— Bien sûr ! Ce ne sont pas les plus laides lorsque l’on sait à qui s’adresser et monseigneur Robert en use quand sa comtesse est empêchée. Il a choisi pour moi.
Cette initiation était même pour lui un excellent souvenir. Nicole, la fille qu’il avait rencontrée dans la maison de Gila la boiteuse, près du clos Bruneau à Paris, était blonde, jeune, fraîche, caressante et gaie. Elle lui avait appris l’amour en riant et il était allé la revoir à plusieurs reprises, seul ou en compagnie, ce qui avait satisfait Robert d’Artois :
— Ces rencontres sont bonne précaution contre les mignardises des dames ou demoiselles de cour dont j’en sais qui sont tout aussi putains que les ribaudes, mais beaucoup plus dangereuses et beaucoup plus chères ! Évidemment notre sire Louis ne voit pas les choses pareillement pour qui les follieuses sont autant de créatures d’enfer. S’il ne redoutait une émeute, je crois qu’il les noierait toutes en Seine comme portées de chats, avait-il déclaré avec l’un de ces rires éclatants qui le rendaient irrésistible.
De ce pas qu’il lui avait fait sauter, Renaud lui était reconnaissant parce qu’il l’avait débarrassé de l’aiguillon de la chair et de ses pensées troubles. Désormais il pouvait aimer la Reine en évitant de souiller son image de pensées qui, portées à ce point, relevaient de la lèse-majesté. Il n’oubliait pas, en effet, ce qu’il avait enduré sous les murailles de Pontoise tandis qu’elle mettait au monde son petit Philippe. Et s’il savait bien qu’il la désirait toujours du moins pouvait-il tenir en bride les chevaux sauvages de son imagination.
Il prit subitement conscience du silence tombé entre Flore et lui. Elle s’était relevée et, adossée à une colonnette du lit, bras croisés sur la poitrine, elle regardait au-dehors comme si elle avait oublié sa présence. Pensant qu’ils s’étaient tout dit, Renaud se dirigea vers la porte mais il entendit alors :
— Ce tantôt, quand le roi Henri a ramené ses hôtes, je n’ai pas vu le baron Raoul…
— Et ne le verrez pas à moins que vous n’alliez à Limassol où il a choisi de rester.
— Pourquoi ?
— Il redoute l’éclat des réceptions royales et des fêtes. Il préfère attendre que l’on reprenne la mer et tient compagnie à un autre veuf, inconsolable celui-là : le comte de la Marche, Hugues de Lusignan, qui pleure l’ancienne reine d’Angleterre, Isabelle. Ils s’entendent fort bien et ont dressé leurs camps l’un près de l’autre.
Si Flore fut déçue, elle n’en montra rien et son regard était indéchiffrable quand elle questionna :
— Vous persistez à refuser de m’aider ?
— Je ne refuse pas, mais je ne vois pas comment je le pourrais… C’est folie d’être venue ici et en vérité je ne sais trop quel conseil vous donner : aller à Limassol vous ferait courir un grand risque. Si le baron était seul vous n’auriez sans doute guère de peine à reprendre sur lui votre empire, mais il y a ses chevaliers qui, certainement, vous connaissent tous…
Elle ne répondit pas, détourna les yeux pour qu’il ne vît pas les larmes dont ils s’embuaient.
— Allez-vous-en ! fit-elle sourdement. Vous n’êtes qu’un ingrat ! Quand je vous ai secouru je ne me suis pas interrogée pour savoir si ce jeune blanc-bec avait ou non tué père et mère. Vous aviez l’air d’un enfant perdu et vous me plaisiez. Aussi ne suis-je pas allée chercher plus loin…
En dépit du congé qu’elle lui donnait, il se figea, frappé au cœur par un reproche qu’il admettait mérité. Cette fille avait fait de son mieux – et sans rien savoir de lui ! – pour le tirer d’une terrible situation. De quel droit venait-il s’ériger en donneur de leçons ? Elle était seule dans un pays étranger dont elle n’avait sans doute pas grand-chose à attendre. Il s’approcha d’elle, prit sa main qu’il retourna pour en baiser la paume dans un geste intime où entrait du sentiment :
— Je reviendrai ! Ne décidez rien dans l’instant !
Il ne savait pas vraiment ce qu’il pourrait entreprendre pour lui venir en aide dans le court laps de temps où l’on devait rester dans l’île, mais il comptait sur un peu de sommeil pour apporter de l’ordre dans ses idées forcément brumeuses après un festin et un début de nuit aussi mouvementé. Comment surtout payer sa dette à Flore sans déchaîner la colère de son écuyer ? Par bonheur, Gilles Pernon avait disparu avant que l’on se rende au palais, pressé sans doute d’aller goûter ces vins de Chypre de si bonne réputation et, comme Renaud ne le trouva pas en rentrant à l’hôtel d’Ibelin, il en conclut qu’il devait être à cuver dans quelque taverne. Ce qui pour ce soir était préférable mais n’empêcherait pas une explication. Avant de s’endormir, Renaud pensa que la meilleure manière de la mener serait peut-être d’exposer le problème tel qu’il se présentait et de lui demander simplement conseil.
Mais quand ledit Pernon – d’ailleurs frais comme l’œil et on ne peut plus lucide ! – vint le secouer dans le soleil du matin, il n’y avait pas de temps pour palabrer : le prince Robert et ses chevaliers devaient joindre au palais royal leur souverain qui voulait leur parler.
Pensant qu’il s’agissait du départ imminent pour la Terre Sainte désormais si proche, Renaud se hâta non sans éprouver une certaine inquiétude : si l’on partait dans peu de jours, quelle solution proposer à Flore d’Ercri ? Surtout une solution compatible avec sa propre conscience : s’il l’aidait à détourner Raoul de Coucy de sa repentance pour retomber dans son péché, il commettrait une faute majeure ; et s’il abandonnait cette malheureuse à elle-même, Dieu sait ce qu’elle était capable de faire ! Bien réveillé à présent, il comprenait qu’il s’était, par pitié, engagé à la légère et ne savait plus comment s’en sortir… De toute façon, il avait promis de revenir la voir. Eh bien, cette promesse-là, au moins il la tiendrait avec l’espérance que la lumière lui viendrait.
Ce que Louis IX avait à leur dire le consterna tellement qu’il en oublia Flore un moment : dès que les hauts barons – comme le duc de Bourgogne et le prince Alphonse – auraient rallié Chypre, on se dirigerait vers… l’Égypte !
En dépit du respect que l’on portait au Roi, ce fut un tollé :
— L’Égypte ? gronda le légat, Eudes de Châteauroux, alors que nous sommes à vingt lieues à peine de Saint-Siméon, le port d’Antioche ? Sire ! Oubliez-vous qu’il s’agit de reprendre la terre du Christ et nous n’avons que faire de l’Égypte où la Sainte Famille séjourna sans doute quelque temps après avoir fui les massacres d’Hérode. Mais c’est petite trace… et sans grand intérêt !
Des voix nombreuses l’approuvèrent, dont celle de Robert d’Artois qui brûlait d’en découdre avec l’infidèle :
— Sire, mon frère, nous pouvons partir demain, être à terre dans deux jours et nous ruer ensuite sur toute cette chiennaille !
Louis laissa la tempête s’apaiser d’elle-même, se contentant de l’observer de son regard bleu paisible comme un lac :
— Monseigneur… et vous, mon frère, me semblez peu au fait de l’état actuel de l’empire laissé par Saladin. Certes, le royaume de Jérusalem s’est trouvé à peu près reconstitué après le règne douteux de Frédéric II et surtout la croisade menée par Richard de Cornouailles et le comte de Champagne. Mais, en août 1244, les Turcs Kwarezmiens chassés par les Mongols se sont abattus comme nuée de sauterelles sur Jérusalem la Sainte qu’ils ont emportée. L’an passé, nous avons reperdu aussi Tibériade et Ascalon. Néanmoins, tout est à présent réuni, depuis 1245, entre les mains du sultan Al-Salih Ayoub, qui à son royaume d’Égypte a pu ajouter Damas où repose pour l’éternité le corps de son grand-oncle Saladin. Il ne reste plus aux Francs qu’une étroite bande de littoral cependant qu’Al-Salih Ayoub ne quitte plus son palais du Caire. En outre il est âgé et on le dit malade. C’est donc au cœur même de son empire qu’il faut frapper. L’Égypte tombée entre nos mains, nous aurons là une merveilleuse monnaie d’échange car nous ne la rendrons que contre le royaume de Jérusalem ! Tout entier !
— C’est bien pensé, admit le légat, mais pourquoi ne pas débarquer en Syrie et dévaler sur l’Égypte ?
— Et user nos forces en combats incertains et en marches épuisantes à travers le désert ? Nos bons navires, en trois jours, nous mèneront au delta du Nil. Sachez encore que l’ost n’est pas encore au complet : il nous faut attendre notre frère bien-aimé, Alphonse de Toulouse, qui doit amener des troupes de secours et aussi notre cousin de Bourgogne. Cela pour les plus importants.
— S’ils tardent, la saison sera trop avancée et la mer mauvaise, s’écria Robert. Allons-nous donc passer l’hiver ici ?
Le ton était impatient, dédaigneux même. Louis fronça le sourcil :
— On nous y offre pour la durée qu’il faudra une hospitalité aussi large que généreuse. Il convient de l’apprécier et de s’en montrer reconnaissant, mon frère. Sachez en outre que nos plans sont faits depuis longtemps, que tout cela était prévu. Avez-vous encore quelque chose à dire ?
— Certes ! Si je vous ai bien compris, vous avez de tout temps décidé d’attaquer l’Égypte ! Et vous n’en avez rien dit ? Pourquoi ?
— Pour plusieurs raisons. D’abord pour laisser l’empereur Frédéric dans l’expectative. Il est si fort ami des Musulmans qu’il est capable de les avoir prévenus…
— Un souverain chrétien jouant contre un autre souverain chrétien ?
— Nul ne saurait dire à cette heure s’il l’est toujours. L’anathème dont l’a frappé le Saint-Père n’a pas l’air de le gêner beaucoup. La seconde raison c’est vous-même, mon frère… et vos pareils. Quelque chose me fait penser que vous eussiez été moins fervents dans vos préparatifs… Ajoutons enfin que notre mère dont l’absence nous est cruelle a pleinement approuvé ces décisions !
Se levant du haut fauteuil où il était assis dans la salle des Preux, à côté du trône de Chypre que, par discrétion, n’occupait pas le roi Henri, Louis observa durant quelques instants l’assemblée mouvante de ses pairs et chevaliers :
— Il nous reste, dit-il, à prier pour que nous joignent rapidement ceux que nous attendons. S’ils arrivent dans les prochains jours, le départ avant l’hiver sera, je l’espère, possible, mais rien ne sera laissé au hasard et nous ne débarquerons en Égypte qu’avec une grande et belle armée afin d’être certains de la victoire finale ! Allons prier, à présent, pour que soit toujours avec nous le Seigneur Dieu sans l’aide de Qui rien ne se peut faire ! Prions-Le aussi pour qu’il vous donne patience, ajouta-t-il en souriant à Robert dont le visage était encore empourpré de colère. C’est vertu primordiale ! Et tellement apaisante !
Ces nouvelles dispositions – qui apparemment n’étaient pas si nouvelles que cela ! – eurent au moins l’avantage de libérer dans l’immédiat l’esprit de Renaud du problème posé par Flore d’Ercri. On avait une marge devant soi et ce fut ce qu’il alla le soir même expliquer à la jeune femme après une discussion orageuse avec Gilles Pernon :
— Elle a tué dame Philippa, elle m’a chassé, elle a envoûté messire Raoul et vous voulez l’aider ? s’écria le vieil écuyer les yeux hors de la tête. Sang Dieu ! Sire Renaud, avez-vous perdu l’esprit ?
— Non, et mes souvenirs ne sont pas effacés. Elle m’a assisté au pire moment de ma vie et si j’ai survécu c’est en grande partie grâce à elle. Je n’ai pas le droit de l’abandonner, parce que j’ai une dette envers elle et veux la payer.
— En lui permettant de remettre le grappin sur le baron ? Elle ne lui a fait que du mal !
— Elle l’aime d’amour vrai et voudrait l’empêcher de se faire tuer comme il en forme le projet !
— Mieux vaut la mort que perdre l’honneur. Ce qui ne manquerait pas d’advenir avec elle ! Quant à moi, je suis votre serviteur et je vous dois déjà trop pour vous donner leçon. Pas davantage ne puis vous empêcher de faire à votre convenance, mais je vous demande en grâce de ne pas m’ordonner de m’occuper d’elle. Il me viendrait l’envie de l’étrangler.
— Moi qui pensais te demander conseil !
— Vous ne le suivriez pas. Faites à votre idée et je ne tenterai rien qui pût vous contrarier, mais pas au-delà. Puisqu’elle semble ne manquer de rien et ne souffrir que de se voir repousser, vous devriez laisser faire Dieu… ou elle-même ! Si elle se croit assez forte pour reprendre le baron, eh bien, qu’elle le fasse ouvertement et qu’elle aille le rejoindre à Limassol…
Renaud n’insista pas et chargea Croisilles, dont il savait qu’il la voyait parfois, d’annoncer la nouvelle à la jeune femme.
Si des voiles apparurent sur la mer dans les jours qui suivirent, elles n’appartenaient qu’à des bateaux isolés et non aux grosses nefs de guerre que l’on attendait. Le temps, moins bon avant de devenir franchement mauvais avec les vents d’automne, faisait le vide à l’exception des barques de pêcheurs que seule une tempête pouvait convaincre de rester à terre. Les croisés s’habituaient doucement à l’idée de passer l’hiver à Chypre. Les dames surtout que le mode de vie, semi-oriental, enchantait. Avec la température clémente, le plus souvent, il était tellement plus agréable de visiter les jardins et les rues toujours si animées de Nicosie, de galoper vers les côtes ou de chasser même quand le vent local, le melten, faisait voler les coiffures, que de se retrouver au milieu des combats dans la poussière, les jets de sang et les cris d’agonie. Marguerite et sa sœur Béatrix adoraient courir les boutiques profondes et fraîches où s’accumulaient les bijoux, les aromates, les draps d’or et de soie, les tissus camelots, les épices, le coton, les broderies, l’orfroi et toutes les merveilles que produisaient les artisans.
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