— En quoi est-ce que cela te regarde ? grogna Roncelin, bras croisés et l’œil mauvais. D’abord qui es-tu ?

Sans lui répondre, le vieux se redressa un peu afin de le regarder bien en face :

— Tu portes sur l’épaule la croix rouge du Temple et cependant ton langage n’est pas celui d’un vrai Templier. La règle n’exige-t-elle pas de parler aux autres avec courtoisie, même aux plus humbles ?

— Que peut en savoir un vieux mendiant à la cervelle perdue dans cette solitude ?

— J’en sais assez pour te rappeler que tout chevalier qui néglige de s’exprimer… bellement commet une faute grave. Tu ne dois pas être un vrai Templier, alors tu ne m’intéresses plus…

Il fit demi-tour d’un pas hésitant et Roncelin faillit le jeter à terre en l’empoignant par son bras maigre où se tordaient des veines violacées :

— Pas un vrai ? hurla-t-il. Je suis frère Roncelin de Fos et j’ai rang de commandeur bien que je ne réside à demeure dans aucune commanderie ayant à charge de les relier entre elles. Cela suffira-t-il à t’apprendre le respect ?

— Non, car en ce cas le Temple a beaucoup changé.

Voyant que Roncelin allait frapper le vieil homme,

Renaud bondit et le lui arracha des mains :

— C’est vous qui à ces cheveux blancs devez le respect, sinon à autre chose. N’avez-vous pas compris que seul l’un des vôtres peut en savoir autant ? Veuillez lui pardonner, messire, poursuivit-il avec une déférente douceur, mais ce frère-là est sous le coup d’une grave déception… comme je le suis aussi. Consentirez-vous à m’apprendre qui vous êtes ? Moi, j’ai nom Renaud de Courtenay, chevalier et écuyer du roi Louis neuvième du nom !

— Courtenay ? Comme c’est étrange ! L’un des derniers gardiens de la Vraie Croix portait ce nom. C’est aussi l’un des deux qui l’ont cachée avant la grande charge…

— D’où le savez-vous ? Y étiez-vous donc ? proposa Renaud en se livrant à un rapide calcul. Vous êtes très âgé, n’est-ce pas ?

— Oui, et j’étais très jeune lors de ce désastre. Un Templier fraîchement adoubé. J’avais nom Aymar de Rayaq…

— Tu as fui ? fit Roncelin la bouche méprisante. C’est pour ça que tu es encore vivant ?

— Non, je n’ai pas fui. C’est mon cheval qui m’a sauvé du massacre. Dès l’engagement de la charge, il a buté contre une racine et m’a envoyé donner de la tête contre un rocher. En raison de la terrible chaleur je n’avais pas coiffé le heaume. Je suis resté inconscient longtemps et quand je suis revenu à moi j’avais la fièvre et ne me souvenais plus de rien, pas même de mon nom. Un vieil homme était présent qui me soignait. Une sorte d’ermite vivant dans une grotte près d’ici. Il s’appelait Djemal et il priait Allah, mais c’était un homme bon et compatissant. Il m’a soigné, presque guéri. Je dis presque parce qu’il a fallu de longues années pour que je recouvre la mémoire… mais j’étais habitué à la vie sauvage. Djemal mourut et je suis resté. Mon vieil ami m’avait appris la catastrophe de Tibériade…

L’œil de Roncelin s’était allumé à mesure que s’éveillait son intérêt. Une question lui brûlait les lèvres : il la lâcha.

— Si vous étiez Templier, vous savez ce qu’il est advenu de la Croix ?

— Oui. Je l’ai dit, j’étais très jeune alors… et très curieux. J’avais entendu l’ordre de la cacher et j’ai voulu savoir… Dieu m’en a bien puni ensuite…

— Allons donc ! Il vous a sauvé la vie, seul de tout le Temple avec Thibaut de Courtenay qui, lui, est mort, ajouta-t-il revenant à plus de politesse maintenant qu’il savait la qualité réelle du vieillard. Et nous, nous sommes venus pour retrouver la Vraie Croix. La rendre à l’Ordre. Où l’a-t-on mise ?

— Là où vous avez commencé à chercher ce matin. Ce jeune homme vous a montré l’endroit exact… Mais pourquoi était-il lié ?

— Pour me forcer à obéir, dit Renaud. Je ne voulais pas lui donner la Croix. Pardonnez-moi, puisque vous lui apparteniez, mais mon père m’avait fait jurer de ne jamais la remettre à l’Ordre du Temple, mais au roi Louis seul. J’ajoute que le pape Innocent IV la veut aussi…

— Ce qui me paraît plus légitime. Ainsi on vous a amené de force ? Comme, certainement, la jeune femme, là-bas, gardée par un serviteur ?

La fragile patience du sire de Fos était usée :

— Assez de palabres ! hurla-t-il. Si vous connaissiez l’emplacement de la Croix, vous devez savoir où elle est à cette heure !

— Un chevalier du Temple ne ment pas. Oui, je le sais… Des fils de l’Islam sont venus un jour. Ils ont campé à cet endroit, autour de l’acacia. Ils n’étaient que cinq et cherchaient quelque chose. Ils tapaient le sol du pied comme s’ils en attendaient un écho. L’un d’eux est même monté dans l’arbre et le lendemain ils sont repartis. Mais moi, j’ai craint qu’ils ne reviennent en plus grand nombre. Et la nuit suivante, j’ai déterré le sublime symbole de la Rédemption.

— Sage précaution dont je ne saurais trop vous louer ! Il ne vous reste plus qu’à nous la remettre, ajouta Fos d’un ton soudain caressant, mais qui ne le resta pas quand le vieux chevalier répondit :

— Non !

Une nouvelle bouffée de colère manqua étrangler Roncelin :

— Non ?… Alors je vais vous en donner l’ordre ! Vous n’êtes qu’un simple chevalier. Je suis un dignitaire et vous me devez obéissance absolue…

— Je ne suis plus qu’un vieil homme près de sa fin et la vie m’importe peu.

— La mort peut être lente à venir… et cruelle ! grinça Fos.

— C’est sans importance ! Vous venez de me faire comprendre pourquoi Thibaut de Courtenay a fait jurer à son fils de ne la remettre jamais à un homme du Temple. Pas de celui que vous incarnez. Votre Temple, dont à mon époque j’ai soupçonné quelque chose, n’est pas le mien ! Vous ne l’aurez pas de moi !

Sur un signe de leur maître, les valets s’emparèrent de Renaud, pris au dépourvu par leur attaque à laquelle il ne s’attendait pas.

— Si tu ne me la donnes pas, vieux fou, je fais égorger celui-ci devant toi !

— Ne vous souciez pas de moi ! cria le jeune homme. Un chevalier doit être prêt à mourir pour sa cause. Celle-là est mienne !

Roncelin de Fos s’approcha de lui et l’empoigna par le col de sa chemise qu’il remonta en le serrant jusqu’à son menton.

— Est-ce que tu n’oublies pas un détail… ou quelqu’un, mon garçon ? Je vais envoyer chercher la douce Sancie et nous verrons ce que vous direz tous les deux quand elle hurlera sous le fer rougi au feu.

— Dans ce cas, que deviendra votre fructueux marché ? Vous êtes au courant : cet émir dont vous vouliez satisfaire la passion ?

Le hurlement d’horreur d’Aymar de Rayaq trouva un écho dans celui de stupeur de Renaud devant l’extraordinaire spectacle que son regard rencontra : sortant des ruines de Marescalcia, Sancie venait vers eux tenant à pleins bras une grande croix d’or bosselé de pierres précieuses, dont le soleil décroissant tirait des éclairs au rythme de ses pas. L’homme nommé Ali, éperdu, tournait autour d’elle en courant comme un grand chien excité. Un autre cri, faible comme une plainte, se fit entendre et c’était le vieux solitaire qui l’avait émis… La lumière irradiant de la Croix enveloppait la porteuse tout entière, faisant scintiller les larmes qui coulaient de ses yeux. Renaud tomba à genoux et joignit les mains, foudroyé par cette sublime apparition, imité, tant elle était belle à cet instant, par le vieil Aymar. Roncelin de Fos, lui aussi, se figea, son œil gris dilaté par une joie effrayante…

Le cri d’un épervier traversant le ciel pourpre rompit le charme dont tous étaient captifs et ce fut le moins atteint, Fos bien sûr, qui réagit le premier. Courant vers la jeune femme, il lui arracha son trésor, en dépit de ses efforts pour le garder contre sa poitrine, avec une telle brutalité qu’elle chut sur le dos dans un gémissement de douleur.

— Où l’avez-vous trouvée ? hurlait-il en élevant la Croix à deux mains comme s’il voulait s’en servir pour frapper Sancie.

Mais déjà Renaud arrivait sur lui et d’un magistral coup de poing l’envoyait au sol. La Croix échappa à Fos mais son assaillant l’avait rattrapée avant qu’elle ne touche la terre durcie par la sécheresse. Il revint la porter à l’ermite avec un respect infini. Ses mains tremblaient en touchant le métal lisse et doux recouvrant le bois sur lequel le Christ avait agonisé :

— Vous la gardiez dans cette ruine ? reprocha-t-il. Quelle imprudence !

— Non, parce que les gens qui vivent aux alentours de cette cuvette sont persuadés qu’elle est hantée par les fantômes de ceux qui ont trépassé là et en ont peur. J’ai dû m’y installer avec Elle quand un tremblement de terre a bouché la caverne de Djemal.

— Qu’importe, elle est à moi maintenant, gronda Roncelin qui fondait sur eux comme un vautour sur sa proie en vociférant. Secouez-vous, bande d’idiots ! Et emparez-vous de ces hommes !

Ils obéirent mais Renaud était déjà près de Sancie qui ne se relevait pas. Sa tête avait dû porter sur un rocher ou une racine. Un instant il la crut morte et son cœur se serra. Il la souleva dans ses bras et approcha son visage de la bouche entrouverte pour sentir son souffle. Notre Dame en soit bénie ! Elle respirait. Donc elle n’était qu’évanouie et, dans sa joie, il pressa sa joue contre la sienne.

— Laisse-la tranquille ! brailla Roncelin. Elle reviendra bien seule… Allez, vous autres ! Ligotez-le !

Ce n’était pas aussi facile à faire qu’à ordonner. Renaud fournit une vigoureuse défense à laquelle mit fin un coup de pommeau de sabre assené sur le crâne. À son tour il perdit connaissance mais cela ne dura pas, l’homme n’ayant pas frappé pour tuer. En revenant à lui, peu de temps après, ce qu’il vit l’épouvanta, cependant que ses oreilles s’emplissaient des sanglots du solitaire auprès duquel on l’avait assis pour qu’il ne perdît rien de ce qui se passait.

Or ce qui se passait était dément, incroyable, terrifiant et même loin de l’entendement humain. Armé de sa hache d’armes, Roncelin de Fos était en train de briser les plaques de métal qui protégeaient le bois vénérable tout en le laissant visible pour l’offrir à l’adoration des fidèles.

— Que faites-vous ? cria Renaud. Êtes-vous devenu fou ? C’est la Croix du Christ que vous massacrez !

— Ah oui ? ricana l’autre sans cesser son œuvre destructrice.

Car il ne lui suffisait pas de briser le cristal pour pouvoir dégager le grand fragment et c’était l’or, à présent, qui volait en copeaux, luisants comme des lucioles aux abords du grand feu que les serviteurs étaient occupés à allumer avec du bois mort et des branches que l’on trouvait un peu partout. Enfin il y parvint et tira à lui le morceau du madrier que Jésus avait hissé sur le Golgotha, qui avait reçu le sang de ses mains trouées par les clous, celui où reposait sa tête déchirée par les longues épines noires. Un instant il le regarda :

— À genoux ! hurla Renaud éperdu. À genoux, misérable, et repens-toi !

Au lieu de cela, l’autre eut un rire insensé, cracha sur le bois sacré, le jeta à terre, le foula aux pieds…

Auprès de lui, Renaud entendit le râle déchirant poussé par le vieil Aymar, puis son explosion furieuse :

— Pourquoi ? Pourquoi cet immonde sacrilège ? Quel est ce Temple que tu prétends représenter ?

— Le seul vrai ! Celui que l’autre dissimule sous la force et la richesse de ses commanderies ! Celui-là refuse d’adorer l’instrument d’un supplice infamant, un supplice d’esclave…

— Quel qu’il soit, c’est celui qu’a choisi le Messie, le Fils de Dieu fait homme…

— Ton Messie n’était qu’un agitateur ! Jean était le vrai !

— Pour ce blasphème et le reste, tu vivras ton éternité dans les flammes de l’enfer, tonna Renaud. Qu’avais-tu besoin de rechercher la Sainte Croix si c’était pour en arriver là ?

— Pour être certain que Louis de France ne l’aurait jamais. Ce lui serait une arme trop forte, un pallium peut-être contre ce que je lui réserve encore !

— Un pallium ? Tu reconnais donc sa puissance de protection ?

— Je ne reconnais rien… en voici la preuve !

Ramassant le morceau de madrier encore sous ses pieds, il le jeta dans les flammes qui montaient à l’assaut du ciel devenu obscur.

— Nooooooon !

Au prix d’un effort inouï, Aymar de Rayaq réussit à se remettre debout et courut se jeter dans le brasier non sans avoir, au passage, craché au visage de Fos. À la fois horrifié et désespéré, Renaud parvint à se redresser lui aussi et voulut le suivre pour tenter de le sauver, pensant que le feu brûlerait ses cordes et qu’il pourrait ramener le vieux chevalier. Mais Roncelin l’arrêta en le prenant à bras-le-corps :