— La seule solution est de le faire vomir, déclara-t-elle.
On ne fut pas trop de trois pour mener à bien l’opération tant le patient déployait de force, mais ce fut vite fait : la jeune femme entonna un grand gobelet d’huile à Fresnoy, puis, avec une ferme détermination, lui mit un doigt dans la gorge. Le résultat fut miraculeux et l’on eut tout juste le temps de le redresser pour mieux lui précipiter, ensuite, la tête dans le seau. Fresnoy se vida comme une outre percée et, quand ce fut fini non seulement il ne disait plus rien, mais il semblait complètement épuisé. On l’étendit à nouveau sur le banc pour lui laver le visage avec de l’eau de rose afin de combattre une odeur déplaisante.
— Je crois, dit Flore après un moment, que vous pouvez à présent le reconduire au logis sans crainte qu’il réveille la ville entière.
Mais être réexpédié ainsi sans plus de formes ne faisait pas l’affaire de Croisilles :
— Belle dame, gémit-il, vous nous avez porté grand secours et je voudrais que vous sachiez qui vous venez d’obliger. J’ai nom Hugues de Croisilles, chevalier et…
— … et vous voudriez savoir le mien ? fit-elle avec un sourire moqueur. Et sans doute aussi comment il se fait que je connaisse votre ami ? Eh bien, sachez que je lui suis… cousine. Mon nom est Flora… de Baisieux, ajouta-t-elle avec à destination de Renaud un regard qui le mettait au défi de la contredire. Et maintenant que les présentations sont faites je crois que le temps est venu de nous séparer.
— Pourrai-je revenir… vous saluer ?
— Aux heures convenables de visite, sans aucun doute ! Quant à vous, Renaud, j’aimerais vous revoir une fois votre mission charitable accomplie.
— Cette nuit ? fit-il sans trop d’enthousiasme.
— Je vous en prie ! Nous avons à parler et le plus tôt sera le mieux !
— Comme il vous plaira…
Une demi-heure plus tard, Gérard de Fresnoy, qui dormait comme un sonneur sourd, dûment mis au lit sans avoir ouvert une paupière et Croisilles laissé à de nostalgiques réflexions, Renaud était de retour. Flore l’attendait, mais cette fois c’était dans sa chambre, à l’étage. Elle s’y tenait assise au pied de son lit à côté du brasero qu’elle avait fait allumer. Le vent se levait, refroidissant la nuit, et annonçait la mauvaise saison. À l’entrée du chevalier introduit par sa servante elle ne se leva pas, se contentant de lui désigner un siège auprès duquel était un plateau de cuivre à pieds sur lequel étaient disposés un flacon de vin, deux gobelets et une corbeille de craquelins. Du geste et sans lever les yeux sur lui, elle proposa le vin, mais il refusa :
— Merci. Je sors de ce festin qui a mis le chevalier de Fresnoy dans l’état où vous l’avez vu… et dont je vous remercie de l’avoir tiré.
— Sans cette occasion, seriez-vous venu à moi quand je vous ai envoyé chercher ? Parce que c’était vous, et vous seul que guettait ma servante.
— Comment saviez-vous que j’étais là ?
— Je vous ai vu arriver avec les rois et monseigneur d’Artois dont j’ai appris que vous êtes chevalier. Mais asseyez-vous ! Vous êtes trop grand. Vous me gênez !
— Je n’ai pas l’intention de m’attarder.
Étrange dialogue où les regards s’évitaient. Flore jouait avec un pan de sa ceinture et Renaud contemplait la tenture du lit. Il y avait entre eux un embarras que ni l’un ni l’autre ne semblait se soucier de dissiper. Le silence qui suivit en fut la preuve. Se souvenant de ce que lui avait raconté Pernon, Renaud se sentait partagé entre l’amitié de jadis et la méfiance d’aujourd’hui. Elle s’était montrée bonne pour lui et secourable, il avait peine à croire que cette magnifique créature – elle avait encore embelli depuis leur dernier revoir ! – ait pu décider sans un refus du cœur, sans une crispation d’entrailles, la mort de celle qui s’était confiée à elle de façon si complète. Cependant il ne pouvait rester ainsi jusqu’au jour, planté au milieu de cette chambre où il n’avait que faire. Alors il se décida à rompre le silence :
— Comment êtes-vous ici ? demanda-t-il presque bas comme s’il importait de retenir sa voix pour éviter une catastrophe.
Elle eut un petit rire et cette fois leurs yeux se rencontrèrent. Ceux de Flore brillèrent un instant de l’ancienne flamme moqueuse :
— Comme tout le monde : j’ai pris à Marseille un bateau de pèlerins qui se rendait à Saint-Jean-d’Acre et relâchait à Chypre.
— Pourquoi Chypre ?
— Je savais que le Roi, ses frères et les plus vaillants hommes de la croisade devaient s’y rejoindre. Seulement je suis arrivée bien avant et n’ai eu guère de peine à louer cette maison dont l’emplacement est idéal pour observer ceux qui entrent et sortent du palais.
— Ce n’est pas ce que je demande. Comment avez-vous pu vous enfuir de Coucy alors que, condamnée, vous deviez être étroitement gardée ?
— Vous savez ? J’aurais dû m’en douter en voyant l’écuyer que vous vous êtes choisi. Le vieux Gilles n’a pas dû me ménager !
— Mettez-vous à sa place ! Vous avez voulu le tuer !
— La mienne me suffit… Et je n’ai pas voulu le tuer : seulement qu’il prenne peur et se sauve. Je n’en pouvais plus de rencontrer toujours et partout son œil accusateur. Je voulais savourer en paix mon bonheur.
— Votre bonheur ? Quand vous avez enherbé celle qui vous accordait pleine confiance ? Jamais je ne vous aurais crue capable d’un tel crime.
Soudain elle darda sur lui son regard dilaté, largement ouvert sur des profondeurs troubles qu’il n’y avait jamais vues.
— Moi non plus. Dieu m’est témoin qu’au début je me voulais fidèle et dévouée servante ! C’était quand sire Raoul était épris de la dame de Blémont. Je me rangeais à cette époque, de toutes mes forces, au côté de l’épouse bafouée. Je voulais l’aider ; je voulais qu’elle donne enfin l’enfant qui l’empêcherait d’être répudiée au bénéfice de l’autre. Et puis l’autre s’est tuée durant une chasse…
— Et vous y avez aidé ?
— Non. Au point où j’en suis, je n’aurais aucune raison de le cacher si c’était vrai. Le mari y est peut-être pour quelque chose et je n’ai pas cherché à savoir. Seulement cette mort inattendue m’a révélé ce que je me cachais à moi-même depuis si longtemps : l’amour que j’éprouvais pour Raoul. Un amour qui s’est mis soudain à flamber haut et fort comme une grange pleine de paille où l’on jette un tison. Je le voulais à moi… et je l’ai eu ! Oh, Dieu, comme nous nous sommes aimés ! Des nuits entières… et des jours aussi où je le rejoignais dans la chaleur de l’étuve ou sur l’herbe d’un bois au cours d’une chasse ! Il avait pris de moi la faim que j’avais de lui et cette faim je savais l’entretenir.
— Par charmes et magie ? fit Renaud avec un dédain qu’elle lui rendit en se relevant brusquement et en plaquant à deux mains sur son corps la robe sous le mince tissu de laquelle Flore ne portait rien…
— Croyez-vous que, faite comme je suis, j’aie besoin d’un philtre quelconque ? Quand nous étions en compagnie je sentais son regard sur mes seins, sur mon ventre, anticipant les caresses que nous échangerions plus tard. Il était fou de moi comme je l’étais de lui… Et puis tout s’est brisé quand il a su la vérité.
— Il a eu tellement horreur de ce crime qu’il vous a condamnée au bûcher !
— Qu’il m’a laissé condamner serait plus exact, mais vous venez de me demander comment j’ai pu m’évader de Coucy…
— Eh bien ?
— C’est lui, mon cher, qui m’a fait fuir par un souterrain. Il m’a donné aussi de l’or en m’enjoignant de m’en aller au loin, le plus loin possible afin que dorénavant il ne me revoie… Mais avant de me laisser aller nous avons fait l’amour une dernière fois.
— Et qu’en avez-vous conclu ?
— Qu’il ne parviendrait jamais à m’oublier, lança-t-elle avec orgueil. Oh, je lui ai obéi, comme vous en êtes témoin. Je suis partie très loin… mais là où je savais que je pourrais le retrouver.
— Vous ne le retrouverez pas, fit Renaud avec sévérité. C’est par dégoût de lui-même et répugnance de son péché qu’il a pris la croix. C’est le pardon de Dieu qu’il cherche avant, peut-être, la mort d’un soldat du Christ. Et vous n’avez pas le droit de vous mettre à la traverse.
— Vous ne comprenez pas ! Je ne peux pas vivre sans lui… ni lui sans moi !
— Sans doute est-ce pour cela qu’il veut mourir ?… J’ai l’impression qu’il est malade…
Tout de suite l’angoisse envahit le beau visage de Flore :
— Malade ?… Je saurai le guérir.
— Je ne pense pas. C’est le remords qui le ronge.
— Ou le regret ? Renaud ! S’il vous plaît ! Je vous ai été amie fidèle et dévouée. Ne me rendrez-vous pas une miette de cette amitié ?
— Je ne demande qu’à vous servir, dit-il un tantinet radouci, mais à condition que nul n’ait à en souffrir…
— Et ma souffrance, à moi ? Elle vous importe peu ?
— Vous savez bien que non. Nul plus que moi ne souhaite vous voir heureuse… mais pas à n’importe quel prix ! Oubliez-vous que ce bonheur dont vous avez tant de regrets, une autre l’a payé de sa vie ?
— L’amour est le bien suprême. L’amour excuse tout.
— Pas le crime ! En réalité, demoiselle Flore, qu’attendez-vous de moi ?
— Que vous m’aidiez ! Le roi Louis rassemble à Chypre toutes les forces de la croisade mais ne s’attardera pas pour éviter le mauvais temps en mer. Et moi qui ne suis ni reine, ni princesse, ni épouse de haut seigneur je vais devoir rester ici. Or je veux partir avec l’ost !
— À moins d’entrer au service d’une des nobles dames, cela me paraît impossible… et je n’ai aucun pouvoir pour aider. Passe encore si la comtesse d’Artois était avec nous, mais monseigneur Robert est seul. Quant à Madame d’Anjou je n’ai pas accès auprès d’elle… et moins encore auprès de la reine Marguerite. Que cela ne vous empêche pas de tenter votre chance vous-même en espérant que personne ne vous reconnaîtra.
— Il y a une autre solution : épousez-moi !
Il eut un haut-le-corps. Était-elle inconsciente ?
— Certainement pas. N’y voyez pas offense, ajouta-t-il plus doucement, mais songez que je n’ai aucun bien sinon ce que donne à ses chevaliers sans terre monseigneur Robert…
— J’ai assez pour deux !
— Ce qui veut dire que vous n’en avez pas de trop ! En outre, j’ai eu trop de peine à me faire un nom… qui serait déshonoré à la face de tous si la vérité venait à se savoir.
Par pitié, il n’ajouta pas que donner ce nom si beau, si frais encore pour lui, à une meurtrière lui répugnait. Peut-être le comprit-elle car elle vint, d’un élan, s’asseoir à ses pieds sur un carreau de soie de sorte que son regard pût plonger dans le décolleté de sa robe et que son nez s’emplît des effluves de la petite boule de parfum logée entre ses seins au bout d’une mince chaîne.
— Alors faites de moi votre maîtresse ! Au nom de l’amour cela aussi est admis et vous y gagneriez en réputation : je suis assez belle pour cela. Vous feriez des envieux et quand le baron Raoul me reprendra… eh bien, votre honneur n’aura pas à pâtir.
Elle posait à présent ses bras sur son genou qu’elle se mit à caresser tandis que sa voix se faisait plus tendre, plus intime :
— Soyons amants, Renaud ! Qu’au moins je vous paie en plaisir l’aide que vous finirez par m’accorder…
Il se sentit en danger tout à coup. Pernon avait raison : aucun mâle normalement constitué ne restait insensible au charme de cette étrange fille. Elle exhalait une sensualité naturelle comme d’autres la sueur. D’un mouvement brusque, il se releva.
— Belle idée en vérité ! Espérez-vous susciter la jalousie du baron Raoul jusqu’à ce qu’il m’appelle en champ clos ? Un duel au milieu d’une croisade ? Et que croyez-vous qu’en dirait le Roi ?
Il disait le Roi mais il pensait la Reine. Quelque chose lui soufflait que ce genre de situation lui ferait horreur mais il comptait sans la subtile pénétration de Flore :
— Toujours amoureux de Madame Marguerite ?
— Je ne pense pas que cela vous regarde.
— Et toujours puceau comme il se doit quand on rêve si haut et pense devenir digne de l’aimée en cultivant la chasteté ?
Il faillit la gifler mais, soudain, le ridicule de cette situation lui parut si évident qu’il se mit à rire :
— Vous êtes prête à n’importe quoi pour arriver à vos fins, n’est-ce pas ? Ajoutez-y l’offre de me déniaiser ! Vous arrivez trop tard, ma belle ! Monseigneur Robert y a pourvu ! Il veille de près à la santé physique et morale de ses chevaliers…
Elle eut un haut-le-corps dédaigneux :
— Quelque fille de bourdeau, je présume ?
"Renaud ou la malédiction" отзывы
Отзывы читателей о книге "Renaud ou la malédiction". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Renaud ou la malédiction" друзьям в соцсетях.