— Et vous la suivrez ? Pour gérer de simples terres, vous qui êtes maréchal d’un empire ?

— Oh, moi je suis un vieux garçon ! Ni épouse ni enfants ! Toute ma famille est en France… et l’empire selon moi ne durera plus longtemps.

— En ce cas, venez avec nous en Égypte combattre l’Infidèle ! Et peut-être faire fortune ! Vous êtes trop jeune pour le coin du feu… et je suis si heureux de vous retrouver !

Comme le prévoyait Renaud, Louis IX et Henri Ier firent leur possible pour réconforter la pauvre souveraine. Il ne pouvait être question de distraire si peu que ce soit de l’armée en route pour la croisade mais de nombreux chevaliers s’engagèrent, par écrit – et Robert d’Artois fut de ceux-là avec les siens –, à s’en aller combattre pour Baudouin une fois atteint le but de leur guerre sainte : prendre l’Égypte et l’échanger contre l’ancien royaume franc de Jérusalem. Un arrangement qui satisfit tout le monde et ramena le sourire sur le visage de l’impératrice.

Quand vint le temps de Noël, Louis quitta les délices de Nicosie trop amollissante à son gré pour rejoindre son armée à Limassol et passer avec elle cette Nativité si douce aux cœurs chrétiens, mais que l’éloignement du pays natal pouvait teinter de nostalgie. Ses frères firent de même et aussi la reine Marguerite et sa sœur ; mais la fête finie les dames accompagnées de Charles d’Anjou regagneraient seules la capitale, le Roi et le comte d’Artois ayant décidé de ne plus quitter l’ost jusqu’au départ. Leur présence constante s’avérait nécessaire, le séjour de cette masse d’hommes dans l’île d’Aphrodite devenant non seulement difficile mais inquiétant : climat émollient, inaction et aussi débauche, toutes les prostituées de l’île s’étant donné rendez-vous autour du camp.

Sachant qu’il ne retournerait pas à Nicosie, Renaud alla voir Flore à laquelle il rendait visite de temps en temps afin d’essayer de l’amener à renoncer à son projet de s’intégrer à la croisade. Jusque-là il avait échoué en dépit des arguments employés et elle l’avait mené très loin sur ce chemin puisque un soir elle le reçut dans son lit. Souffrante à ce que prétendait la servante en l’accueillant à la porte ! En fait, elle l’attendait sur sa couche aux draps de soie pourpre, entourée de cassolettes où brûlait le myrte, seulement vêtue d’une très transparente mousseline blanche, que sa peau rosissait et de ses longs cheveux blonds en souples vagues soyeuses. Jouant de sa surprise, elle ne dit pas un mot, se contentant de lui tendre les bras et il ne résista pas. Pernon avait raison : cette fille était belle à damner… le Roi lui-même, tout saint qu’il était, et le chevalier avait derrière lui une continence déjà longue. Ils firent l’amour avec une sorte de fureur qui permit au jeune homme, même au plus fort de la folie, de mesurer l’art et la puissance que cette femme pouvait exercer sur un homme. En même temps il pensait que, peut-être, c’était une façon de lui faire comprendre, en faisant de lui son amant, qu’elle était prête à oublier Raoul de Coucy. Le retour à la terre ferme allait se montrer singulièrement décevant…

Alors qu’au petit jour, il la quittait et se penchait sur elle pour un dernier baiser, elle se mit à rire :

— Cette nuit a été admirable et, si je n’aimais autant mon seigneur Raoul, c’est toi que j’aurais choisi. Tu m’as toujours plu, mais… tu ne peux me le faire oublier…

— N’était-ce donc qu’une simple expérience ? fit-il vexé.

— On peut l’appeler ainsi. Tu me rendras cette justice que j’ai joué le jeu de tout mon être, mais quand l’amour est là rien ne prévaut contre lui !

— Heureux de t’avoir été utile ! jeta-t-il, plus blessé qu’il ne voulait l’admettre. Je connais des courtisanes qui sont plus honnêtes que toi !

Il était parti en claquant la porte et cela avait été leur dernier revoir. S’il y était retourné avant de partir, c’était pour lui signifier un définitif adieu. Cependant il ne la trouva pas, ni elle ni sa servante. La maison était close, sans reflets, et c’est seulement en reculant dans la rue qu’il aperçut, derrière les fenêtres, les volets de bois. Les deux femmes étaient absentes et l’idée vint à Renaud que, peut-être, elles ne reviendraient pas. Ce dont il éprouva un soulagement qui n’en conservait pas moins un reste d’inquiétude. Flore avait-elle enfin compris qu’elle offensait le Seigneur avec sa recherche obstinée ? Ou bien, lasse de ne rien obtenir, était-elle simplement partie pour Limassol tenter encore sa chance auprès de Raoul ? C’était une chose dont il faudrait s’assurer une fois arrivé au camp…

La célébration de Noël fut grave et émouvante, empreinte de cette piété profonde dont le Roi donnait si bel exemple. Sous un ciel nocturne d’un bleu profond piqué d’étoiles, les mêmes qui brillaient jadis sur Bethléem protégeant la venue au monde du Rédempteur, le cardinal légat célébra la messe de minuit au milieu du camp près de la mer, sur un autel illuminé de cierges dont les flammes faisaient étinceler l’or des vases sacrés et l’acier des armures. Elle fut chantée par ces hommes, de fer vêtus, avec une ardeur qui en faisait la plus passionnée comme la plus humble des invocations. Les voix sonores emplissaient la nuit, se joignant à celles des gens d’alentour rassemblés sous les pins et les eucalyptus. Et quand vint l’instant de la communion, ils pleurèrent, mais c’était de joie et de se sentir fraternellement unis dans une même espérance et un même désir de contribuer à la gloire de Dieu. Parce que sur eux s’étendait la magie de Noël…

À gauche de l’autel, un groupe de chevaliers aux grands manteaux blancs frappés d’une croix rouge, têtes nues montrant des cheveux rasés et des visages barbus, formaient une masse compacte et impressionnante : les Templiers. À leur tête le Maître de l’Ordre venu d’Acre où se trouvait la maison chevetaine depuis que Saladin, en prenant Jérusalem, avait saccagé leur couvent majeur, purifié à l’eau de rose et rendu au culte la vieille mosquée Al-Aksa – la Lointaine chère au Prophète ! – et fait parquer ses chevaux dans leur magnifique église.

Le Grand Maître de cette admirable chevalerie essaimée à présent dans toute l’Europe, mais qui s’accrochait toujours à ce lambeau de terre de l’ancien royaume franc, c’était Guillaume de Sonnac, vieillard imposant de force encore redoutable, un de ces preux au corps couvert de cicatrices, à l’âme forgée dans l’enfer des batailles… Il venait ou plutôt il revenait faire sa paix avec le roi de France auquel l’avait opposé à l’automne un grave différend. Il se trouvait, en effet, que la politique du Temple – qui ne relevait d’aucun autre souverain que du Pape ! -était sinon opposée, du moins infiniment plus souple que celle de Louis IX. Les Templiers, fidèles à leur diplomatie particulière, entretenaient des relations secrètes avec certains émirs influents. Ainsi faisaient autrefois les derniers rois de Jérusalem et le comte de Tripoli, soucieux, en soutenant les rébellions des atabegs de Mossoul ou d’Alep, de contrecarrer les vues impérialistes de Saladin en maintenant la Syrie à l’écart de l’Égypte. Guillaume de Sonnac était venu en octobre proposer à Louis de le mettre en rapport avec des princes musulmans plus ou moins hostiles à la dynastie des Ayubides afin de créer une diversion, tandis que la flotte irait attaquer l’Égypte. Il fut reçu de belle manière.

Brûlant d’indignation qu’un chevalier chrétien, un Maître du Temple, ait osé lui proposer de s’entendre avec des Infidèles, Louis, qui considérait apparemment la diplomatie comme une succursale du mensonge, blâma Guillaume de Sonnac en termes d’une rare énergie et lui fit défense formelle de recevoir un quelconque émissaire des Turcs sans sa permission. Furieux de se voir ainsi traité, le Maître ravala la réponse insolente qui eût peut-être créé l’irréparable et repartit pour Acre, emmenant le Maître en France, Renaud de Vichiers, venu avec le Roi et qui venait d’être élu maréchal du Temple en chapitre restreint. Il laissait Louis un peu inquiet tout de même : si le Temple, ses navires, ses moines-guerriers et son soutien financier venaient à lui manquer, des difficultés pourraient en résulter. Aussi ses conseillers firent-ils en sorte de ramener le vieux Maître auprès du jeune roi. Le temps de Noël n’était-il pas celui de la réconciliation ? Et tout à l’heure, avant de se rendre à l’office, les deux hommes s’étaient embrassés…

L’armée savait naturellement l’histoire de ce différend et l’annonçait à sa manière en prétendant que « le Maître du Temple et le sultan d’Égypte avaient fait si bonne paix ensemble qu’ils s’étaient fait saigner tous deux dans la même écuelle ». Renaud, pour sa part, ne croyait pas à cet étrange lien du sang, difficile à admettre. En revanche, il eut, durant la messe, une tenace distraction parce qu’au premier rang des Templiers, il avait reconnu Roncelin de Fos…

Ce fut un choc. La commanderie de Joigny avait dit qu’il était reparti en Terre Sainte, mais Renaud n’était pas préparé à le retrouver là, à quelques pas de lui et dans l’entourage immédiat de Guillaume de Sonnac. Mais il fut bien obligé de ravaler sa colère, son envie de se jeter sur lui et de l’obliger à confesser le sacrilège commis contre la tombe de Thibaut. La sainteté de l’heure, du lieu et de la circonstance, la présence même du Roi lui interdisaient la moindre réaction hostile et la messe achevée il fallut encore se résigner à le voir s’éloigner avec ses frères dans l’impeccable formation que présentaient toujours les Templiers en public…

Gilles Pernon l’avait vu, lui aussi. Dès que les assistants à la messe commencèrent à se disperser et que le Roi se dirigea vers l’église de la Sainte-Trinité pour y passer la nuit, il alla chercher les chevaux avant de rejoindre son maître :

— Je suppose que nous nous préparons à les suivre ? dit-il en désignant le groupe encore visible des manteaux blancs. Je me suis renseigné : leur commanderie est à trois lieues d’ici, un énorme donjon dans les vignes qui s’appelle Kolossi 29.

— J’aimerais bien, mais ce serait inutile. Regarde !

En effet Guillaume de Sonnac et ceux qui l’entouraient étaient en train de prendre place dans une barque pour regagner la galère maîtresse de l’Ordre qui était à l’ancre dans la baie d’Akrotiri. Roncelin de Fos était de ceux-là.

— Ils vont y finir la nuit, soupira Renaud et après la messe du matin le Maître rentrera à Acre. Quant à monter à bord pour réclamer justice, c’est impossible. Personne ne se garde mieux que les Templiers…

— Mais demain, sur le chemin de l’église ou au retour ?

— À ton âge, tu es aussi impétueux et irréfléchi qu’un jeune poulain, remarqua Renaud avec un demi-sourire. Songe que nous n’avons pas la moindre preuve à avancer et, si ce Roncelin est l’homme que je devine, il saura mentir et ce sera sa parole contre la mienne.

— Devant le Roi et monseigneur Robert ce serait plutôt la vôtre contre la sienne ! Il est vrai que notre sire Louis ne nous pardonnerait peut-être pas de créer un incident avec le Temple, tout juste après que les choses se sont arrangées. Et puisque le Maître et ses chevaliers doivent nous rejoindre quand nous partirons pour l’Égypte, mieux vaut attendre d’y être. Lorsque les camps seront dressés, il sera beaucoup plus facile d’isoler ce misérable et de lui faire rendre gorge… À moins d’un coup de chance…

Qui ne se produisit pas. Comme s’il devinait qu’une menace flottait dans l’air, Roncelin de Fos se tint continuellement à moins de cinq pas de Sonnac, dans l’entourage immédiat que composaient les dignitaires. Ce qu’il était visiblement… Et la galère aux voiles frappées de la haute croix rouge repartit paisiblement pour Saint-Jean-d’Acre…

Peu après Noël, d’étranges nouvelles parvinrent aux croisés sous l’aspect d’un dominicain français, André de Longjumeau, qui était allé jusque dans les monts de Caucase visiter les Mongols afin de s’y renseigner sur les chrétiens de ces lointaines contrées dont on disait qu’il en existait même dans les troupes des descendants de Gengis Khan. Il fut rejoint peu après par deux voyageurs de la région de Mossoul – chrétiens eux aussi ! – que le chef mongol Baidjou avait chargé d’un message pour le roi de France. Et combien surprenant puisqu’il évoquait la possibilité d’une alliance entre les Francs et les Mongols contre les fils de l’Islam. Cette nouvelle souleva un instant l’enthousiasme sauf chez le Roi qui l’accueillit avec méfiance. Cependant, par courtoisie envers le khan, il fit préparer une tente-chapelle décorée des scènes de la vie du Christ et la remit à André de Longjumeau pour qu’il la lui porte. Quant aux accords proposés, la distance entre les interlocuteurs éventuels était trop grande pour que l’on pût discuter valablement et Louis espérait bien que l’on aurait quitté Chypre bien avant que le dominicain eût accompli sa mission, car le séjour dans l’île commençait à lui peser. L’armée était immobilisée au bord de la mer depuis trop longtemps. Les mœurs s’y relâchaient et surtout la maladie s’y mettait. Une épidémie de dysenterie – ce fléau des armées occidentales en Orient ! – se déclara. Elle emporta près de quatre cents chevaliers et sergents, sans épargner de hauts seigneurs comme le sire de Bourbon, le comte de Vendôme et le noble Jean de Montfort qui, arrivé en octobre avec le vicomte de Châteaudun, mourut avant la fin de l’hiver en odeur de sainteté. Il fallait en finir.