— Pourquoi ne restez-vous pas ? Votre cousin Gilles s’occupe à merveille du château…
— Mais pas du fief où m’appelle Hermelin, mon sénéchal.
— Et peut-être aussi la dame de Blémont ? lança-t-elle d’un ton plein de rancune qui suscita un éclair de colère dans les yeux de Raoul.
— Vous oubliez que nous ne sommes pas seuls et que, même si frère Adam a toutes les indulgences d’un homme de Dieu, nos dissentiments ne l’intéressent pas. Daignez répondre à présent car votre attitude devient offensante. Acceptez-vous Renaud de Courtenay comme damoiseau ?
— Le nom est beau, plutôt flatteur… et lui n’est pas mal de sa personne. Nous pouvons essayer car il faut vraiment que je sois auprès de la Reine jusqu’à la dédicace de l’abbaye de Maubuisson qui lui tient à cœur.
Raoul de Coucy ne retint pas un soupir de soulagement qui se traduisit par une étincelle amusée dans les yeux du Commandeur. Renaud s’agenouilla devant le couple pour lui faire allégeance puis, après avoir salué avec émotion son vieux protecteur, il suivit un serviteur chargé de le conduire aux étuves de l’hôtel afin de le débarrasser d’une crasse vieille de plusieurs semaines et que n’avaient pas suffisamment ôtée les ablutions rapides faites à la Tour oubliée, à la commanderie de Joigny, aux étapes du voyage et à la maison du Temple.
La seule idée d’un vrai bain le remplissait d’une joie enfantine. Aux Courtils, sa mère adoptive était une fanatique de la propreté et plus encore peut-être sire Olin qui avait vécu en Orient où, dans le royaume franc, on avait adopté depuis longtemps les bains de toutes sortes – froids, chauds, tièdes, de vapeur, etc. – sans compter l’usage constant des herbes et des huiles aromatiques, voire des parfums pour les plus riches.
Aussi s’attarda-t-il quelque peu dans la cuve pleine d’eau chaude avant de se savonner et étriller vigoureusement, puis de se faire jeter par un valet quelques seaux d’eau froide sur le corps pour se rincer. Après quoi, enveloppé d’un drap, il confia sa tête à un barbier qui le débarrassa de sa barbe naissante et se mit à rectifier la coupe légèrement hasardeuse de ses cheveux.
On en était là quand une jeune femme entra dans la salle basse préposée aux bains et s’arrêta au seuil, les bras croisés et une barre de mécontentement plissant un front qui n’en avait pas encore pris l’habitude.
— Quoi ? s’écria-t-elle. Pas encore prêt ? Et même pas vêtu ? À quoi pensez-vous de vous prélasser ainsi quand la maîtresse vous attend ?
— Encore un petit instant ! plaida le barbier. Il y avait beaucoup à faire…
— Je veux bien te croire ! Ce que j’ai aperçu tout à l’heure n’avait rien d’engageant. Voyons le résultat !
Elle descendit les quelques marches de l’étuve et vint se planter devant Renaud, fort empêtré de son personnage tandis qu’elle l’examinait d’un œil critique. Ce qui fait que, d’emblée, elle ne lui fut pas sympathique. Une bien belle fille pourtant : blonde avec des yeux verts insolents, elle avait un corps épanoui sans épaisseur, dont les formes étaient tendrement épousées par la soie vert sombre d’une robe qui allait s’évasant à partir des hanches marquées par une ceinture d’orfroi. Les cheveux crespelés tombaient librement sur son dos, coiffés d’un chapel assorti à la robe et maintenu sous le menton par une écharpe légère. Le visage était celui d’un chat qu’une aberration de la nature aurait pourvu d’une bouche rouge et charnue comme une cerise.
— Puis-je savoir à qui j’ai l’honneur, belle dame ? demanda Renaud résigné à se laisser détailler puisque immobile il ne pouvait faire autrement.
— Damoiselle s’il vous plaît ! J’ai nom Flore d’Ercri et je veille au parage de dame Philippa dont j’ai toute la confiance. Ah, on dirait que l’on en a fini avec la tête. Voyons le reste !
Et, avant que Renaud qui se relevait ait pu l’en empêcher, elle l’avait, d’un geste preste, débarrassé de son drap de bain et il se retrouva nu devant elle. Nu, et furieux.
— Demoiselle ! Sont-ce là les façons des dames de Paris ?
Elle se mit à rire, d’un rire doux et un peu rauque, à la fois étrange et séduisant :
— De Paris et d’ailleurs ! Beau damoiseau, sachez, puisque apparemment vous l’ignorez, que lors du retour du chevalier revenant de guerre ce sont dames et demoiselles qui le baignent, pansent ses blessures et le parent. De même pour le voyageur illustre qui arrive au château. Et que je sache, on ne se baigne jamais tout habillé. Alors un peu plus tôt, un peu plus tard !… Je dirai que… vous donner ces soins sera un plaisir. Venez vous habiller à présent, je vais vous aider.
Des vêtements étaient posés sur un escabeau. Avec adresse mais en prenant son temps – ce qui démentait la hâte de tout à l’heure –, Flore d’Ercri entreprit de les lui passer, en dépit de ses refus réitérés. Il savait très bien s’habiller seul, rapidement, et ne comprenait pas pourquoi il y fallait tant de façons. Ce fut une sorte de pas de deux un peu ridicule et assez troublant car la belle accompagnait chaque pièce d’habillement d’un effleurement, voire d’une caresse. Elle lui donna ainsi des braies et une chemise de lin blanc, des chausses de tricot violet terminées par des bottes courtes, en beau cuir, dont il fallut d’ailleurs essayer plusieurs paires avant de trouver la bonne. Ensuite on lui passa une cotte de drap violet descendant à mi-cuisse, avec des agrafes et, au col, une légère broderie d’argent. Un manteau à draper de même couleur attendait sur un autre escabeau.
— Les couleurs de dame Philippa sont le violet et le blanc, précisa Flore. Vous n’aurez guère de peine à vous en souvenir…
Puis, se haussant sur la pointe des pieds, elle lui donna un baiser appuyé qui le fit frissonner, mais auquel il ne répondit pas. Ce qui la fit rire.
— Gageons que vous êtes puceau, mon bel ami ? murmura-t-elle.
— Demoiselle ! fit-il scandalisé. Voilà une question…
— Naturelle quand on a votre âge… et surtout votre inexpérience. Mais cela pourrait s’arranger… à notre commune satisfaction, ajouta-t-elle presque bas. En tout cas, soyez rassuré : si vous êtes aussi brave que vous êtes beau, vous ferez honneur à la maison !
Et elle l’emmena pour le conduire à sa maîtresse qui, cette fois, trouva pour lui un sourire et se déclara satisfaite. Plus encore en apprenant qu’il savait lire, écrire et possédait même quelques autres traces de culture :
— Peut-être serez-vous à la fin d’un commerce aussi agréable que mon pauvre Omer… Et puis si je veux rester quelque temps à Paris sans mon seigneur époux, il faut bien que je me résigne à accepter un défenseur solide.
Ce petit discours n’enchanta pas Renaud qui aurait volontiers, n’était sa bonne éducation, répondu que pour sa part il eût de beaucoup préféré compagnie masculine, au besoin avec des débuts difficiles, plutôt que se retrouver dans les jupes d’une femme qu’il jugeait déjà geignarde et peu gracieuse, dans un emploi qui tenait le milieu entre le valet et la fille de compagnie.
Pourtant, il n’en avait pas encore fini avec les examens. Le baron Raoul le fit mander ensuite dans la salle d’armes pour juger de ses capacités à manier l’épée ou la hache. Il se trouva face à un vieux sergent nommé Pernon, sec comme une trique mais d’une habileté quasi diabolique, soutenu par des jambes qui devaient être en acier.
Pernon avait appris les armes aux frères de Coucy, à leurs cousins et aux jeunes nobles que l’on mettait en apprentissage au château. C’était un maître en la matière et si, face à lui, Renaud passa quelques-unes de ces minutes pénibles au cours desquelles on s’aperçoit qu’on ne sait pas grand-chose, il eut du moins la satisfaction de l’entendre conclure à l’intention du baron qui regardait :
— Il a encore à apprendre et pas mal de défauts à corriger mais la base est bonne. Il a eu un bon enseignement.
— Qui vous a appris les armes ? demanda le baron.
— Mon père… adoptif, sire Olin des Courtils, qui est allé à la croisade sous monseigneur Jean de Brienne, roi de Jérusalem et empereur de Constantinople – que Dieu ait en Sa sainte garde !
Pernon fit entendre un petit sifflement comme pouvait seul s’en permettre un vieux serviteur :
— Cela dit tout, en effet. Outre que rien ne vaut l’affrontement aux Sarrasins pour apprendre la guerre, vous avez trop entendu vanter, sire Raoul, les exploits du roi Jean pour ne pas en connaître la valeur qui s’étendait à ceux qui le suivaient. Il faudra voir, ajouta-t-il en se retournant vers Renaud, ce que vous valez à cheval. Je crois sincèrement que ce garçon n’aura guère de peine à égaler vos meilleurs chevaliers. C’est dommage de le laisser ici. Il risque de s’amollir !
— Il n’en aura pas le temps. Dame Philippa ne s’éternisera pas au-delà du printemps et à Coucy tu pourras parfaire son entraînement. Pour l’instant, l’important c’est qu’il sache bien la défendre et donner confiance aux serviteurs en cas de mauvaise rencontre.
— Pour cela je crois pouvoir en répondre : il est solide.
— C’est le principal ! Achevez de vous revêtir, Renaud, et me suivez dans ma chambre, ajouta-t-il à l’adresse du jeune homme occupé à refermer sa chemise avant de repasser sa cotte. Un moment plus tard, il se retrouvait devant la table sur laquelle le maître écrivait précédemment. Celui-ci avait repris son siège, mais pas la plume. Il semblait soucieux. De temps en temps, comme s’il cherchait à se rassurer, il regardait le jeune homme puis, accoudé au bras du fauteuil, un poing sous le menton, il reprenait une rêverie que Renaud n’osait interrompre.
Enfin, il poussa un soupir puis se décida :
— Je me demande si je ne commets pas une grave imprudence en vous confiant, à vous si jeune, la sûreté de ma dame épouse ?
— Ce n’est pas moi qui peux vous répondre, sire baron. Sinon que je suis prêt à défendre la noble dame avec ce que j’ai de force et de sang mais, si Votre Seigneurie se tourmente à ce point, peut-être devrait-elle différer son départ… ou emmener dame Philippa ?
— Vous l’avez entendue tout à l’heure : l’un est aussi impossible que l’autre : je dois – et il appuya sur le mot – rentrer à Coucy et ma dame veut rester encore céans. Elle est très attachée à la Reine qui lui a montré une affection quasi maternelle quand elle était de ses demoiselles…
Renaud était encore trop frais émoulu de sa campagne pour savoir cacher ses étonnements :
— Quasi maternelle ? Mais on dit la Reine toute jeunette ?
Son exclamation naïve amena un sourire sur les lèvres de Raoul.
— Et ma noble épouse ne l’est plus vraiment ? Votre erreur vient que vous n’êtes pas au fait du palais. Il y a deux reines dont la plus importante n’est pas Marguerite de Provence épouse de notre roi Louis mais bien sa mère, la très haute et très sage Blanche de Castille qui est fort entendue aux affaires du royaume, l’a bien prouvé lors de la régence qu’elle a exercée durant la minorité de son fils, et dont celui-ci ne saurait négliger ses conseils. Mais revenons à ce dont nous causions ! Mon hésitation n’est pas signe de méfiance envers vous, Renaud, mais bien de ce que je ne suis pas certain que ma dame ne soit pas en danger…
— À cause du meurtre du précédent damoiseau ?
— En effet. Et ce n’est pas tout : nous avons eu, il y a deux ans, un fils qui semblait beau et bien constitué et qui cependant n’a point vécu ; il est mort à trois mois dans d’affreuses convulsions. Les enfants en bas âge y sont souvent exposés et les mires ont déclaré que c’était simple malchance. Mais depuis dame Philippa n’a pu concevoir. En outre, elle est parfois sujette à des malaises qui ont toujours lieu chaque fois que je me suis approché d’elle.
— C’est d’une grande tristesse… Mais pourquoi y aurait-il une relation avec la mort de son serviteur ?
— Là où j’en suis, je dois tout dire car vous l’apprendriez vite. Un mauvais bruit m’est revenu selon lequel mon épouse désespérant d’avoir un enfant de moi se serait… accordée à lui. Le chagrin qu’elle a montré à sa mort a renforcé ce bruit. Si dans un avenir proche il arrivait malheur à la baronne, c’est moi que l’on accuserait de l’avoir tuée…
— Mais… pourquoi ?
— Pour pouvoir épouser une autre femme… plus jeune et plus avenante. Ce qui, je tiens à vous le dire, ne peut en aucun cas effleurer mon esprit ni mon cœur.
Renaud avait encore dans l’oreille l’accusation lancée par dame Philippa à propos d’une dame de… ou du… il n’avait pas retenu le nom.
— Et qui oserait accuser Votre Seigneurie ?
— Mon beau-frère, le puissant comte de Dammartin qui aime fort sa sœur et pense que je la traite mal. Il y a aussi mon propre frère et il n’est pas impossible que ces deux haines se rejoignent. Voilà pourquoi vous devrez veiller de très près sur celle qui devient votre maîtresse. Et aussi sur vous-même, mais dans quelque temps. On ne saurait vous accuser d’être son doux ami alors que vous arrivez. Cela dit, je ne laisserai ici que des serviteurs dévoués sur lesquels vous pourrez compter. Pensez-vous toujours pouvoir remplir la lourde tâche que je vous confie ?
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