La scène et surtout sa conclusion avaient amusé Renaud.

— Cela aussi est étonnant !

— J’en suis moins surpris que vous. Je ne sais si c’est l’influence du roi Louis dont beaucoup disent déjà que c’est un saint mais depuis qu’il règne les Parisiens semblent s’être donné à tâche de devenir les gens les plus polis qui soient.

— Ce ne sont pourtant pas des politesses qu’échangent ces deux-là ?

— Il faut bien que les querelles se vident… et je n’ai pas dit que tous les Parisiens couraient après une auréole…

Au bout du Grand-Pont s’élevait une petite forteresse, sombre et rébarbative construction déjà ancienne qui était le Châtelet, à la fois logis du prévôt et prison, mais c’étaient bien les seuls murs noirs de cette étrange ville où les bâtiments semblaient neufs quand ils n’étaient pas en chantier. Ainsi, gardant la rive de la Seine à main gauche, un énorme donjon gardé par une triple enceinte ponctuée de tours respectables dressait une très menaçante silhouette dont les créneaux semblaient partis à l’assaut du ciel :

— Le Louvre ! annonça le Commandeur. Philippe Auguste – encore lui ! – l’a voulu pour protéger Paris des appétits anglais dont les terres normandes ne sont pas si loin. Vous voyez que nos rois ne sont pas de petits sires !

Passés le pont et les moulins qui faisaient un bruit d’enfer, était la partie la plus récente de la ville. On y construisait à tour de bras des maisons, des hôtels mais aussi des ateliers et des boutiques, sans compter le grand marché que l’on appelait les Halles. Après avoir tourné à droite, les six cavaliers passèrent devant le Parloir aux bourgeois, siège de l’activité portuaire des marchands de l’eau dont le port était à la Grève, siège aussi des exécutions capitales. Derrière il y avait le « monceau » Saint-Gervais, l’hôpital Saint-Anastase où des Augustines pouvaient accueillir des malades nécessiteux. Là était aussi le Temple : une maison forte au bord de l’eau 4 que Renaud considéra avec surprise :

— Est-ce vraiment la templerie de Paris ? Elle est moins vaste que votre commanderie, messire…

— C’est pourquoi nous en aurons bientôt une autre. Depuis quatre ans, nous possédons près d’ici un vaste terrain de marais, de sablières et autres lieux que nous défrichons et mettons en culture pour en faire un beau domaine bien pourvu de murailles, de tours et aussi un gros donjon où le Trésor sera mieux abrité des coups de fièvre toujours possibles des Parisiens. Un siège convenable enfin pour la maîtresse templerie de France. Pour l’instant ceci nous suffit !

La curiosité perpétuellement en éveil de Renaud faillit bien le pousser à demander si, par Trésor, frère Adam entendait les finances de l’Ordre ou ce qu’il avait rapporté de Terre Sainte, mais il sentit à temps qu’on ne lui répondrait pas. En outre, frère Adam attirait son attention sur un hôtel tellement neuf qu’il n’était pas achevé et qui s’élevait près de l’hôpital Saint-Anastase :

— Voilà la demeure parisienne du baron de Coucy. Vous y serez demain si tout va bien.

— Autrement dit : si l’on m’y reçoit ? Et… si tout va mal ?

— Cela m’étonnerait fort !

Le jeune homme en accepta l’augure. La grand-ville du roi le séduisait beaucoup et il avait à présent belle envie d’y vivre. Moins sans doute à cause de son extraordinaire impression de richesse que par l’activité, la vitalité qu’elle dégageait. Vivre au milieu de cette exubérance devait être… exaltant ! Oui, c’était bien le mot : absolument exaltant ! Aussi ne dormit-il guère cette nuit-là dans la chambre de l’hôtellerie templière où, un siècle plus tôt, Thomas Beckett, fuyant les fureurs du roi anglais Henry II, avait trouvé refuge. Au cas où le baron de Coucy refuserait de le prendre en sa maison, il ne voyait vraiment pas ce qu’il pourrait devenir s’il excluait l’engagement au Temple – qui le tentait de moins en moins depuis qu’il avait vu Paris. Si encore ce curieux empereur se trouvait ici comme le pensait frère Thibaut, il eût été possible de se mettre à son service ; mais, s’il était vraiment si pauvre, il n’aurait a priori sans doute pas envie de s’encombrer d’un cousin trop lointain dans le lieu et le temps. Et puis, rejoindre une suite peut-être famélique n’avait, pour le coup, rien d’exaltant.

Toutes ces pensées occupèrent l’esprit de Renaud. Il finit par se rassurer un peu en se souvenant qu’il était encore auprès de frère Adam et que celui-ci n’était pas homme à l’abandonner en face d’un destin incertain. D’autant qu’il semblait posséder, dans l’Ordre, une grande réputation. Cachait-elle une prééminence ? L’accueil qui lui avait été fait à son arrivée ne devait pas être beaucoup inférieur à celui que l’on réserverait au Grand Maître s’il venait en France et, à certains détails, Renaud comprit que ce n’était pas uniquement à cause de son âge…

Le cœur lui battait fort quand le lendemain, après la messe, il pénétra à la suite de frère Adam dans le petit verger protégé par un mur imposant sur lequel ouvrait l’hôtel du baron de Coucy mais la richesse qui s’étala à ses yeux dès la porte franchie le rassura. La maison construite en belle pierre blanche avec de hauts fleurons aux fenêtres à meneaux tendues de parchemin fin aurait pu être celle d’un prince tant elle regorgeait de tapis muraux, de meubles sculptés, de dressoirs supportant de magnifiques objets d’argent, de coupes de cristal et d’or. Des carreaux moelleux en soie ou en velours réchauffaient les sièges autour d’une noble cheminée armoriée où brûlaient d’odoriférantes bûches de pin mêlées à du hêtre. Le sol jonché d’herbes sèches était d’un beau carrelage rouge et noir et, devant une haute chaire d’ébène surmontée du dais seigneurial, une table couverte de velours pourpre avait été placée pour la commodité du seigneur qui était en train d’y écrire quelque chose. Ce qui était surprenant, les grands seigneurs n’ayant guère d’affinités avec l’encre et la plume et confiant en général leurs écritures à un clerc. Quoi qu’il en soit, celui-ci jeta sa plume à l’entrée de ses visiteurs et vint vers eux les mains tendues pour une large bienvenue :

— Frère Adam ! C’est belle joie de vous recevoir mais joie trop rare. Voilà si longtemps !

— On ne voyage plus guère à mon âge, baron Raoul ! Et le temps passe trop vite ! répondit le Commandeur en prenant place sur le siège où Coucy le conduisait, Renaud restant modestement derrière le dossier. Il en profita pour observer celui qu’il allait sans doute servir.

C’était un homme de taille moyenne, maigre mais bien découplé, avec un beau visage creusé de rides expressives trahissant une nature nerveuse et passionnée. Il pouvait avoir une trentaine d’années. Tandis que frère Adam lui présentait son jeune compagnon, son regard brun s’attacha à celui-ci avec une attention qui se renforça quand lui furent exposées les « origines » du garçon.

— Un Courtenay de Terre Sainte devenu Templier… et une très haute dame, si j’ai bien compris ?

— De sang royal, sire Raoul, mais souffrez que je n’en dise pas davantage.

— C’est trop naturel ! À ce degré de noblesse, la bâtardise n’est plus reprochée. Seule compte la qualité du sang. Et je serai heureux de le prendre en ma maison. D’autant que nous nous trouvons dans un cruel embarras. Le damoiseau attaché au service de dame Philippa, mon épouse, vient de trépasser… vilainement et elle en ressent si grand chagrin qu’elle refuse tous ceux que je lui propose. Il se peut que vous lui plaisiez.

— Damoiseau ? osa émettre Renaud qui ne connaissait pas ce titre et ne l’aimait pas beaucoup à cause de sa connotation un peu trop féminine. Ce qui fit sourire le baron :

— Un damoiseau, expliqua-t-il avec bienveillance, est un jeune noble, orphelin et dépourvu de fief, qui n’est pas encore chevalier mais le deviendra. Pour celui qui a terres et vassaux, le terme est bachelier. Êtes-vous… rassuré ?

Rouge jusqu’à la racine des cheveux, Renaud se contenta d’incliner la tête mais frère Adam, s’il n’ignorait pas ce qu’était un damoiseau, voulait en savoir davantage :

— Qu’est-il arrivé à celui que tant regrette dame Philippa ? N’avez-vous pas dit : vilainement ?

— Si fait. Le pauvre Omer de Ferienne a été victime d’un meurtre. On l’a occis d’un coup de couteau dans le dos il y a de cela deux mois alors qu’il revenait du palais, où mon épouse avait oublié le beau psautier qu’elle avait porté à la Reine pour le lui montrer mais à quoi elle tenait particulièrement…

— C’est pour le voler qu’on l’a tué, sans doute ?

— Sans doute. Le livre n’a pas été retrouvé près du cadavre. D’où le double regret de mon épouse… et ce trop long chagrin. Qui doit cesser maintenant si elle veut pouvoir rester ici. Les serviteurs ne suffisent pas. Il faut un protecteur proche et dans ce rôle Ferienne était parfait.

— Je ne comprends pas, reprit frère Adam. Doit-elle rester sans vous à Paris ?

— Son service auprès de la Reine l’y oblige. Par périodes tout au moins. Et moi je dois retourner à Coucy où m’appellent d’importantes affaires que ne saurait régler mon cousin Gilles chargé du château où il réside de façon continue.

— Et votre frère ?

Un voile parut s’étendre sur le visage du baron d’où il était aisé de conclure qu’il ne devait guère aimer ledit frère. Et, en effet, sa voix se fit sèche pour répondre :

— Enguerrand ? Je ne souhaite pas le voir s’éterniser dans les environs en mon absence. J’ai l’impression qu’en dépit de ses biens propres et de son riche mariage avec Marguerite de Gueldre, il n’aura de cesse de me prendre Coucy. Pour l’instant il est mon héritier. Mais laissons cela ! Voulez-vous qu’à présent nous tentions de présenter ce jeune homme à mon épouse ?

— Essayons ! Mais qu’adviendra-t-il s’il ne lui convient pas ?

— Je me chargerai de lui, soyez sans crainte ! Vous m’avez dit qu’il n’avait plus rien à apprendre de l’art de manier armes et chevaux et dans une mesnie comme la mienne il y a toujours place pour un guerrier. Avec le temps, il sera de mes chevaliers…

Un serviteur fut chargé incontinent d’aller prier la dame de rejoindre le maître et, peu d’instants après, celle-ci pénétrait dans la salle où les trois hommes l’attendaient. Renaud avec une curiosité qui n’était pas exempte d’inquiétude. À quel genre de femme aurait-il affaire si elle l’agréait ?

C’était une belle créature aux traits fins et aristocratiques mais certainement plus âgée que son époux. La fleur de la jeunesse ne s’épanouissait plus sur elle et, si elle gardait une silhouette mince, élégante même, elle avait l’air de traîner le poids d’une profonde lassitude. Peut-être aussi pleurait-elle trop encore cet Omer de Ferienne car ses yeux bleus n’avaient aucun éclat, ne reflétaient que l’ennui.

Raoul de Coucy alla à sa rencontre, lui baisa la joue et prit sa main pour la mener vers ses visiteurs. Elle trouva un petit sourire pour frère Adam qu’elle devait connaître et le salua avec grand respect, sans accorder d’attention à son jeune compagnon. Mais fronça les sourcils quand son époux le fit avancer.

— Voici Renaud de Courtenay que me conduit frère Adam afin que j’en fasse un chevalier. Il n’a ni parents ni biens et sera donc damoiseau en notre maison. S’il vous agrée, il pourrait être à votre service…

D’emblée, la dame eut un geste de refus. Sans en tenir compte, son époux continua :

— Il sait manier les armes ayant été élevé noblement. Il a dix-huit ans et vient de souffrir cruellement de la perte de ses parents adoptifs. Je dirai encore qu’il est né en Terre Sainte…

Le mot eut un effet magique. Les yeux de Philippa s’animèrent et se posèrent sur le jeune homme qu’elle n’avait même pas honoré d’un regard…

— La Terre Sainte ! soupira-t-elle. Le malheureux Omer en parlait si bellement !

— Sans l’avoir jamais vue, coupa le baron. Il répétait ce que son père lui avait raconté…

— Moi non plus je ne l’ai jamais vue, protesta Renaud dans un souci de vérité qui venait peut-être du manque d’enthousiasme inspiré par cette femme si mélancolique. J’en peux parler par ouï-dire : sire Olin des Courtils, mon cher père nourricier dont Dieu ait l’âme, était intarissable sur ce sujet, se hâta-t-il d’ajouter en voyant que son intervention contrariait Coucy.

— Vous avez une belle voix, remarqua dame Philippa. Chantez-vous ? Le pauvre Omer chantait comme un ange… et savait de si beaux poèmes !

Elle essuya une larme du coin du voile violet que maintenait sur ses cheveux ramassés dans une résille un cercle d’or ouvragé. Ce qui parut agacer :

— Je vous propose un damoiseau, pas un ménestrel ou un trouvère ! grogna le baron. Il en vient assez souvent frapper à nos portes outre ceux que nous entretenons à Coucy. Pour l’heure, je veux savoir si ce jeune homme vous agrée sinon je l’emmène au château… et vous aussi, car je refuse de vous laisser ici avec seulement des serviteurs et aucun défenseur digne de ce nom. La Reine se passera de vous et voilà tout !