— L’aider ?… Que lui fait-on ? Quel danger court-elle ?
L’émir Shawan répéta son geste apaisant qu’il accompagna même d’une ombre de sourire. Ou du moins Renaud en eut-il l’impression, mais son œil resta froid et le scribe reprit :
— Aucun. Elle plaît trop à notre suprême seigneur, le malik al-Nasir Youssouf, sultan de Damas et d’Alep, pour qu’on la maltraite. Toi, en revanche…
— La torture ? Pour m’arracher le nom de ma mère ? Je ne vois vraiment pas pourquoi, mais je suis de plus en plus décidé à me taire parce que j’ignore si elle vit encore et pour rien au monde ne voudrais qu’il lui advînt le moindre mal…
— En quoi une dame franque pourrait-elle souffrir si le maître d’un empire du Prophète – Son nom soit béni dans tous les siècles ! – apprenait comment elle s’appelle ?
— En rien je l’espère, pourtant je ne t’en dirai pas plus !
— C’est ce que nous verrons !
Ayant dit, Shawan et son interprète sortirent de la geôle sans ajouter un mot. Ils ne revinrent pas.
Et des jours passèrent…
Dans une monotonie telle et un si grand silence que Renaud en arrivait à regretter qu’on ne lui fît pas un procès afin de pouvoir au moins s’exprimer et, surtout, tenter d’obtenir des nouvelles de Sancie devenue sa principale préoccupation. En aurait-il seulement un jour ? La reverrait-il même un instant ? C’était peu probable si l’on en croyait les bruits assurant qu’une femme entrée dans un harem n’en ressortait jamais. À plus forte raison s’il s’agissait de celui d’un sultan puisque apparemment c’était entre des mains aussi illustres que tous deux se trouvaient.
Or il découvrait que l’idée du harem lui était de moins en moins supportable. À peu près à égalité avec son sort actuel car s’il n’y avait eu le passage quotidien du serviteur noir apportant la nourriture, il eût pu croire qu’on avait l’intention de l’oublier. Il ne savait même pas où il était ! Il s’efforçait de compter les jours, mais il y avait un blanc au départ puisqu’il ignorait pendant combien de temps il était resté sous l’empire de la drogue.
Un matin, cependant, après que l’invisible muezzin eut appelé les fidèles à la prière, deux gardent vinrent l’extraire de sa prison pour le remonter à la surface de la terre. Si le manque d’exercice avait un peu amolli ses muscles, la nourriture saine dont il n’avait jamais manqué lui permettait de se sentir beaucoup mieux qu’au jour de son arrivée. En revanche, il était sale à faire peur et répandait une odeur de crasse dont il était lui-même incommodé. « Si l’on m’emmène pour m’exécuter, pensa-t-il, je demanderai qu’avant de mourir on me donne une croix… et un bain ! »
Et il se trouva qu’on le conduisit dans un hammam où, durant plus d’une heure, deux grands diables à demi nus qui ressemblaient à des panthères noires le trempèrent, le savonnèrent, le raclèrent, le douchèrent, puis, après l’avoir aplati sur une table, l’enduirent d’huile, le malaxèrent, le triturèrent de toutes les façons, le lavèrent de nouveau pour ôter l’huile superflue, sans oublier cette fois sa tête sur laquelle on versa un parfum ambré qui le fit éternuer. Enfin on lui tailla les cheveux, la barbe et la moustache avant de l’introduire dans une chemise de toile fine fermée sur l’épaule droite au moyen d’un bouton de cristal et dans un caleçon de même étoffe serré par une cordelière d’argent. On glissa ses jambes dans ce qui était en fait un pantalon étroit de beau drap vert foncé descendant jusqu’aux chevilles ; on lui passa une sorte de robe, brodée d’argent, retenue par une ceinture noire brochée. On mit ses pieds dans des babouches à talons en maroquin noir, noir comme l’ample et riche manteau à manches larges dont on compléta son costume. Pour parachever, on le coiffa d’une chéchia noire autour de laquelle on drapa un turban neigeux à force d’être blanc.
Renaud comprenait de moins en moins, mais se trouva si bien du traitement qu’on lui avait fait subir qu’il sentait lui revenir une certaine forme d’optimisme, regrettant seulement que ce magnifique costume ne soit pas complété par une arme. Ainsi équipé, l’émir Shawan, toujours flanqué de gardes, vint le chercher en personne pour le conduire dans la salle la plus somptueuse qu’il eût jamais vue. Immense, ouverte sur le bleu d’un lac par de fines arcatures à colonnettes, avec des plafonds en cèdre sculpté ; ses murs étaient décorés de peintures et de mosaïques azurées ou dorées. Dans des niches ogivales aménagées dans leur épaisseur étaient exposés des objets d’argent, d’or, d’ivoire ou de cristaux gravés. D’épais et chatoyants tapis couvraient le sol parsemé de grandes lampes d’argent habilement placées devant des miroirs pour en doubler la lumière. Enfin, tout au fond, il y avait un large banc de bois précieux à peine surélevé et garni d’épais coussins de satin jaune dont certains servaient de sièges et d’autres, placés debout et côte à côte, de dossiers. Là était assis, jambes croisées, un homme vêtu de pourpre et coiffé d’un étroit turban noir orné d’une plaque d’or où quelque chose était gravé. Il était seul au milieu de ces splendeurs, sans gardes ni conseillers, mais cet isolement lui donnait plus de majesté que la présence d’une foule nombreuse, même prosternée. C’était le prince dont Renaud et Sancie étaient les captifs.
Guidé par l’émir, le chevalier s’avança vers lui jusqu’à la limite de l’interminable tapis. Là, il s’inclina courtoisement mais ne plia pas le genou comme il l’eût fait devant un roi chrétien et, en se redressant, osa le regarder au visage. Al-Nasir Youssouf pouvait avoir une trentaine d’années. Allongée par la barbe à deux pointes, sa figure était ovale avec, sous des sourcils rectilignes, des yeux sombres profondément enfoncés. Un coude appuyé sur son genou relevé de façon que la main soutînt le visage posé dessus, il regardait d’un air méditatif venir à lui ce chrétien qu’il traitait de si étrange façon.
Renaud chercha des yeux l’interprète, mais le Malik n’en avait pas besoin :
— Mon fidèle émir Shawan t’a posé naguère une question à laquelle tu n’as pas répondu. Il t’a demandé : « Qui es-tu ? »
— Il t’a mal renseigné. J’ai répondu.
— De façon incomplète et fallacieuse. Le nom de ton père n’est pas exact et tu n’as pas voulu prononcer celui de ta mère. Tu as même prétendu que tu l’ignorais.
— Peut-être, mais si tu possèdes tous les droits possibles sur ma vie, tu n’en as aucun sur mes souvenirs ni sur mes origines. Le silence est la dernière richesse du prisonnier !
— Belle parole ! Abou Saïd, qui fut un grand sage et un grand poète a écrit : « Seul le silence est puissant et tout le reste n’est que faiblesse. » Mais il a dit aussi : « Retiens tes paroles devant tous, mais non devant un ami ! »
— Un ami ? Tu me fais grand honneur, seigneur. J’aimerais savoir d’où tu tiens que nous sommes amis ?
Sans répondre, al-Nasir Youssouf frappa trois fois dans ses mains et Shawan alla chercher au seuil d’une porte une femme qui entra, appuyée sur une béquille. Elle était entièrement vêtue de noir avec, sur la tête, le voile opaque habituel aux filles de l’Islam, mais ce n’en était pas une… Dans son visage pâle, creusé de rides douloureuses, les yeux délavés avaient dû être bleus : ils en conservaient un reflet. Cependant son être exprimait l’énergie quand, après avoir salué le prince, elle se dirigea vers Renaud devant qui elle se planta, appuyée des deux mains sur sa béquille tandis que son regard le dévorait. Le Malik dit alors :
— Il refuse toujours de dire qui il est. Veux-tu, toi, lui apprendre qui tu es ?
Tremblant d’une émotion soudaine qui lui mit les larmes aux yeux mais sans cesser de fixer Renaud, elle déclara :
— Je m’appelle Amena et je suis chypriote. En l’an 1204, j’ai reçu dans mes bras et nourri de mon lait la dernière fille que la reine Isabelle venait de mettre au monde. C’était Mélisende de Jérusalem-Lusignan et je ne l’ai jamais plus quittée. Je l’ai suivie à Antioche quand elle a épousé Bohémond le Borgne… et plus tard quand elle a donné le jour en secret à un petit garçon qu’il fallut cacher…
Étranglée par l’émotion, elle eut un sanglot, mais Renaud avait compris, dès qu’elle eut dit son nom, qu’il avait en face de lui celle qui l’avait soustrait bébé aux fureurs du Borgne et l’avait apporté au risque de sa vie jusque dans Tortose à un Templier nommé frère Thibaut de Courtenay. Alors, sans plus se soucier de celui qui les regardait, il prit la vieille femme dans ses bras et pleura avec elle…
Ce qu’ils éprouvaient l’un et l’autre était trop fort pour qu’ils pussent parler en cet instant où le chaînon manquant reprenait sa place. De longues minutes s’écoulèrent avant que Renaud ne demande :
— Ma mère ?… Est-elle toujours en vie ?
— Non, hélas, car un moment comme celui-ci l’eût payée de bien des souffrances. Le Borgne a su, je ne sais comment, ce qui s’était passé. Lorsque je suis revenue, il m’a fait mettre à la torture afin que j’avoue et c’est elle, ma chère maîtresse, qui m’a sauvée en lui disant tout ce qu’il voulait savoir. Ensuite il l’a tuée… de ses mains. Moi, elle avait réussi à me faire fuir en dépit de ma jambe blessée et j’ai trouvé refuge à Alep auprès de celui qu’elle avait tant aimé…
— Mon père al-Aziz Mohamed… et le tien ! coupa le Malik avec gravité. Merci, Amena ! Va prendre du repos après ce long voyage. Et toi, mon frère, viens t’asseoir auprès de moi et causons !
— Un instant encore, s’il te plaît, pria Renaud. Je voudrais savoir si le Borgne existe toujours ?
Shawan emmenait déjà Amena et ce fut al-Nasir Youssouf qui répondit :
— Oui, et pas pour sa gloire ! Il s’est fait le valet des Mongols. Le khan Hulagu est son véritable maître. Laisse-le à sa honte, crois-moi ! Son sang souillerait la plus pure des lames… Viens et prends le temps de te remettre.
Un peu étourdi par ce qu’il venait de vivre, Renaud rejoignit enfin ce frère inattendu sur les coussins jaunes devant lesquels, sur un simple claquement des mains du prince, une dizaine de serviteurs vinrent disposer de grands plateaux d’argent garnis d’une multitude de plats ; mais Renaud attendit d’avoir sacrifié à la cérémonie du lavage des mains dans de l’eau parfumée et que tous eussent disparu avant de demander :
— Comment as-tu deviné qui j’étais ?
— C’est Shawan qui t’a reconnu. Tu l’ignores, bien sûr, mais aux cheveux près, tu es le vivant portrait de notre père. Shawan me l’a dit et quand nous avons su ton nom, j’ai envoyé chercher Amena à Alep où il lui avait donné asile. Mangeons à présent ! Nous parlerons après !
Ils mangèrent en silence par respect pour la nourriture et aussi parce qu’il n’est pas convenable de parler la bouche pleine… Renaud en profita pour réfléchir à ce que sa situation actuelle allait poser de problèmes. Qu’un sang presque semblable coule dans ses veines et dans celles d’al-Nazir Youssouf, et que celui-ci l’eût accepté avec une bonne grâce exceptionnelle n’entamait en rien l’infranchissable barrière qui séparait un Chrétien d’un Musulman. Pourtant il allait falloir, pour la sauvegarde de Sancie, essayer de maintenir une si favorable circonstance.
Lorsqu’il eut goûté à tous les plats comme il se devait, il s’essuya les doigts à une serviette de soie, remercia son hôte pour le repas et attendit. En fait son attente dura un moment. Les yeux mi-clos, le Malik méditait en caressant pensivement sa moustache. Enfin, il parla :
— Le passé qui vient de ressurgir devant nous doit-il s’effacer maintenant ou bien devons-nous le prolonger ?
— Que veux-tu dire ?
— Que l’avenir est devant nous. Comment vois-tu le tien ?
— Très bref ou plus long selon ce que tu décideras. Je suis ton prisonnier.
— Il ne dépend que de toi puisque nous avons la certitude d’être nés du même père. Tous les espoirs te sont désormais permis… même celui de régner un jour sur Jérusalem… si tu acceptes de dire la Loi et de te prosterner devant le Prophète, Son nom soit à jamais béni !
— Essaie d’imaginer un instant, grand roi, que tu es à ma place. Que ferais-tu ? Rejetterais-tu ta vie passée, ton roi, ta foi, ton Dieu ?
— Nous n’en avons qu’un, comme vous. Quant au Roi… je viens de te dire que tu pouvais le devenir. Et dans la ville qui doit t’être chère entre toutes.
— Pourquoi me le serait-elle encore si je reniais Celui que l’on y a mis au tombeau ? Tu es généreux et d’âme plus haute que la plupart des autres rois que les liens du sang n’encombrent guère et qui se seraient débarrassés au plus vite d’un frère aussi incongru. Mais tu es né d’une princesse musulmane…
— Ma mère était une esclave turkmène, ce qui est de peu d’importance : seul compte le géniteur !
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