— Eh bien ? Que vous semble la vie d’une commanderie, mon fils ? Une commanderie des champs qui ne saurait être même chose qu’une templerie de grande ville comme Paris, Lyon, Lille ou encore une maison d’Orient où les arts militaires priment.
Décidément cet homme possédait le génie des questions difficiles et Renaud se racla la gorge à plusieurs reprises avant de répondre :
— C’est une vie fort austère… même pour un garçon qui, comme moi, devrait être à cette heure sous six pieds de terre. Au choix, si je l’avais je… je préférerais l’Orient.
— Vous savez que l’on y prie tout autant ?
— Sans doute… sans doute et j’aime aussi à prier, mais… les armes ne sont-elles pas le vrai métier du chevalier ? Et…
— … et les travaux de la terre ne vous attirent pas ? Il faut pourtant bien que l’on s’en charge car ce que l’on mange, boit ou consomme d’une manière ou d’une autre vient de notre domaine. Ce qui nous permet aussi de faire aumône chaque jour comme le veut la règle. Le surplus est vendu pour la trésorerie du Temple. Allons ! Ne faites pas cette mine ! Si je vous ai soumis à cette petite épreuve, mon intention n’était pas de vous contraindre. Vous souhaitez vivre dans le siècle et je vais vous y aider. Votre père – j’entends le bon sire Olin ! – voulait vous offrir au comte d’Auxerre pour qu’après l’avoir servi comme écuyer il fasse de vous un chevalier ?
— En effet, et il avait déjà mis de côté la somme nécessaire pour acheter, le temps venu, le haubert, le heaume et l’équipement qui sont fort onéreux comme vous le savez sans doute… Il n’est plus, à présent, et le bailli a tout pris. Je ne serai jamais qu’un homme d’armes… un sergent peut-être ?
— Vous n’y entendez rien et c’est normal, ayant été élevé dans une petite châtellenie. Si vous le servez bien, un haut baron fera ce qu’il faut et c’est à l’un des plus riches, en dehors des princes, que je vais vous conduire…
— Avez-vous donc renoncé à me mener à Paris ? J’espérais… servir le Roi !
— Vous divaguez, mon garçon ! On n’entre pas au service du Roi comme dans un moulin ! Il y a un instant vous gémissiez que vous ne seriez jamais que sergent et voilà que vous réclamez d’entrer au palais de la Cité ? Comme chambellan ? Oh ! Je vous demande excuses pour avoir oublié un instant qu’un Templier ne s’adresse à autrui que bellement… et suavement ! Mais vous me mettez hors de moi, soupira enfin frère Adam en se carrant sur sa chaise à dossier.
En quelques secondes il était passé du blanc au pourpre foncé avec retour à sa teinte initiale sous l’œil tout de même inquiet de Renaud qui se traitait mentalement d’imbécile. Ce n’était pas la première fois qu’il s’apercevait de cette propension gênante qu’il avait de parler un peu trop et d’exprimer trop librement sa pensée. Sa mère le lui avait parfois reproché…
— Ayez la bonté de me pardonner, murmura-t-il en baissant les yeux.
Mais déjà le Commandeur reprenait le fil de son discours :
— Pour ce qui est de Paris, vous irez ! Je vais vous faire escorter jusqu’au Temple de là-bas qui est le plus important en terre de France, pour éviter que vous ne vous trouviez perdu et exposé à bien des périls dans une aussi grande ville. Ensuite on vous mènera à l’hôtel de Coucy où l’on vous accueillera je pense par la vertu de la lettre que je vous remettrai pour le baron Raoul. C’est là qu’avec l’aide de Dieu vous commencerez votre carrière.
S’il pensait que son protégé allait se confondre en remerciements, frère Adam se trompait. Renaud voulait en savoir plus sur cette maison inconnue où on l’envoyait mais ne sachant comment s’y prendre pour ne pas déplaire il garda le silence. Ce qui agaça frère Adam :
— Eh bien ? Cela vous convient j’espère ? émit-il sans la moindre suavité.
— Je… Oh oui, sire Commandeur, mais… je… je ne sais pas du tout…
— Quoi ? Qui sont les Coucy ?
— Euh… oui !
C’était dit si naïvement que frère Adam s’autorisa un sourire :
— Vous devez être le seul en France à l’ignorer. Même en Terre Sainte, sur laquelle ils ont versé leur sang, on sait ce qu’ils sont, c’est-à-dire de hauts et puissants barons, fort riches et bien pourvus de terres et menant train de princes. Pour ma part je les connais depuis toujours, ma terre natale de Dury étant proche de leur grand fief, et ils ont toujours été de rudes seigneurs donnant du fil à retordre au Roi…
— Des rebelles ? gémit Renaud presque bas.
— Cela y a ressemblé parfois. Le baron Enguerrand, mort voici deux ans, était de ceux-là. Il a fait construire sur l’éperon de Coucy le plus grand, le plus haut, le plus fort château qui se puisse voir… uniquement pour faire pièce à Philippe Auguste qui venait de bâtir sa grande tour du Louvre. Rassurez-vous, tout est rentré dans l’ordre et le baron Raoul qui a succédé est aussi preux chevalier que son père a pu l’être mais son humeur est infiniment plus affable. Vous voilà satisfait, j’espère ?
— Plus que je ne saurais le dire et je vous remercie de tout mon cœur. Je ferai en sorte, avec l’aide de Dieu et de Notre-Dame, que vous n’ayez jamais à regretter de m’avoir sauvé et assisté… si bellement.
— Voilà qui est bien, dit frère Adam en lui assenant une bourrade à l’épaule. Encore d’autres questions ?
— Il y en a, hélas, plusieurs que je souhaite poser depuis que j’ai lu ceci, hasarda Renaud en désignant le manuscrit posé sur un coffre. Mais j’aurais peur d’abuser…
— À mon âge on ne dort plus guère. En outre, et à cause de lui, il se peut que nous ne nous revoyions pas. Que voulez-vous savoir ?
— Deux choses seulement… et j’ai grande honte de ma hardiesse.
— Ce n’est pas un défaut quand on l’emploie judicieusement.
— Voilà : lorsque vous avez rencontré sire Thibaut près de Belin, vous veniez chercher… un trésor à Jérusalem. L’avez-vous trouvé ?
— Oui.
— Pourtant vous ne vous êtes pas rendu directement au Temple puisque vous avez accepté de servir le roi Baudouin ?
— En effet. Le Temple n’était pas sous une bonne influence à cette époque et je voulais m’intéresser à tout ce qui l’entourait. En outre, je l’avoue, j’ai désiré connaître ce jeune lépreux doué d’une telle force de caractère et d’un tel rayonnement. Et là aussi j’ai trouvé ce que je cherchais. Est-ce tout ?
— Non, avec votre permission. Vous étiez envoyé par l’évêque de Laon, une ville, si j’ai bien compris, proche de votre fief de naissance. D’où vient que l’on vous retrouve aux marches de Bourgogne, à la tête d’une commanderie si éloignée de votre terrage ?
— Un Templier va où on lui commande d’aller et je me crois plus utile à l’Ordre installé aux marches de Bourgogne comme vous le dites si bien, mais aussi à celles du domaine royal et du comté de Champagne. Une croisée de chemins est toujours plus intéressante qu’une maison de ville où l’on s’occupe surtout de commerce et de finances. Du moins à mon sens. Mais dites-moi à votre tour : vous êtes vraiment très savant sur ce que fut ma vie. C’est frère Thibaut qui vous a instruit ?
— C’est surtout le manuscrit. On y parle de vous…
— Et d’autres encore je présume. Aussi vais-je le lire avec grand intérêt avant de le ranger dans nos archives, mais en prenant soin de mentionner qu’il est votre propriété et devra vous être remis si vous venez un jour à le réclamer.
— Je vous en ai déjà une grande reconnaissance, fit Renaud avec un large sourire. Il me faut cependant vous prévenir que… qu’il y manque une ou deux pages…
Point ne fut nécessaire d’en dire davantage. En dépit des ans accumulés, l’esprit de frère Adam n’avait rien perdu de sa vivacité. Il considéra d’un œil où une légère irritation se mêlait à l’amusement, et même à un certain respect, ce long garçon maigre mais beau comme l’une de ces statues que ses voyages lui avaient permis d’admirer en Grèce, dont la peau légèrement basanée et les yeux noirs contrastaient si heureusement avec les cheveux blonds. En outre il était intelligent, le bougre, sous ses dehors un peu naïfs et là où il était Thibaut avait certainement toutes raisons d’en être fier…
— Celles, j’imagine, où il est question de la Vraie Croix ?
— Celles-là mêmes. Veuillez me pardonner !
— Du tout, du tout ! C’est de bonne guerre. Allez dormir à présent ! Demain je vous donnerai les moyens de vous rendre à Paris sans tomber dans l’embuscade que le bailli ne va certainement manquer de disposer sur votre chemin.
— Il oserait, après ce que vous lui avez dit ?
— Ce genre d’homme ose toujours tout dès l’instant où son intérêt est en jeu. Vous devriez le savoir puisqu’il n’a pas hésité à aller jusqu’au crime et à vous envoyer, vous, noble et innocent, à la potence.
— De cette dernière circonstance je pourrais presque le remercier : j’aurais eu beaucoup plus de peine à échapper entier au billot et à la hache.
— C’est une manière de voir les choses. De toute façon vous êtes bien vivant et c’est le principal…
Le changement qui allait conduire Renaud de son état de fugitif à celui de serviteur d’un haut baron s’opéra dans la nuit.
Alors que pour se rendre à matines il avait oublié sa robe de moine, il ne la trouva plus quand la cloche de prime appela la commanderie à la première messe. À sa place il y avait une chemise de chanvre, des chausses de drap solide, une cotte courte en cuir matelassé qui n’était pas neuve mais encore en bon état et surtout des bottes de bon cuir, bien épais, dans lesquelles il glissa ses pieds avec un soupir de soulagement. C’était leur nudité dans les sandales qui lui avait été le plus pénible. Il y avait aussi un bonnet de laine brune et une pièce de tiretaine bien pliée qui, drapée autour des épaules, lui servirait de manteau, ce manteau quasi sacré que seuls les chevaliers adoubés avaient le droit de revêtir.
Le tout l’enchanta. Certes, avant son arrestation, il avait porté des vêtements plus beaux, de plus belle qualité et même de la soie car dame Alais était coquette pour son « fils », mais la vie lui avait été si dure depuis qu’il ne se souvenait pas d’avoir éprouvé plaisir plus grand qu’en enfilant la grossière chemise de chanvre et la cotte de cuir râpée lui qui portait chemises et braies de lin et pour qui sa mère avait brodé de fils d’or, pour son dernier anniversaire, un bliaud de soie rouge figurant sans doute désormais dans les coffres de Jérôme Camard…
Les offices terminés, il voulut aller en remercier frère Adam mais c’était l’heure de rompre le jeûne et il devait se rendre avec les autres au réfectoire où l’on attendit le Commandeur et le chapelain debout en silence devant les écuelles vides.
Quand il parut, Renaud vit que frère Adam avait revêtu le haubert en mailles d’acier sous la longue cotte blanche à croix rouge et que le camail destiné à emprisonner la tête sous le heaume cylindrique reposait sur ses épaules. Quatre autres frères portaient également la tenue de combat. À l’issue du repas, frère Adam annonça qu’il se rendait à Paris pour régler quelques affaires mais ne s’y attarderait pas.
Confus que le grand vieillard se dérange pour lui, Renaud voulut l’en remercier ainsi que de son équipement mais celui-ci coupa court :
— Ce n’est pas pour vous que j’y vais, lui fut-il répondu d’un ton bourru. Il se trouve que je dois voir le Frère Trésorier de l’Ordre et puisque je vous avais promis une escorte, j’en profite, voilà tout !
Une autre joie attendait Renaud ce matin-là sous l’aspect du vigoureux cheval qu’on lui permit d’enfourcher. Cavalier dans l’âme, passionné de chevaux, il avait tellement cru qu’il ne sentirait plus jamais vivre entre ses jambes cette masse de muscles sensibles, lourds et nerveux qu’en chaussant à nouveau les étriers il faillit se mettre à pleurer. Pour éviter cela, autant que pour l’essayer, il fit exécuter quelques figures à sa monture.
— Ne le fatiguez pas ! marmonna frère Adam. Vous n’allez pas en tournoi et nous avons une longue route devant nous.
Mais son œil riait de voir se perpétuer dans ce gamin les talents équestres et l’amour du cheval qui avaient été ceux de Thibaut et de son roi lépreux.
En dépit de son âge il savait encore se tenir d’une façon que pouvaient lui envier des cavaliers plus jeunes. Même si, malgré tout, l’aide d’un escabeau lui avait été utile pour s’enlever en selle…
On quitta la commanderie en bel ordre : frère Adam en tête, puis Renaud et enfin les quatre Templiers, deux par deux. On descendit la vallée de l’Yonne pour rejoindre Sens d’où, par Montereau et Melun, on atteindrait Paris.
Le matin était clair, beau, encore froid. Un peu de gelée blanche raidissait les brins d’herbe, mais une alouette fila d’une branche d’arbre montant vers le soleil pâle et Renaud la suivit des yeux en pensant que cette aube d’une vie nouvelle lui offrait un joli présage. Pourtant, il comprit vite qu’en le faisant escorter, frère Adam s’était montré sage. Peu après Saint-Aubin, passée la corne d’un bois qui descendait jusqu’à la route, un groupe de cavaliers se montra. Ils étaient une dizaine, de fort mauvaise mine, et obstruaient le chemin d’ombres menaçantes. Les chevaliers mirent l’écu au col et la lance en arrêt. Ce que voyant, Renaud tira l’épieu 3 attaché à sa selle. Seul frère Adam fit avancer son cheval à la rencontre des malandrins sans toucher à ses armes.
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