Saisissant ce qu’on voulait dire – pas d’absolution, pas d’adoubement ! – Renaud haussa les épaules :

— Elle est de celles dont on ne peut que rêver. Je jure ici de ne rien tenter.

— Bien, car votre péché trouvera sa pénitence dans les tourments de l’amour charnel inapaisé…

Il avait juré et à présent il attendait sa récompense, mais sa prière se fit supplication afin que Dieu et Notre-Dame lui accordent apaisement. Ensuite, il pria longuement pour sire Olin et dame Alais. Les chers parents de son enfance. Ils seraient si heureux, si fiers à cette heure !

Vers minuit il se releva, avec un peu de peine car il sentait ses genoux rouillés et regarda ses deux compagnons. Fils, tous deux, de seigneurs artésiens que le comte Robert voulait honorer particulièrement, il ne les connaissait pas. Ils étaient blonds, solides et bâtis en force avec des yeux clairs, des joues fraîches où le rasoir avait laissé des traces. L’un se tenait à droite, l’autre à gauche de Renaud et, chaque fois que celui-ci regardait l’un d’eux, il rencontrait un bref coup d’œil, un peu furtif, qui le faisait sourire. Il se savait pour eux une espèce de curiosité. Moins parce qu’il avait sauvé la vie du Roi que pour sa naissance aussi lointaine que mystérieuse confirmée par la couleur d’ivoire de sa peau.

Alors que la cloche du couvent voisin venait de sonner matines et voyant l’un de ses compagnons – le plus jeune, Hugues de Croisilles – vaciller sur ses jambes, il proposa :

— Voulez-vous que nous priions à haute voix ou même que nous chantions en chœur les louanges de Notre-Dame ? C’est l’heure la plus noire de la nuit, la plus difficile aussi pour lutter contre la fatigue. Cela nous aiderait.

Ils acceptèrent avec enthousiasme et peu après leurs trois voix s’élevaient, réchauffant l’atmosphère de cette église qui semblait se refroidir à mesure que le temps passait. En dépit de l’espérance et de la joie qui habitaient les trois garçons, la veillée fût longue jusqu’à ce qu’une petite lumière blanche pénètre dans le sanctuaire qui s’éclaira lentement. C’était le jour, enfin !

Un bruit de pas se fit alors entendre. Un prêtre arrivait avec des diacres pour dire la messe : une messe solennelle, chantée, à laquelle les futurs chevaliers participèrent avec entrain avant de recevoir, bien pieusement et bien humblement le Corps du Christ puis une ample bénédiction. Quand ils sortirent dans la fraîcheur du matin, il était six heures et un cortège les attendait pour les ramener au château où un copieux repas était servi. Le retour se fit dans un joyeux vacarme sous un ciel radieux rayé, très haut, par le vol rapide des hirondelles.

Pain blanc, volailles et venaisons rôties, fromage et confitures attendaient les héros du jour. Ils leur firent honneur ainsi qu’au vin claret qui les accompagnait. Tous trois mouraient de faim :

— En outre, déclara le jeune Fresnoy, il nous faut reprendre toutes nos forces car si la nuit a été longue la journée sera rude !

D’abord il fallait se faire habiller. On les conduisit dans une chambre où des dames et des demoiselles les attendaient, parées pour la fête. Elles appartenaient au service des deux reines et de la comtesse Mahaut d’Artois. Des mains légères dévêtirent les trois garçons, puis leur passèrent des chemises et des braies « plus blanches que fleurs en avril » comme les chausses de soie, puis le bliaud, en soie lui aussi avec une bande d’orfroi au col, aux manches et au bas. Enfin le manteau de beau drap doublé de samit avec un fermail précieux. L’heure solennelle entre toutes était arrivée. Renaud comme ses compagnons prit une profonde respiration car le cœur leur battait fort.

Annoncés par la clameur triomphale des longues trompettes d’argent, ils parurent sur le large perron du château au bas duquel la Cour était rassemblée autour d’un grand tapis posé sur l’herbe. Le coup d’œil en était magnifique : robes et voiles de multiples couleurs brodés d’or ou d’argent diaprés de pierres scintillantes, couronnes orfévrées ou guirlandes de fleurs des dames et armes somptueuses des hommes. La gorge nouée d’émotion, Renaud vit le Roi, couronne en tête, d’azur et d’or vêtu. Auprès de lui les reines. Se contentant d’effleurer Blanche, il ne regarda qu’« Elle », belle à en mourir dans ses atours azurés nacrés de perles. Mais en dehors du sien, délicat comme une rose, il ne distingua aucun visage.

Les trompettes sonnèrent et Hugues de Croisilles, blanc d’émotion, descendit prendre place au centre du tapis où il salua profondément. Son parrain, un beau vieillard à barbe neigeuse, un aïeul peut-être, vint envelopper de mailles d’acier les jambes du jeune homme et attacher les éperons d’or à ses talons. Puis arrivèrent deux autres parents portant l’un le haubert, l’autre le heaume, qu’ils lui passèrent. Bientôt on ne vit plus de lui qu’une partie de son visage, les yeux se trouvant séparés par le nasal de fer du casque. Ensuite vint Robert d’Artois portant l’épée soutenue par un baudrier de cuir brodé qu’il ajusta sur le flanc gauche du jeune homme, après lui avoir adressé un bref discours et offert à ses lèvres le pommeau contenant une relique de saint. Puis il dit :

— Courbe la tête ! Je vais te donner la colée.

Et, de sa paume droite lui assena sur la nuque un si rude coup que le jeune homme chancela. Mais, déjà, il le retenait et l’embrassait.

— Sois chevalier ! Et courageux envers les ennemis !

Les trompettes sonnèrent à nouveau et le même cérémonial se répéta – même suzerain mais famille différente ! – avec Fresnoy.

Enfin le tour de Renaud vint. Sous le fracas éclatant des trompettes dont le vent léger agitait les flammes, il descendit pour prendre place sur le tapis, avec cependant au cœur une inquiétude : orphelin sans la moindre famille, qui, de tous ces gens que son œil brouillé par l’émotion ne distinguait pas, bouclerait à ses talons les éperons d’or ? Quand il arriva, il mit genou en terre et baissa le front pour saluer le Roi. Puis ce fut le silence. En se relevant sur un signe de Louis, il vit toutes les têtes tournées vers les personnages qui venaient à lui et n’en crut pas ses yeux : escorté d’écuyers portant les diverses pièces d’armure et le coussin rouge où les éperons luisaient joyeusement, c’était Pierre de Courtenay qui s’avançait, le haut baron dont il était cependant certain qu’il le détestait et n’avait pour lui que mépris.

Un instant, les deux hommes se tinrent debout face à face, les yeux dans les yeux. Courtenay eut un mince sourire et déclara :

— En sauvant le Roi notre sire, vous avez acquis à mes yeux le droit de porter notre nom et nos armes. C’est donc à moi qu’il revient de vous en investir. Faites en sorte que je n’aie jamais à le regretter !

Le ton n’avait rien d’affectueux et Renaud comprit qu’il devait sans doute cette reconnaissance inattendue à un ordre royal. Difficile à réfuter dès l’instant où le vrai chef de famille, l’empereur Baudouin, lui avait déjà donné son appui. Aussi se contenta-t-il de répondre :

— Sur la mémoire vénérée de mes pères je jure de ne jamais trahir la confiance de quiconque… même si elle m’est accordée du bout des lèvres, ajouta-t-il assez bas pour que seul Courtenay l’entendît.

— Je vois que nous nous comprenons, fit celui-ci, même jeu.

Ses chevaliers enfermèrent Renaud dans sa nouvelle carapace d’acier mais ce fut Courtenay qui lui attacha les éperons d’or :

— Puissent-ils ne jamais vous être coupés par déshonneur ! murmura-t-il en se relevant et Renaud, cette fois, se contenta d’un sourire dédaigneux.

Le grand moment était arrivé. Louis IX quittait son trône et s’avançait vers celui dont il allait faire un autre homme et qu’une intense émotion envahissait :

— Cette épée vous est donnée par notre mère qui est aussi votre reine, dit-il avec simplicité. La relique du pommeau est un fragment du manteau partagé du grand saint Martin qui est le modèle de toute chevalerie. Faites-en bon usage, Renaud de Courtenay, et veillez à ce que le sang qu’elle fera couler soit toujours celui d’un ennemi de Dieu ou du royaume ! Jamais celui d’un innocent !

La gorge nouée, incapable de parler, le jeune homme baisa avec respect le petit réceptacle d’épais cristal serti dans le pommeau et ferma les yeux pour tenter de retenir les larmes qui lui venaient tandis que le Roi, de ses propres mains, lui passait le baudrier. Tout son corps frémit quand la lourde épée toucha son flanc. Puis il s’agenouilla pour recevoir la colée et banda ses muscles en pensant toutefois qu’elle serait moins rude sous la main du maigre souverain que sous la poigne du vigoureux Robert. Or il reçut un coup à assommer un bœuf et, s’il resta stoïque sur ses genoux, il leva sur Louis un regard tellement stupéfait qu’une étincelle amusée s’alluma dans l’œil bleu du souverain.

— Sois chevalier ! dit celui-ci en l’embrassant. Et que ton bras soit aussi ferme que ta personne !

Des acclamations éclatèrent de toutes parts, cependant que les dames agitaient leurs écharpes ou leurs mouchoirs en attendant la suite de la cérémonie. Cette fois c’était aux chevaux de faire leur entrée : des bêtes jeunes mais très vigoureuses, avec des muscles énormes capables de porter le chevalier et son poids de fer plus le caparaçon. Celui destiné à Renaud était un présent du comte Robert, un de ces chevaux du Perche que l’on croisait alors avec ceux d’Espagne. Sa robe était grise et son œil plein de feu. On l’appelait Tempête et, apparemment, le nom lui allait bien. Après l’avoir examiné et lui avoir donné sur l’encolure quelques tapes amicales, le nouveau chevalier au comble du bonheur s’élança d’un bond et se mit en selle sans toucher les étriers, aux applaudissements de la foule. Alors on lui apporta ses deux dernières armes : la lance au bout de laquelle flottait un étroit gonfanon et l’écu assez long pour protéger tout le corps. Les armes des Courtenay – d’or aux trois besants de gueule mais frappés de la barre senestre de bâtardise – y étaient peintes et ce fut une puissante bouffée d’orgueil qui gonfla le cœur du nouvel adoubé. Enfin il était reconnu ! Enfin la vie s’ouvrait devant lui au plus large ! À lui de l’emplir du bruit de ses exploits pour que la trop belle dame qui obsédait sa pensée tourne parfois vers lui un regard souriant !

Le reste de la journée, jusqu’à ce que vienne la nuit, fut consacré à admirer, dans la grande prairie voisine du château, les prouesses équestres des nouveaux chevaliers : charges au grand galop pour faire crier les dames d’un délicieux effroi, jeu brutal de la quintaine où Renaud réussit à démolir entièrement le mannequin et ses boucliers sans se faire assommer, enfin affrontement courtois avec d’autres chevaliers où il s’efforça de briller de son mieux. Plusieurs fois, Marguerite l’applaudit, lui offrant ainsi des instants d’indicible bonheur. Porter un jour ses couleurs serait le comble de la félicité…

La reine Blanche, qu’il était allé remercier après l’adoubement, lui marqua elle aussi sa satisfaction à la fin des jeux en lui disant à sa manière un peu mi-figue mi-raisin qu’elle espérait vivement que son adresse aux armes se déploierait de façon plus vigoureuse encore dans les combats à venir que sur le sable des lices de tournois.

— Les Sarrasins ont la peau plus dure que les quintaines. Tâchez de vous en souvenir quand vous brandirez contre eux cette épée que je vous ai donnée…

Le tout sans sourire – après quoi elle lui tendit une main chargée de bagues que, genou en terre, il effleura de ses lèvres en bredouillant sa ferme intention de se conformer à ce qui ressemblait assez à une mise en demeure.

Quand le crépuscule descendit sur le val de Seine on revint au château pour le grand festin où se feraient entendre trouvères et musiciens, en s’émerveillant des tours des jongleurs et autres baladins. Il était très tard quand la fête s’acheva. Le Roi, depuis longtemps, s’était retiré pour prier. Les nouveaux chevaliers avaient un peu trop bu et, quand Renaud voulut regagner sa chambrette, il n’y voyait plus très clair, les yeux embués de sommeil. Il dormait déjà alors que sa tête n’était pas encore sur l’oreiller.

Au lendemain de ce si beau jour qui lui avait souvent mis les larmes aux yeux, Sancie repartit pour sa Provence. Sa mère venait de mourir et son père la réclamait…

Deuxième partie

LE SOUFFLE DE LA CROISADE

CHAPITRE VIII

À BORD DE LA « MONTJOIE »

Assis sur un rouleau de cordage dans le port juste achevé d’Aigues-Mortes, Renaud regardait la mer, à peine visible sous le nombre de vaisseaux réunis pour la croisade. Le soir tombait apportant un peu de fraîcheur. On était en août, au plus fort de l’été, et le soleil avait tapé dur toute la journée. Une multitude de points lumineux, les lanternes des bateaux à l’ancre, s’allumaient comme autant de lucioles et, à mesure que la nuit viendrait on ne verrait plus qu’eux sur cet énorme assemblage de nefs de guerre et de chalands destinés au transport du matériel. Pour l’instant les derniers feux du jour agonisant permettaient encore de distinguer les formes fantastiques de ces forteresses flottantes, armées comme leurs sœurs terrestres dont elles imitaient la silhouette avec leurs « châteaux » qui dominaient les ponts et leurs hunes, petites tours de bois carrées, crénelées et vivement colorées. Trois en général, une à l’avant, une à l’arrière dans les parties courbes de l’étrave et de l’étambot et la troisième en haut du maître mât 25. Les grands écus des chevaliers qui allaient s’y embarquer étaient alignés le long des bordages auxquels ils apportaient un renfort de défense.