En arrivant à Nicosie, grande « oasis » rose, étalée dans la vallée du Pedieos et cernée par les plumes bleues des palmiers et les flèches noires des cyprès, les gens de la ville vinrent à leur rencontre avec de petits bouquets de myrte aspergés d’eau de rose que l’on remit à chacun des voyageurs en signe de bienvenue, mais aussi… d’amour : cette antique tradition remontait au culte d’Aphrodite et, bien que le pays gardât de nombreuses traces byzantines, bien que la population fût de sang grec, la langue franque était parlée couramment. En sorte que, pénétrant dans la capitale de ce royaume hors du commun les croisés eurent non seulement l’impression d’être chez des amis, mais presque chez eux tant on mit de bonne grâce à les accueillir. D’ailleurs, les rois Lusignan qui y régnaient depuis un demi-siècle ne mêlaient-ils pas au vieux sang poitevin celui des Anjou-Ardennes et aussi des comtes de Champagne auxquels s’ajoutait la touche exotique du flux vital des empereurs byzantins ?

Le roi Henri Ier était la parfaite illustration d’un souverain franc en terre d’Orient. De belle taille mais assez « enveloppé » pour être surnommé Henri le Gros, séduisant au demeurant, le visage affable, la barbe brune et l’œil bleu, vaillant chevalier, bon compagnon et souverain avisé, il réunissait dans ses veines le plus noble de l’ancien royaume franc de Jérusalem, étant le petit-fils, par sa mère Alix, de la reine Isabelle 27 et de son troisième époux Henri de Champagne, et par son père Hugues Ier de Chypre le petit-fils d’Amaury de Lusignan – lui-même quatrième époux d’Isabelle – et de sa première femme Echive d’Ibelin. Roi de Chypre, il portait depuis l’année précédente – 1247 – et avec la bénédiction du pape Innocent IV la Couronne de Jérusalem, récupérée sur l’universel empereur Frédéric II qui se l’était attribuée en épousant la petite-fille, à peine nubile, de la reine Isabelle – toujours elle ! – et de son second époux Conrad de Montferrat. À cette époque Frédéric était déjà excommunié et, personne ne voulant poser la Couronne sur sa tête impie, il se l’était posée lui-même, se décrétant du même coup souverain de Chypre où il avait laissé une armée d’occupation dont Henri Ier avait fini par venir à bout en la rejetant à la mer le 15 juin 1232. Depuis, le combat avec Innocent IV ayant pris les proportions que l’on sait, ce dernier en fulminant de nouveau l’anathème contre Frédéric au concile de Lyon, avait du même coup libéré officiellement Chypre de l’étau allemand. Aussi était-ce le roi légitime de Jérusalem que Louis de France avait serré dans ses bras au château de Limassol.

Renaud, pour sa part, n’eut pas besoin de grands calculs – encore que les descendants des divers époux de la ravissante Isabelle dont le portrait ne quittait pas son cœur composassent une généalogie un brin touffue ! – pour conclure que le roi Henri était bel et bien son cousin germain puisque sa mère, Mélisende, et celle d’Henri, Alix, étaient demi-sœurs. Il ne pouvait être question de s’en prévaloir, bien sûr, mais il trouvait cela amusant et se prit d’une instinctive sympathie pour cet homme qui avait si proprement balayé les séides de l’empereur hérétique et qui recevait de si splendide façon.

Nicosie l’enchanta comme ceux de ses compagnons qui n’avaient jamais vu une ville orientale. Il y avait des balcons fleuris, des galeries, des terrasses où l’on pouvait s’étendre pour respirer l’air du soir, des ruelles couvertes dans l’ombre desquelles s’entassaient les cuivres ouvragés, les tissus brodés, les meubles, les épices, les vins, le sucre, l’huile et les aromates, toutes les richesses de marchands à l’opulence certaine. Il apprit aussi que, si aucun rempart ne la ceinturait, elle n’en était pas moins soigneusement gardée de jour comme de nuit par des patrouilles, armées bien entendu, mais munies aussi de flûtes et de tambourins. En outre, la plus grande crainte des habitants étant le feu, on pouvait voir un peu partout des grands vases pleins d’eau et toujours prêts à être basculés sur les flammes. Les maisons étaient ornées de tapis et de tissus chatoyants et de toutes les terrasses des femmes parées de leurs plus beaux atours – ce qui n’était pas rien ! – jetaient des fleurs et des branches de myrte sur les arrivants.

Aux portes du palais, la reine Stéphanie, fille du roi d’Arménie Hetoum Ier, vint au-devant des dames avec sa suite pour les mener elle-même à leurs appartements où elles pourraient se délasser, tandis que les deux rois et leurs chevaliers, à la demande de Louis, se rendaient à la cathédrale proche afin de rendre grâces.

Vouée à la Sainte Sagesse de Dieu – Sophia en grec –, c’était un vaste sanctuaire à trois nefs dont la feue reine Alix avait commencé la construction et qui était encore inachevée. Les ouvriers qui travaillaient habituellement au triple portail vinrent, leur maître d’œuvre en tête, aux genoux du roi de France qui, laissant tout protocole, embrassa Eudes de Montreuil en le félicitant de l’ouvrage déjà réalisé. Un office fut alors chanté avec l’enthousiasme d’un Te Deum, après quoi, enfin, on rentra au palais où l’on put se rafraîchir en attendant le souper fastueux : bec-figues confits au vinaigre, ortolans en feuilles de vigne, mouton rôti aux épices, porc mariné à la coriandre, poissons assaisonnés à l’huile d’olive, saucisses à l’ail, outre les légumes, les fruits et les pâtisseries au miel ou au sucre, spécialités de l’île, le tout arrosé de délicieux vins locaux qui montèrent à la tête de plus d’un.

À son habitude, Renaud but modérément. S’il appréciait le vin, il ne lui permettait jamais de prendre le pas sur sa volonté et de lui faire perdre le sens des réalités. Il se méfia d’autant plus que ceux de l’île étaient capiteux et menaient assez vite à l’ivresse. Ce fut le cas de Gérard de Fresnoy, ivre à tomber par terre et qu’il fallut étayer sous chaque épaule pour l’emmener se coucher. Croisilles et Renaud s’en chargèrent tandis que d’autres chevaliers rendaient le même service aux récentes victimes de Bacchus. Pour ceux de l’entourage immédiat du Roi et de son frère Charles la difficulté était moindre parce qu’ils logeaient au palais. Il n’en allait pas de même pour le prince Robert et ses chevaliers. Ils recevaient l’hospitalité du fastueux hôtel d’Ibelin, demeure de la plus haute famille de Chypre et qui n’était séparée du palais que par le couvent des Dominicains. Un arrangement dû au fait que son épouse ne l’accompagnait pas et qui n’avait pas plu du tout au bouillant comte d’Artois. Fidèle à ses principes, il renâclait à s’éloigner du Roi si peu que ce soit et il le fit savoir, mais il se calma rapidement en voyant s’ouvrir devant lui les portes d’une somptueuse demeure au seuil de laquelle l’accueillaient le sénéchal du royaume : Baudouin d’Ibelin, comte titulaire de Jaffa et sa mère, une femme âgée encore belle à l’allure royale qui, née Mélisende d’Arsuf, était la veuve d’un homme dont la mémoire était révérée dans ce qui restait de l’ancien royaume de Jérusalem : Jean d’Ibelin, le « sire de Beyrouth » dont la vaillance avait protégé les villes franques de la côte syrienne contre tous les prédateurs 28, le dernier ayant été l’empereur Frédéric II lui-même qui avait dû plier devant sa calme détermination. À leur manière de s’incliner devant lui en le priant de se considérer comme chez lui dans une admirable demeure pleine d’eaux vives, de cours ombreuses et de jardins, Robert comprit qu’on lui faisait en réalité un honneur particulier : il était le premier hôte que la vieille dame eût accepté, non seulement depuis la mort de son fils aîné, Balian II, disparu un an plus tôt, mais depuis celle de son illustre époux.

— Vous serez ici, monseigneur, plus libre qu’au palais, lui dit-elle en conclusion des paroles de bienvenue complétant celles de son fils.

C’était agréable à entendre. Cependant, ramener dès le premier soir et sous le toit de cette grande dame un ivrogne gesticulant qui s’obstinait à brailler une chanson de corps de garde fort salace, choquait curieusement un prince beaucoup plus indulgent d’habitude pour un péché auquel il lui arrivait de succomber.

— Arrangez-vous, Courtenay et vous Croisilles, pour le dessoûler avant de le faire rentrer ! Ce soir je ne veux pas qu’un de mes chevaliers cause le plus petit scandale, leur dit-il en se préparant à suivre avec les hommes « valides » l’escorte des porteurs de torches qui l’attendait.

C’était plus facile à dire qu’à réaliser. Après qu’on lui eut trempé la tête dans une fontaine, Fresnoy était toujours aussi ivre et continuait ses clameurs où la mélodie n’était plus qu’un lointain souvenir.

— A-t-on jamais vu soûlerie aussi tenace ? grogna Renaud agacé. Je commence à croire que la seule solution c’est de l’assommer. Au moins, il se taira et on n’aura plus qu’à le rapporter.

— Avec un autre vous auriez raison mais avec lui c’est impossible, répondit Croisilles qui connaissait bien son ami. Fresnoy porte à la tête une blessure reçue l’an passé à un tournoi chez son oncle, le comte de Ribemont. Il m’a fait jurer le secret parce qu’il craignait fort que monseigneur Robert ne le veuille plus emmener à la croisade. En vue des combats il a fait rembourrer son heaume plus qu’on ne fait d’habitude. Un coup sur la tête nue pourrait être mauvais…

— En ce cas, il faut trouver un endroit… une auberge par exemple, où nous lui ferons achever la nuit. Il me semble qu’il y en a une dans la rue voisine…

Reprenant leur fardeau, ils s’apprêtaient à tourner l’angle de la rue en question marqué par une petite statue de saint devant laquelle brûlait une veilleuse, quand une femme parut se détacher d’un mur et toucha le bras de Renaud :

— M’accompagnez, messire ! Il y a près d’ici une dame qui peut vous aider…

— Une dame ? Et qui donc ?

— C’est quelque courtisane, fit Croisilles en riant.

— J’ai dit une dame ! reprit l’inconnue. Et qui vous connaît, messire de Courtenay…

Le ton était sévère, la vêture aussi. Robe et voile sombres encadrant un visage d’une cinquantaine d’années aux traits si communs que Renaud ne se souvint pas de les avoir déjà vus :

— Comment peut-elle me connaître alors que je viens d’arriver ? Qui êtes-vous ?

— La servante de cette dame. Elle vous dira son nom elle-même. J’ajoute qu’elle vous attend… et que l’auberge où vous vouliez aller est fermée. Auriez-vous peur ?

— De quoi, sinon d’ameuter toute la ville si nous restons ici plus longtemps ? répondit Renaud en plaquant sa main sur la bouche de Fresnoy qui, après un instant de silence, repartait de plus belle. Où allons-nous ? Pas trop loin, j’espère ?

— Juste en face !

Il y avait là une petite maison à terrasse, mais sans autres ouvertures qu’une porte basse et à l’étage une fenêtre à colonnettes où une lumière diffuse apparaissait derrière un rideau de tissu peu épais. Suivant la femme, les deux compagnons y portèrent leur ivrogne, réussirent à franchir la porte sans s’assommer et sans lâcher leur fardeau et se retrouvèrent dans une cour intérieure meublée d’un oranger, de deux jarres de terre contenant des myrtes, de trois escabeaux et d’une vasque en pierre autour d’une petite fontaine. Éclairée par une lampe de cuivre à triple bec posée sur le sol, une femme en robe bleue, une épaisse natte de cheveux blonds coulant sur son épaule, se tenait debout près du bassin, les mains au fond de ses larges manches : c’était Flore d’Ercri…

Un instant, Renaud crut être l’objet d’une illusion, d’une ressemblance, ce qui lui permit de ne pas montrer de surprise ; mais c’était bien elle ainsi que l’en convainquit son lent sourire qui, montant jusqu’à ses yeux les illuminait :

— Mes félicitations, sire Renaud ! Vous ne semblez pas étonné de cette rencontre ?

— Je le suis ! Nous vivons au temps d’une croisade où il arrive que les dames souhaitent partir, elles aussi, afin de faire pèlerinage sous la protection des armes…

— C’est bien pensé… Mais le mieux, dans l’instant, est d’étendre votre encombrant compagnon sur ce banc. Ensuite vous me présenterez celui qui reste muet.

C’était peu dire : l’apparition soudaine d’une aussi belle femme avait fait à Croisilles l’effet de la tête de Méduse… en plus agréable. Il semblait pétrifié.

— Dame, émit-il enfin, je tomberais volontiers à vos pieds tant vous êtes belle mais considérez que je suis fort embarrassé. Notre ami est tellement ivre que même l’eau froide ne le fait pas taire.

Fresnoy qui réclamait à boire d’une voix plus que pâteuse lui coupa la parole et fit rire Flore… Repoussant Renaud, elle aida Croisilles à coucher son ivrogne sur le banc, un coussin sous la tête, recommanda aux deux compagnons de l’y maintenir et ordonna à sa servante d’aller chercher un seau, des serviettes et une pinte d’huile