— Oui, je l’aime… Enfin je crois encore, mais il se peut qu’un jour je me lasse. C’est trop difficile d’être mariée à un saint ! Surtout quand ce saint vous refuse le droit de partager sa vie et vous en retranche même pour donner à sa mère ce qui vous revient à vous… On ne me laisse que le droit de faire des enfants, après quoi on me les enlève… si la mort ne s’en charge pas. Alors d’enfants je ne veux plus !

— Madame ! s’effara Sancie. Direz-vous non au roi votre époux quand il s’approchera de vous ?

— Pourquoi pas ? J’ai le droit d’être souffrante. Plus n’accepterai d’être enceinte tant que je ne saurai la date du départ en croisade.

— Vous voulez partir enceinte ? s’écria Hersende.

Marguerite releva la tête d’un air de défi et planta ses grands yeux bleus tout scintillants encore de larmes et de colère :

— Certes. Je le ferai et vous viendrez avec moi. Et j’accoucherai là où il plaira à Dieu : sur le bateau, à Chypre ou en Terre Sainte. Celui-là, au moins, on ne me le prendra pas !

— Vous n’y parviendrez pas. Vous êtes si belle, Madame, et le Roi saura si bien vous prier d’amour que ne pourrez lui résister…

Tout en parlant, Sancie s’approcha de la profonde embrasure de la fenêtre pour regarder les murailles du château illuminées par des centaines de torches et de pots à feu. C’était un spectacle magique. Toutes ces lumières se reflétaient en éclairs blonds sur les armes des gardes. La fête était dans la ville, il n’y avait plus grand monde dans la cour pour obéir aux ordres du châtelain afin que la jeune accouchée pût reposer. Pourtant les yeux de chat de Sancie – ses yeux de sorcière ! – distinguèrent une silhouette, un visage : ceux de Renaud de Courtenay et son cœur battit plus vite.

Il y avait des jours qu’elle ne l’avait vu. Écuyer du comte d’Artois il n’avait pas accès aux appartements royaux. Moins encore à ceux de la Reine proche de son terme et que Sancie, elle, ne quittait plus.

Elle n’en avait pas encore souffert parce qu’elle le savait proche et aussi parce qu’elle avait espéré qu’à la faveur de la naissance du petit prince, il serait admis un instant dans la chambre royale comme à peu près tout le reste du château, mais il n’était pas venu…

À présent, il était là. Adossé contre un mur, les bras croisés sur la poitrine où les lys de France supportaient les tours du nouveau comté d’Artois, la tête levée, il tenait son regard fixé sur l’endroit même où se tenait la jeune fille. Elle recula d’instinct mais de façon à le voir encore sans qu’il pût soupçonner sa présence.

Renaud ne l’avait même pas aperçue. Il était revenu à cet endroit, quand le château s’était vidé de ses visiteurs, pour regarder s’allumer cette fenêtre en face de laquelle il était resté la nuit entière caché dans ce qui était un coin d’ombre, ravagé de douleur en percevant l’écho, affaibli cependant par la hauteur et l’épaisseur de la muraille, des cris qu’arrachait à Marguerite la torture de l’enfantement. Elle était en train de donner le jour à la progéniture d’un autre et que cet autre fut le Roi qu’il avait juré de servir et de défendre, qu’il avait sauvé au risque d’y laisser la vie n’effleurait même pas son esprit. Ce qui se passait là-haut mettait l’accent sur l’œuvre de chair qui était à l’origine et balayait ses rêves innocents pour éveiller en lui l’amère jalousie du mâle frustré. On avait tellement vanté devant lui la vie exemplaire de Louis, ses dévotions interminables, ses pénitences, l’austérité de ses mœurs qu’il avait fini par s’imaginer Dieu sait quoi ! Que le Saint-Esprit s’était chargé de faire des gamins à sa reine, Louis n’y participant que d’une manière vaguement abstraite. Mais ces cris de douleur en évoquaient d’autres, poussés peut-être neuf mois plus tôt dans le paroxysme du plaisir. Même s’il n’avait jamais touché une femme, Renaud savait comment on faisait l’amour et, durant cette nuit terrible, il avait imaginé avec une précision déchirante l’adorable Marguerite, nue sous ses longs cheveux sombres, accueillant l’assaut d’un être qui, dépouillé de la couronne comme de ses bures monastiques et de ses croix, n’était plus qu’un homme comme les autres, tenaillé par le désir…

Il n’était rentré se coucher que lorsque cris et plaintes s’étaient tus après l’ultime clameur de la délivrance mais il n’avait pas dormi, essayant de comprendre ce qui se passait en lui, ce qui lui arrivait alors que jusqu’à présent il rêvait d’amour idéal. N’y eût-il eu l’approche de l’adoubement promis – la Pentecôte c’était dans un mois ! – qu’il se serait peut-être jeté à la recherche d’une femme, d’une de ces filles dont le comte Robert recommandait l’usage et les délices, pour qu’elle éteigne le feu dévorant allumé dans ses reins. Il n’en avait rien fait, cela n’aurait pas servi à grand-chose : c’était Marguerite qu’il désirait de toute la violence d’un sang qu’il découvrait et dont il ne savait rien, au fond. Sinon qu’une part lui venait de ces princes sarrasins dont les croisés disaient qu’ils aimaient les femmes au point d’en garder des dizaines dans leurs palais et qu’ils pouvaient les honorer toutes. Cette nuit c’était ce sang-là qui s’était révélé à lui et dont il allait devoir se méfier.

Ce soir, apaisé mais malheureux, il était revenu à la même place, devant la même fenêtre éclairée donnant sur la chambre, sur le lit que Marguerite devait illuminer à nouveau de son éclat et de sa beauté retrouvés…

À son poste d’observation, Sancie comprenait maintenant la cause de sa présence. Elle savait qu’il aimait la Reine. Parce que sa passion était inscrite sur son visage éclairé par la lumière mouvante d’une torche et qu’elle n’avait rien à espérer de lui, sinon l’assurance de ne jamais le voir se tourner vers l’une ou l’autre des dames et demoiselles de la Cour. Et comme la Reine était intouchable…

Elle avait les larmes aux yeux quand elle quitta enfin l’embrasure pour retourner à Marguerite qui l’appelait. Et qui ne remarqua rien. Mais dame Hersende, elle, voyait net. Depuis leur rencontre dans l’escalier, elle s’attachait à cette fille dont la laideur lui inspirait de la pitié et au somptueux, au vivant regard, vert et changeant comme la mer profonde. À son tour, elle s’approcha de la fenêtre, vit Renaud… et n’eut aucune peine à comprendre…

Dès qu’elle eut fini de donner ses soins à la Reine et après s’être assurée que Sancie était occupée, elle descendit rapidement dans la cour, alla prendre Renaud par le bras et l’emmena sans lui laisser le temps de comprendre ce qui lui arrivait.

— Jeune fou que vous êtes ! lui décocha-t-elle dès qu’il n’y eut plus de risque d’être entendus. Que faites-vous là à dévorer des yeux la fenêtre de la Reine ? Êtes-vous déjà si las de cette vie que je vous ai gardée avec l’aide de Dieu ?

— Durant ces jours, dame Hersende, elle n’est jamais venue jusqu’à moi. Elle n’a même pas envoyé ce drôle de petit laideron qui la suit partout… Pourtant, je mériterais peut-être un merci ?

— Elle… n’était pas en état de grimper jusqu’à votre comble. Quant au drôle de petit laideron, j’aurais beaucoup à dire sur elle quand vous serez redevenu sain d’esprit. Et c’est ce à quoi il faut vous résoudre. Très vite ! Si vous tenez à votre tête folle sachez qu’il lui est mauvais de porter aux yeux de tous cet air d’amoureux transi. Même si c’est ce que vous êtes ! Vous l’aimez, n’est-ce pas, celle que vous appelez Elle ?

— À en mourir !

— Alors ne vous gênez pas ! Continuez et vous y arriverez bientôt ! gronda Hersende en lui tournant le dos.

Mais il la retint :

— Ayez un peu pitié, dame Hersende ! Même si nul ne peut imaginer ce que je ressens…

— Nul ? Auriez-vous l’outrecuidance de vous croire le seul à l’aimer, à se trouver victime de sa beauté, de sa grâce ? Elle est peut-être la plus jolie femme du royaume et ils sont légions, jeune blanc-bec, ceux qui rêvent d’elle. Avez-vous lu ce beau poème qui a nom Le Roman de la rose ?

— Non.

— Cela m’eût étonnée aussi. C’est l’œuvre d’un jeune clerc, Guillaume de Lorris, mort il y a peu. Il y célèbre l’amour et le respect – elle appuya sur ce dernier mot – que le poète porte à la haute dame qu’il compare à une rose sans pareille, enfermée dans un jardin clos et défendue par des personnages allégoriques. L’amoureux en son difficile chemin vers la rose reçoit l’aide d’autres personnages mais, autour de la fleur, les gardiens élèvent un nouveau mur…

— Et comment s’achève le poème ?

— Il n’est pas achevé. Guillaume de Lorris n’en a pas eu le temps. La reine Marguerite est la rose incomparable qu’une quête trop assidue finit par dérober complètement aux yeux de son amoureux.

— Vous dites que d’autres l’aiment ?

— Ne soyez pas sot, mon ami. Elle est trop belle pour qu’il en soit autrement. Pour ce qui est de vous, songez plutôt à la prochaine Pentecôte. Votre esprit doit y arriver aussi pur que votre corps. Ou alors renoncez à porter les éperons d’or et partez, le plus loin que vous pourrez, vous faire adouber par un autre roi que Louis !

Le ton s’était fait sévère. Renaud baissa la tête :

— Ne me demandez pas de l’oublier !

— Je ne vous le demande pas. Souvenez-vous seulement de qui elle est. Aimez de loin, comme Jaufre Rudel aima la princesse de Tripoli sans que jamais quiconque s’en aperçoive. C’est déjà trop que moi je le sache… Maintenant il s’agit de savoir si vous voulez être chevalier ou perdu de réputation…

— Poser la question, c’est y répondre mais un chevalier peut vouer sa vie à la dame de ses pensées et moi c’est à… elle que je la vouerai.

Hersende observa un instant sans rien dire le visage qui se détournait d’elle pour chercher à nouveau le reflet d’une fenêtre sur les pierres d’un rempart. L’amour en y posant la griffe de ses tourments lui ôtait les dernières traces de l’adolescence. C’était un homme qu’elle avait devant elle. O combien séduisant ! Et son cœur fondit de pitié pour le « drôle de petit laideron » qu’il ne regarderait certainement jamais comme une femme mais aussi pour la jeune reine, aimée sans doute de son époux mais moins que Dieu, moins que la mère. Donc mal aimée. Et Hersende savait d’expérience quelle puissance d’attraction pouvait exercer une passion…

— Vouez si cela vous plaît, soupira-t-elle, mais de loin et en silence…

Cette fois, elle s’éloigna.

Sur l’autel éclairé par un seul gros cierge et la flamme rouge de la Présence, les trois épées nues luisaient doucement dans la dorure neuve de leurs pommeaux ornés d’escarboucles et de topazes. Elles étaient semblables. Ainsi l’avait voulu monseigneur Robert pour les trois chevaliers issus de sa maison que le Roi adouberait dans quelques heures.

Autour de ce faible foyer lumineux, l’église Notre-Dame-de-Poissy était obscure, silencieuse, mais trois ombres blanches semblablement vêtues de lin étaient à genoux sur une même ligne au pied de l’autel. Ils avaient nom : Hugues de Croisilles, Gérard de Fresnoy et Renaud de Courtenay.

Auparavant, dans la salle du château où l’on avait porté de grands baquets, ils avaient été lavés rituellement, après s’être confessés des souillures de leurs corps symbolisant celles de leurs âmes. Après quoi, on les avait revêtus de blanc et conduits en procession jusqu’à l’église où ils devaient passer la nuit à méditer et à prier, durant dix heures, debout ou à genoux, sans aucune possibilité de s’asseoir même un court instant.

Mais s’asseoir, Renaud n’y songeait pas. En cette vigile de Pentecôte, il vivait enfin l’instant entre tous désiré et depuis si longtemps qu’il lui semblait avoir vécu un siècle entre le drame des Courtils et cette veillée d’armes. Enfin il le tenait cet adoubement qui à la façon d’un mirage semblait se dissoudre à mesure qu’il marchait vers lui ! Il allait être enfin quelqu’un : le chevalier de Courtenay et non plus cet être aux contours indécis, à mi-chemin entre le domestique et le soldat devant qui toute espérance devait être interdite… Il se sentait en paix, comme les autres même si son regard caressait avec tendresse la forte lame d’acier bleu qui serait sienne demain. Avec la volonté de la faire rayonner de gloire au soleil des batailles qui l’attendaient sur sa terre natale. Et cela sous les yeux de la tant aimée !

Tout à l’heure il avait bien fallu confesser au chapelain son amour pour une noble dame en puissance d’époux et le chapelain avait souri :

— Un damoiseau qui ne rêverait d’une belle fût-elle mariée ne serait pas normal. L’amour pur n’a jamais offensé Dieu !

— Mais je la désire avec chaque fibre de mon corps, chaque goutte de mon sang.

— Cela aussi est normal parce que vous êtes jeune et ardent. Ce n’en serait pas moins un grave péché si vous aviez l’intention d’y céder. En ce cas je ne pourrais vous absoudre. Il faut jurer ici de ne rien tenter contre la vertu de la dame.