— Il me semble avoir entendu parler, l’an passé, d’un mariage, mais je n’en jurerai pas.

— Un mariage ? Si jeune ?

— Je n’y vois rien d’extraordinaire. Elle doit avoir seize ans à présent et si on l’a mariée à quinze, c’est naturel. En revanche, je n’aurais jamais imaginé que cela pût vous intéresser.

Elle le regardait alors avec, au coin des yeux, un sourire un peu moqueur qui l’agaça :

— Pour reprendre votre expression, c’est naturel ! Ne m’a-t-elle pas montré de l’amitié ? L’avoir oublié serait de l’ingratitude.

Curieux, tout de même, que cette brève conversation lui revînt à l’esprit à propos de cette Elvira absolument inconnue et qui, cependant, lui rappelait quelque chose… ou quelqu’un. Qu’il ne parvienne pas à situer ce quelqu’un l’irritait parce qu’il était assez fier de sa mémoire complétée par la faculté de ne jamais oublier une figure…

Dans les jours qui suivirent il ne la vit plus guère. Le Roi mécontent de ces chants profanes alors que l’on s’en allait en croisade donna là-dessus une opinion qui, bien entendu, prévalut. En outre, on s’entassait vraiment sur ce bateau comme sur les autres et l’inconfort incitait davantage à la prière qu’à la romance. Pourtant, à l’exception d’un coup de vent qui envoya l’un des navires sur un haut fond, la traversée se fit sans trop de dégâts. Le temps était idéal, la Méditerranée soyeuse et doucement ronronnante comme une chatte qui veut se faire caresser. Renaud passa le plus clair de son temps accoudé à une rambarde pour regarder le flot indigo filer sous la coque arrondie de la nef et chaque remous irisé, chaque scintillement de la lame l’emplissait d’une joie d’enfant. Il voyait dans la sublime beauté d’une mer qu’il avait connue moins clémente à son retour de Rome, une sorte de promesse que la sainte expédition s’achèverait en triomphe et rapprocherait son âme du paradis. Mais surtout il attendait l’île de Chypre et, à mesure que s’écoulaient les jours, il prolongeait ses stations à la proue dans l’espoir d’être le premier à en apercevoir les contours.

De Chypre, il savait ce que lui en avait appris le manuscrit de Thibaut : c’était une terre d’une grande beauté et sa grand-mère, la ravissante Isabelle de Jérusalem dont il avait réussi à conserver l’image à travers ses tribulations, y avait porté couronne avec Amaury de Lusignan, son quatrième époux ; que sa mère Mélisende y était née et que c’était un endroit proche de cette côte syrienne où il avait grande hâte d’aborder.

Pourtant il ne la vit pas le premier : ce fut dans la nuit du 17 au 18 septembre que le cri de la vigie, dans le nid-de-pie, la signala. Aussitôt ce fut une ruée vers la proue au risque de déstabiliser le navire. Le port dont on approchait était celui de Limassol, au sud de l’île, et hormis la tour à feu qui effilochait ses flammes au vent de la nuit, on distinguait seulement des contours, des croupes boisées et des silhouettes de fortifications ; mais là où l’œil ne trouvait pas son compte, l’odorat, lui, arrivait en paradis. La brise nocturne apportait toutes les senteurs d’un lieu voué par les Anciens à la déesse de l’Amour et dont la nature avait fait une énorme cassolette à parfums. Des senteurs de myrte, de nard, de cannelle, de myrrhe, d’encens, de lavande parvenaient aux vaisseaux par bouffées qui faisaient oublier l’odeur de la mer et même la puanteur obligatoire des bâtiments chargés d’hommes et de bêtes…

Le soleil levant permit de découvrir la ville blanche cernée par des forêts d’eucalyptus et des coteaux chargés de vignes, le port bleu avec au loin les monts Trodoos couverts de cèdres et de cyprès. Limassol apparut avec ses défenses, son phare, son hérissement de mâts multicolores et sa gracieuse chapelle Saint-Georges où, autrefois, le roi anglais Richard Cœur de Lion avait épousé Bérengère de Navarre. Sur tout cela régnait un grand château. On découvrit aussi les preuves de la prévoyance du roi de France : des pyramides de tonneaux si hautes qu’elles ressemblaient à des granges et de véritables montagnes de froment et d’orge. Des montagnes verdoyantes : la pluie avait fait pousser de l’herbe en surface mais cela était prévu aussi, cette herbe conservant la fraîcheur des céréales.

Le gouverneur de la ville vint au rivage accueillir en cérémonie le roi de France et les hauts seigneurs qui l’accompagnaient pour les conduire au château où le roi Henri Ier, prévenu par les pigeons voyageurs, ne tarderait pas à arriver afin d’avoir la joie de conduire lui-même son frère de France à Nicosie, sa capitale. Outre Louis et ses frères, les grands navires pavoisés avaient amené Hugues IV le comte de Flandre Guillaume de Dampierre, Hugues V comte de Saint-Paul, Raoul de Coucy et un autre désespéré, Hugues de Lusignan, comte de la Marche et veuf, depuis peu, de cette femme qu’il avait aimée toute sa vie et qu’il aimait toujours : Isabelle d’Angoulême, jadis reine d’Angleterre et qui, par deux fois, avait voulu attenter aux vies de Louis IX et de sa mère. Plus mélancolique seigneur ne se pouvait voir que cet homme déjà âgé, aux armes noires, moins blessé par la mort de sa femme que par le rejet qu’elle lui avait infligé en s’enfermant à l’abbaye de Fontevrault avec la tombe de son premier mari, Jean sans Terre, triste sire mais roi d’Angleterre, ce qui la recouronnait… Comme Raoul de Coucy, Lusignan restait à part avec ses chevaliers, ne se souciant de quiconque, protégé des autres par la désespérance inscrite sur son visage blême aux yeux brûlants de fièvre. Chacun, autour de lui, savait qu’en se croisant il cherchait la mort et rien que la mort… Que les rois de Chypre fussent ses parents ne l’intéressait même pas. Il ne faisait que passer.

Ainsi que l’embarquement, la mise à terre se fit au son des trompettes et dans une joyeuse pagaille où chaque seigneur s’efforçait de retrouver les siens pour les mettre en bon ordre. Avec les autres chevaliers, Renaud était allé récupérer sa monture un rien inquiet, mais les nobles bêtes avaient admirablement supporté le voyage grâce aux soins que, d’ordre du Roi, on avait pris d’eux. Il laissa Tempête se dégourdir les jambes, puis rejoignit le rassemblement que les gens d’Artois formaient à l’ombre d’un grand pin avant d’aller composer une haie d’honneur pour le légat du Pape, le cardinal Eudes de Châteauroux, dont la galère appartenant à l’ordre du Temple venait de jeter l’ancre au milieu du port. Il tomba sur une discussion entre Hugues de Croisilles et son désormais inséparable Fresnoy. Le premier regrettait la fin des concerts vespéraux donnés par la suivante de la Reine. À Chypre on ne serait plus si près des dames et l’occasion de l’entendre ne leur serait plus donnée :

— Certes, elle n’est pas belle, disait-il d’un ton pénétré, mais quand elle chantait on ne s’en apercevait plus. Pour ma part elle me transportait si haut que j’avais de la peine à retrouver la terre.

— Eh bien, au moins tu ne la quitteras plus ! ironisa Fresnoy. Je reconnais qu’elle a une voix superbe, mais pourquoi chanter toujours dans sa langue provençale ? Cela plaît sans doute à Madame Marguerite. Moi je préfère notre bonne vieille langue d’oïl !

— Ainsi sont nos poètes. Dame Elvira ne peut sans doute composer qu’en son langage… Au fait, on ne sait même pas comment elle s’appelle. Tout le monde dit dame Elvira comme si elle n’appartenait à aucune famille.

— Parce que cette famille ne doit guère avoir d’importance. Les nobles maisons apprécient peu que leurs filles fassent carrière chez les baladins !

— Quel vilain tu fais, mon pauvre Fresnoy, enfoncé dans tes grasses terres du Nord jusqu’aux genoux ! Apprends donc ceci : chez les seigneurs du Sud, un chanteur-poète est une bénédiction du ciel et ils en tirent fierté. Il y a même eu un duc d’Aquitaine et un prince de je ne sais plus quoi. Alors, pour être auprès de la Reine, il faut que cette Elvira soit fille de noblesse…

On enfourchait les chevaux pour se mettre en marche mais, tandis que les deux jeunes gens poursuivaient leur discussion, Gilles Pernon tira Renaud en arrière :

— Je sais comment elle s’appelle, la chanteuse, fit-il presque bas comme s’il craignait d’être entendu.

— Comment as-tu fait ? Et pourquoi ce ton de mystère ?

— Comment j’ai fait ? Un peu d’aide à la vieille Adèle, la carriériste de la Reine qui cherchait de quoi faire de la lessive et n’avait pas d’eau. Elle me traite en ami maintenant et, comme elle est de là-bas elle aussi, elle me l’a dit sans que je lui demande. Comme ça… en causant ! Et si j’ai parlé bas, c’est parce que je ne suis pas certain que ça vous fasse grand plaisir. À moi non plus, d’ailleurs !

— Que de détours ! Vas-tu parler à la fin ?

— Elle s’appelle Elvira de Fos, lâcha Pernon. Elle n’a plus d’autre famille que son frère. Et il est Templier !

— Elle serait la sœur de… ce violeur de sépulture ? souffla Renaud stupéfait. Tu en es sûr ?

— Oh ! Il n’y a aucun doute. Adèle m’a, de plus, nommé le frère : sire Roncelin ! Ce n’est pas un saint de chez nous ça et, même au Temple, il ne doit pas avoir beaucoup de filleuls !

Envahi par un soudain afflux de pensées, Renaud ne fit aucun commentaire. L’œil fixé entre les oreilles de son cheval, il réfléchissait. Le souvenir de l’homme qui s’était abattu comme un rapace sur le modeste ermitage de Thibaut allant jusqu’à troubler son éternel repos le révulsait. Que cet homme eût une sœur et que cette sœur fût auprès de Marguerite le tourmentait déjà parce que, ayant découvert enfin à qui Elvira ressemblait, il savait à présent pourquoi elle lui avait déplu d’instinct… Cependant Gilles Pernon, surpris de son silence, le relançait :

— Eh bien, sire Renaud, est-ce là tout ce que vous inspire ma nouvelle ?

— Que croyais-tu ? Que j’allais pousser des cris d’allégresse ? Si tu veux savoir le fond de ma pensée : j’ai peur. Peur que cette femme dont la voix de sirène englue les esprits et les cœurs n’ait pas été placée auprès de Madame Marguerite pour son bien. Le Roi a bien fait de lui imposer le silence.

— Je suis assez de votre avis, mais que pensez-vous faire ?

— Rien pour l’instant, mais quand nous aurons pris nos quartiers dans la capitale de cette île, je verrai dame Hersende et je l’avertirai. Elle est sans doute ce qu’on peut trouver de mieux pour veiller au salut de la Reine.

— Elle est de Provence elle aussi.

— Oui, mais c’est une femme clairvoyante et qui, en outre, a voué sa vie au bien et à la sauvegarde de ceux qu’elle soigne. Telle que je la connais, elle ne doit pas aimer beaucoup Elvira de Fos.

— La vieille Adèle non plus. Elle a craché par terre en me disant son nom, ce qui n’est pas signe d’une grande tendresse…

L’appel des trompettes se fit entendre à nouveau. Les chevaliers s’alignèrent le long du chemin de tapis qu’allait suivre le légat en posant le pied sur le quai. Il apparut alors à la coupée, imposante silhouette drapée d’écarlate encore grandie par la croix d’or qu’il tenait entre ses mains. La croix appartenant au trésor de reliques de France et qui contenait un petit morceau de la Vraie Croix.

D’un même mouvement, tous mirent pied à terre et s’agenouillèrent dans la poussière. Et le cœur de Renaud battit à un rythme inhabituel en songeant que, bientôt peut-être, ce reliquaire modeste en dépit de sa richesse ferait place à la grande croix enterrée jadis par Thibaut et que lui, Renaud, avait mission d’aller reprendre à sa gangue de terre afin qu’un roi chrétien pût à nouveau la faire porter – sublime emblème ! – à la tête de ses armées, qu’elle galvanise tous les courages et que les derniers regards des mourants puissent se lever vers elle et y puiser l’ultime réconfort…

CHAPITRE IX

L’ÎLE D’APHRODITE

En dépit des inquiétudes qu’il nourrissait, Renaud ne devait jamais oublier l’accueil de Chypre tant il fut chaleureux, empressé et marqué au coin de la plus généreuse hospitalité comme de la plus franche gaieté. Tandis que l’armée proprement dite installait son camp près de Limassol, la famille royale escortée de ses chevaliers et des gens de son service prenait sous la conduite du roi Henri Ier la route de Nicosie la capitale, distante d’une douzaine de lieues.

On chemina le long de vergers d’oliviers au feuillage argenté, de bosquets d’arbres à encens, de cèdres dont les artisans de l’île tiraient des coffres et des meubles à l’odeur délicate et qui ne pourrissaient jamais, de bois d’orangers et de citronniers chargés de fruits dont s’émerveillaient les nouveaux venus. On franchit les monts Trodoos, le château d’eau de l’île dont le mont Olympe est la plus haute cime, couverts d’un épais manteau de pins aux senteurs vivifiantes. On fit halte dans des monastères où l’on pria – longuement ! – devant d’étranges images du Seigneur, de la Vierge Marie et de saints à la fois rigides et somptueuses, avec d’austères visages aux yeux énormes, fixes et dilatés contrastant avec la profusion de pourpre et d’or qui les parait. Le temps était divinement doux, le ciel d’un bleu ravissant avec juste ce qu’il fallait de petits nuages neigeux pour en exalter la couleur et, dans les vignes, des paysans vêtus de cotonnades rouges ou bleues cueillaient les lourdes grappes gonflées de jus car c’était la période des vendanges.