— Tu t’impatientes, jeune poulain ? Tu as hâte d’en découdre avec l’infidèle ou bien de vérifier si ses filles sont aussi troublantes qu’on le dit ?
— Ce serait plutôt la première proposition, monseigneur. L’armée aussi s’impatiente ! On n’arrête pas de chanter des cantiques !
— C’est que vous n’avez rien compris, elle et toi. Tu oublies qu’une croisade est un pèlerinage sur la route duquel il convient de prier dans tous les lieux sacrés. Et tu vois bien que le Roi ne quitte pas son habit de pèlerin.
— Je n’y pensais pas. Encore heureux alors, que nous ne fassions pas le chemin à pied !
— Hé oui ! C’est un peu ça mais console-toi en pensant qu’en mer nous ne rencontrerons pas beaucoup d’églises !
L’arrêt le plus long fut à Lyon. Le Pape semblait décidé à s’y implanter et il relevait de l’impossible d’y passer sans le rencontrer. Louis IX, dont la piété n’obscurcissait pas le sens politique, en profita pour confier son royaume à Innocent afin qu’armé de la croix pastorale il barre le chemin à Henry III d’Angleterre si la fantaisie lui prenait de venir goûter d’un peu plus près à la terre de France. Et il s’efforça une fois de plus de poser les bases d’une réconciliation entre le Souverain Pontife et sa vieille bête noire l’empereur Frédéric. En vain, naturellement, mais Louis partait de ce principe que celui qui ne risque rien n’obtient rien… La conscience désormais tranquille, il poursuivit son chemin…
La nuit était venue. Une belle nuit d’été semée d’étoiles mais humide à cause des marais voisins dont l’eau s’évaporait dans la chaleur du jour. Renaud déplia ses longues jambes et s’étira. Il était resté trop longtemps assis sur son rouleau de cordages à examiner les mouvements du port et son va-et-vient continuel entre les bateaux et le quai tout neuf. Demain on appareillait. Demain commençait la grande aventure. Enfin !
Il se tourna vers la grosse tour ronde dominée par une sorte de belvédère, la seule pièce des fortifications décidées par le Roi qui fût achevée. Un feu flambait en haut dans une cage de fer car la tour de Constance – c’était son nom – servait à la fois de phare et d’amer. Renaud savait que Marguerite, sa sœur et leurs dames y avaient pris logis et il était ému de « la » savoir si près de lui, mais elle serait bientôt plus près encore si Dieu voulait bien qu’il soit sur le même navire qu’elle… Il pourrait la voir chaque jour, l’approcher, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Et peut-être lui parler ? Malheureusement, elle n’avait plus, auprès d’elle, le petit laideron disparu. Quand ?… Le lendemain même de son adoubement. Par dame Hersende il avait appris qu’elle venait de perdre sa mère et que son père la demandait, mais elle n’était jamais revenue. Il y pensait quelquefois se demandant ce qu’elle devenait. En fait elle lui manquait, avec sa manière directe de dire les choses, son parler sans détour et cette drôle de petite lumière verte qui scintillait entre ses paupières obliques lorsqu’elle se laissait aller à sa malice naturelle…
Un moment, il resta à contempler le bouquet de flammes qui s’échevelaient dans leur lanterne sur le sommet de la tour, puis se mit en route pour rentrer au camp de monseigneur Robert quand Pernon se matérialisa soudain au détour d’une pile de tonneaux.
— Ah, messire ! Je vous cherchais…
Il n’avait pas l’air dans son état normal, mais ce n’était pas dû à un contact prolongé avec la bouteille. Depuis qu’il était devenu son écuyer, l’ancien maître d’armes ne s’enivrait plus que rarement. Sa figure prenait alors une chaude couleur ponceau alors que, cette fois, elle était presque blême.
— Eh bien ? Que se passe-t-il ?
— C’est… c’est que je viens de voir le baron Raoul !
— Et cela vous bouleverse à ce point ? À la limite, on pouvait s’attendre à le voir rejoindre l’ost. Son père n’a-t-il pas participé à la dernière croisade ?
— Si fait, et il n’y aurait là rien de bien étonnant mais c’est le baron lui-même qui est surprenant. D’abord il errait seul près de l’entrée de la ville avec un air égaré, comme un qui ne sait pas où il va…
— Il a pu vouloir faire une promenade solitaire et comme il ne connaît pas cet endroit…
— Ça, je le sais mais, en outre, il avait l’air malade. Je l’ai bien vu quand il est venu vers moi alors que je n’osais pas l’approcher. Jamais je ne l’ai vu si pâle, si triste ! Il m’a pris aux épaules comme s’il était naturel que je sois là, comme si on s’était quittés de la veille et il m’a dit que… ah oui : la rédemption est au bout du chemin… qu’il est venu pour payer le crime commis et que c’était le Ciel qui m’envoyait pour en être témoin. Il se cramponnait à moi et j’ai voulu me dégager, lui expliquer que j’avais retrouvé du service, mais il ne voulait rien entendre. Heureusement est arrivé l’un de ses chevaliers, messire d’Amigny, qui me connaît. À nous deux nous l’avons ramené bien doucement à sa tente où ses gens ont pris soin de lui.
— Mais que s’est-il passé pour le mettre dans cet état ?
— D’après messire d’Amigny, il aurait découvert peu après ma fuite la vérité sur sa maîtresse et la mort de dame Philippa. Il a été pris alors d’une terrible colère et il a ordonné qu’on se saisisse de la Flore. Il l’a traduite devant son tribunal et condamnée au feu pour sorcellerie.
— Une fille de noblesse jetée au bûcher comme sorcière ?
— Oh, ça s’est déjà vu ! Mais rassurez-vous ! On ne l’a pas fait rôtir : la veille de l’exécution, elle a disparu de sa prison sans que personne puisse savoir comment elle a pu faire ni où elle est passée. Depuis sire Raoul n’a cessé de battre sa coulpe et de demander pardon à Dieu, excité dans sa contrition par son bon frère Enguerrand qui le poussait à se faire moine, ce qui lui aurait permis, à lui, de le faire occire tranquillement dans son moutier mais le Roi appelait à la croisade et les chevaliers de Coucy ont persuadé leur baron de prendre la croix comme le plus sûr moyen d’obtenir le pardon divin en se battant pour Jérusalem… et surtout le plus sûr moyen de le protéger de son frère. Alors ils sont partis à une dizaine avec lui et d’abord tout a été bien. Sire Raoul semblait redevenu lui-même et heureux à la perspective des batailles à venir. En outre, le long du chemin il a prié presque autant que notre sire. Et puis, peut-être à cause de la lenteur de ce voyage, il a commencé à boire, ce qui ne vaut rien à sa santé et quand il est ivre il mélange tout : son ardent besoin de rédemption… et le désir brûlant qu’il garde de cette traînée et qui le consume ! Voilà où il en est.
— Mon Dieu ! Et que peut-on faire pour le secourir ?
— S’adresser à Dieu, justement, pour que le rassemblement des croisés se fasse vite et que l’on ne s’attarde pas trop longtemps dans l’île de Chypre. J’ai ouï-dire que l’on s’y sent porté aux jeux de l’amour à cause d’une déesse des Anciens qui avait là des servantes plus lascives que toutes les filles follieuses que trimballe après elle une armée en campagne. Si c’est vrai le baron deviendra complètement fou…
— Ou guéri ? Sait-on jamais !
Le lendemain, la flotte hissait ses grandes voiles carrées frappées d’une croix dorée, tandis que les prêtres entonnaient un vibrant Veni Creator repris avec ferveur par ceux qui partaient sans savoir s’ils reverraient un jour leur pays natal ; mais dans cette matinée inondée de soleil, sur cette mer bleue comme le blason de France et dans le vent allègre qui apportait la magie des terres lointaines il n’y avait aucun de ces hommes – et de ces femmes ! – pour s’abandonner à des regrets stériles puisque l’on allait délivrer le tombeau du Christ et gagner l’entrée au paradis, en effectuant le plus beau des voyages.
Trois nefs voguaient en tête – la Montjoie, la Reine et la Demoiselle, pavoisées de couleurs vives jusqu’à la pomme des mâts, toutes frissonnantes de bannières et de flammes. Elles étaient immédiatement suivies des chalands où l’on avait aménagé des loges pour les précieux chevaux dont l’embarquement et le débarquement s’effectuaient aisément grâce aux huis qui s’ouvraient à l’arrière.
Le Roi et les siens – quelque cinq cents personnes ! – montèrent, au son des trompettes d’argent, à bord de la Montjoie dont le château arrière était transformé pour les dames en appartement avec tentures, coussins de soie et bonnes couettes pour le repos. Renaud était beaucoup plus modestement logé à l’avant avec les autres chevaliers. S’il avait espéré un instant approcher sa reine, il comprit vite que ce serait impossible. Cependant, il pouvait l’apercevoir pour la messe du matin et dans la journée quand elle venait sur le couronnement du château arrière, dont le grand velum de toile rayée orange et rouge le protégeait des ardeurs du soleil… En digne fille du Midi, elle aimait les robes et les voiles clairs, souvent blancs, qui, aux yeux de son adorateur muet, la faisaient plus belle encore et il pouvait rester des heures, tapi dans un coin, à la regarder à travers ses paupières mi-closes en faisant semblant de dormir.
Les premiers soirs, ce fut une autre sorte d’enchantement. Marguerite avait auprès d’elle, depuis le mariage de sa sœur Béatrix avec Charles d’Anjou, une jeune femme à elle envoyée par sa mère en remplacement des joyeux troubadours que Madame Blanche supportait si mal. Cette demoiselle savait tourner un poème, dire un conte, et surtout chanter en s’accompagnant du luth ces chansons en langue provençale que Marguerite aimait tant. Elle possédait une voix veloutée, charmeuse, d’une si envoûtante douceur que les bruits du bateau s’endormaient et que tous retenaient leur souffle quand, sous les étoiles, elle s’asseyait sur un coussin, aux pieds de la Reine, et préludait en laissant ses longs doigts souples courir sur les cordes. Ceux qui l’écoutaient avaient la sensation d’entendre la voix de l’amour et plus d’une larme furtive se perdait dans une rude moustache même si, à de rares exceptions, ces guerriers venus du Nord ne comprenaient pas les paroles. Seul, le roi Louis refusait le sortilège et, en général, il mettait fin au concert en ordonnant que les passagers de la Montjoie chantent en chœur quelques cantiques à la gloire de Dieu ou de Notre-Dame. On y perdait en harmonie, les voix n’étant pas toutes angéliques, loin de là, mais on y gagnait en vigueur.
— Mon frère est sans doute du bois dont on fait les saints, remarqua Robert d’Artois un soir où, le vent s’étant levé, les dames s’étaient retirées et où il était monté à la proue afin de s’emplir les poumons de l’air plus vif. Mais ce n’est pas une raison pour décréter que seuls les rugissements des moines sont une expression de l’art. Pour ma part je n’ai jamais rien entendu de plus émouvant que la voix de cette Elvira. Je pourrais passer des heures à l’écouter…
— C’est bien là que le bât le blesse, dit son ami Antoine d’Avrincourt. Il craint de nous voir nous amollir et il n’a pas entièrement tort. La guerre que nous allons mener est celle de Dieu, ne l’oublions pas ! Les grâces féminines n’ont pas grand-chose à y voir et encore heureux que cette fille ne soit pas aussi belle que sa voix. Nous serions tous en danger…
— En ce cas mon royal frère serait… capable de la jeter à l’eau pour la plus grande gloire du Seigneur ! conclut Artois en riant.
À vrai dire, la nouvelle favorite de Marguerite sans être belle n’était pas repoussante. De taille moyenne et plutôt replète, elle avait des traits forts, un peu trop accusés pour une femme, mais une bouche sinueuse qui n’était pas sans charme et des yeux sombres dont la particularité était qu’ils ne reflétaient rien, ni lumière ni sentiment. Ils étaient mats, opaques comme ceux d’un aveugle. Quant à ses cheveux noirs, ils formaient sur ses oreilles deux macarons de tresses si épais qu’ils lui élargissaient le visage. Elle vêtait avec modestie, et toujours de tissus foncés, un corps aussi bien caché que celui d’une nonne : on ne voyait d’elle que sa figure et ses mains. En fait, si elle n’avait eu cette voix de sirène, elle eût été assez quelconque et Marguerite ne s’en serait pas entichée comme elle le faisait, éveillant la jalousie des autres dames de la suite et aussi, curieusement, celle de Renaud. Non parce qu’il enviait à la chanteuse l’attachement de la Reine, mais parce qu’il lui arrivait de penser à Sancie de Signes. En dépit de sa laideur, celle-ci était attachante, d’âme fière et coriace, amusante aussi et d’un maintien attestant la grande dame qu’elle promettait d’être. Le chevalier ne comprenait pas que Marguerite pût donner à Elvira, dans son cœur, la place qu’occupait le « drôle de petit laideron » dont il ignorait totalement ce qu’il lui était advenu.
Avant d’embarquer, il avait essayé de se renseigner auprès d’Hersende, le seul être qu’il connût dans l’entourage de Marguerite, mais la miresse n’avait rien pu – ou voulu ! – lui dire sinon :
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