après notre retour au château, quand… vous avez été arrêté, la dame en question est morte pendant une chasse : son cheval devenu fou lui a fracassé la tête contre un arbre.

— Un accident, je suppose ? Demoiselle Flore ne pouvait pas s’y attendre…

— Allez savoir ! Un cheval ne devient pas fou comme ça, d’un seul coup. Il faut l’y aider.

— En avait-elle la possibilité ? Et puis, si le baron aimait si fort cette dame, sa mort a dû le désespérer et non l’inciter à ne plus l’aimer ?

— Certes, certes ! Et il était même si amoureux que notre gueuse s’est employée à le consoler. Elle est belle, cette garce… et habile. Après avoir poussé le baron au lit de sa femme qu’il avait enfin mise enceinte, elle l’a mignoté, entouré de petites attentions, lui a laissé entendre qu’elle l’aimait depuis longtemps et finalement s’est donnée à lui… Pour un homme qui n’avait plus à se mettre sous la dent que son épouse – et à laquelle il n’était plus question de toucher –, le corps de cette fille a dû être un éblouissement. Je sais de quoi je parle parce qu’un soir je l’ai vue se baigner dans l’étang du château. Une déesse ! De quoi damner un saint ! J’avoue en avoir rêvé moi-même. Le baron, lui, a été ensorcelé. C’était comme si elle lui avait fait boire un philtre. Et c’est peut-être ce qu’elle a fait… En tout cas le sort de dame Philippa a été vite réglé une fois sire Raoul bien englué. À cause de la perte de l’enfant, le baron l’a un peu pleurée. De jour parce que la nuit appartenait à Flore. À présent, ils vivent ensemble ouvertement… et Enguerrand de Coucy, le frère, se frotte les mains.

— Pourquoi ? Cela le scandalise ?

— Non. Au contraire. Il se montre aimable, compréhensif… Son intérêt est que son frère meure sans enfants et il ne vaut pas plus cher que la fille. C’est lui qui avait fait tuer Ferienne, le damoiseau que vous avez remplacé parce que dame Philippa avait couché avec lui. Quant à la Flore, j’ai souvent pensé qu’elle était à sa solde mais je crois, maintenant, qu’elle travaille pour elle-même.

— Elle espère se faire épouser ? C’est impossible voyons ! Il est trop haut seigneur pour une fille de petite noblesse ! Mais, je ne vois pas pourquoi vous vous trouvez réduit à l’état où je vous vois…

— Cela tient à ce que je ne sais pas me taire quand la colère m’étouffe. Je suis un vieux guerrier et j’ai mon franc-parler. Un jour que cette maudite qui se croit déjà baronne a fait fouetter et chasser une pauvre fille qui lui avait gâté une robe, je n’ai pu m’empêcher de lui dire son fait… et j’ai lu dans ses yeux qu’il ne passerait pas beaucoup de temps avant que mon destin à moi ne soit réglé. Congédié ou enherbé, je ne savais trop à quoi m’attendre quand un chien a pris la décision pour moi. Un chien capable d’avoir mangé ma pitance. Alors je me suis sauvé et depuis je traîne dans Paris. J’avais songé aller dire à la reine Blanche ce que je sais du sort de son amie, mais c’est laide chose que dénoncer… et le baron, je ne voudrais pas qu’il lui arrive malheur par moi. Alors j’attends.

— Quoi ? De trouver un autre seigneur ?

— Non. Que le Roi parte pour la croisade ce qui me permettrait de m’enrôler mais il paraît qu’il se passera du temps avant cela.

— En effet. On dit qu’il fait construire un port dans le Midi pour s’embarquer. J’ai fini moi aussi par comprendre que ce serait plus long que je ne le pensais…

À ce moment, un mouvement se fit sur le perron : c’était Robert qui se disposait à se mettre en route pour aller attendre le Roi à Poissy. Renaud comprit qu’il n’avait plus le temps alors il fouilla vivement dans son escarcelle, y prit une pièce d’or qu’il remit à Pernon éberlué :

— Tenez ! Allez vous acheter des habits propres et installez-vous dans cette auberge où vous aviez vos habitudes. Et attendez-moi !

— Mais… vous ne restez pas ?

— Non, mais je reviendrai. Je parlerai pour vous à monseigneur Robert. Peut-être a-t-il besoin d’un bon maître d’armes ?

— Vous feriez ça ? Oh… sire Renaud !

— Vous me remercierez plus tard ! Je suis pressé…

Il courait déjà vers son cheval qu’il avait attaché à un anneau mais, tout en courant, se retourna :

— Ne… buvez pas trop en m’attendant !

— Promis ! On fêtera ça ensemble quand vous reviendrez…

La pluie avait cessé depuis un moment mais Renaud ne s’en était pas aperçu. Retrouver Pernon lui causait une vraie joie…

Dans la nuit du 30 avril au 1er mai, Hersende délivra la jeune reine d’un petit garçon que l’on appela Philippe en mémoire de son grand-père et la joie éclata dans la ville qui se couvrit de ses plus beaux atours. Dès le matin les jeunes filles allèrent en forêt de Saint-Germain cueillir le mai afin de composer guirlandes et bouquets pour la Reine et pour l’enfant qui était beau et vigoureux si l’on en croyait ses clameurs de protestation. Dans les églises on chanta la gloire du Seigneur et le Roi heureux de cette nouvelle naissance masculine entendit trois messes dont il chanta l’une et fit distribuer si larges aumônes qu’à une lieue à la ronde, il n’y eut personne qui ne pût manger – et boire ! – son content en bénissant Dieu qui leur avait donné si bon roi.

Assise dans son lit de parade, après un repos nécessaire, Marguerite, un peu pâle mais rayonnante, reçut les félicitations de la famille, beaux-frères, belles-sœurs, venant, évidemment après le « merci » tendrement ému de son époux et de celui, quasi triomphant, de sa belle-mère.

À vrai dire, celle-ci avait passé la nuit entière au chevet de Marguerite torturée par les douleurs de l’enfantement et s’était, en la circonstance, comportée en véritable mère, tenant la main qui se crispait sur la sienne, épongeant la sueur du front, prodiguant paroles apaisantes ou encouragements, mais sans jamais gêner le travail d’Hersende dont elle reconnut vite le savoir-faire. Mais elle était encore là quand le chapelain vint procéder à l’ondoiement du bébé – sage précaution en attendant le baptême ! – et surtout quand la Cour et les notables de Poissy vinrent offrir leurs vœux, présents et congratulations à la jeune mère. En fait, le petit Philippe ne quitta guère les bras de sa grand-mère et ce fut elle qui l’offrit à l’admiration des visiteurs.

— Dirait-on pas que c’est elle qui l’a fait ? ronchonnait intérieurement Sancie qui elle non plus, n’avait pas dormi. Et regardez-la ! Elle est plus fraîche et plus vive que moi ! Plaise à Dieu que je ne me contente pas d’avoir l’air d’une sorcière, mais que j’en possède la puissance et les charmes ! Je la changerais en chouette pour qu’elle dorme le jour et la nuit, se tienne tranquille sur sa branche d’arbre !

Il était visible, en dépit de sa contenance souriante, que Marguerite eût préféré qu’il en fût autrement. Ce fut pire encore quand elle sut que la nourrice et les servantes du petit prince étaient installées près de Blanche et non près d’elle. Il en avait été ainsi lors de la naissance du petit Louis et Marguerite, trop jeune et trop affaiblie par un accouchement long et difficile, n’avait pas protesté. En outre, il s’agissait de l’héritier du trône mais, cette fois, elle avait espéré qu’on lui laisserait son second fils. Et elle le fit entendre. Cependant Madame Blanche avait réponse à tout :

— Cet enfant aura un caractère bien trempé. Il crie dès qu’il n’est pas satisfait et il vous faut du repos, ma fille ! Chez moi qui ne dors guère, il ne gênera personne.

— Je vous assure qu’il ne me gênera pas. Je me sens au mieux et je voudrais le garder près de moi. Mon doux sire, je vous prie, dites à votre mère qu’elle me le laisse !

Le Roi vint s’asseoir sur le pied du lit et prit les mains de sa femme dans les siennes :

— Ma mère a raison, ma mie ! Vous savez qu’elle n’a d’autre désir que le mieux pour nous… et vous avez besoin de repos après si dure besogne !

Marguerite baissa les yeux pour cacher un éclair de colère :

— Sans doute avez-vous raison, sire !

Mais doucement elle ôta sa main…

Quand tout le monde se fut retiré, la laissant en la seule compagnie du médecin, de Sancie et des autres femmes de son service, Marguerite éclata en sanglots. Sancie voulut se précipiter vers elle, mais Hersende la retint du geste et l’adolescente se figea tandis que l’on faisait sortir les autres femmes. Un moment, on n’entendit plus dans la pièce que les pleurs de Marguerite. Ce fut seulement quand ils commencèrent à s’apaiser qu’Hersende se pencha sur la petite reine désolée :

— Ne pleurez pas, Madame. Vous vous faites grand mal. Le Roi vous aime, cela est visible et il ne veut que votre bien…

— Mon bien ? Celui que sa mère décide pour moi. Elle entend élever mes fils comme elle a élevé les siens… et je ne veux pas qu’elle en fasse des moines…

— Notre sire est certes fort pieux, mais je pense qu’il obéit à un penchant naturel… Ses frères ne lui ressemblent guère sous ce rapport. Surtout monseigneur Robert… Peut-être, en effet, votre époux se fût-il voué à Dieu s’il n’avait été roi… ou s’il ne vous avait connue. Jamais on ne vit moine mettre tant d’ardeur à faire des enfants ! En outre, vous l’aimez ?