— Pas pour moi ! Et je crois bien que ce n’est pas parce que ma mère était princesse. Elle a souffert, elle a aimé jusqu’à mourir de cet amour. Je pense qu’il nous faut oublier ce qui nous unit, revenir à notre point de départ !
Al-Nasir Youssouf ouvrit des yeux ronds :
— Tu veux redevenir mon prisonnier ? Tu es fou ?
— Je voudrais l’être : les choses, les gens et les couleurs du ciel n’auraient plus d’importance, mais je ne refuse pas ma liberté si tu veux me la rendre… Ou plutôt non ! Si tu veux que je te bénisse jusqu’à mon heure dernière, charge-moi de chaînes… et rends la liberté à la noble dame que le Templier t’a livrée. Ensuite tu pourras appeler le bourreau !
Le prince tendit la main vers une coupe d’albâtre que l’on avait laissée à leur portée après avoir desservi pour y prendre une prune confite, mais il n’acheva pas son geste et retira sa main soudain raidie :
— Cette femme t’est chère à ce point ?
— J’y tiens beaucoup, répondit Renaud après avoir hésité un instant sur le choix des termes.
L’amour qu’il éprouvait pour la Reine lui défendait de prétendre que Sancie était sa dame de cœur. Il ajouta aussitôt :
— Elle est veuve, seule au monde et tout chevalier digne de ce nom jure de protéger la veuve, l’orphelin, mais aussi tout être en détresse, toute…
— Tu dis qu’elle a perdu son époux ?
— Oui. Je ne sais pas depuis combien de temps. À ce qu’elle m’en a dit, il était beaucoup plus âgé qu’elle mais elle l’aimait.
— Il fallait qu’il le soit pour avoir laissé vierge une femme aussi séduisante !
Nouveau silence que Renaud employa à réaliser ce qu’il venait d’entendre :
— Tu as dit : vierge ?… Comment le sais-tu ?
Le Malik écarta les deux mains dans un geste plus explicite qu’une longue phrase car il traduisait une évidence. Il ajouta cependant d’une voix assourdie :
— Je crains que tu ne puisses comprendre. Ses cheveux de feu ont enflammé mon désir. Depuis toujours je rêve d’une femme possédant une telle chevelure. Mon père a eu jadis une esclave ainsi parée, mais moins belle parce qu’elle n’avait pas les yeux d’émeraude de celle-ci. Cependant j’en avais une terrible envie que je n’eusse peut-être pas retenue si la fille n’avait trahi son seigneur et n’était morte… sous le fouet ! Quand j’ai succédé à mon père, j’ai fait chercher partout une créature qui réalise mon rêve. Et je l’ai trouvée… Si elle a une place dans ton cœur, j’en suis désolé, mais ne me demande pas d’exprimer des regrets ! Oh non ! Son corps est un bouquet de délices dignes du paradis…
À cet instant il ne s’adressait plus à Renaud mais à lui-même en une évocation qui lui troublait le regard. Sa bouche se fit gourmande tandis qu’il se pourléchait à la manière d’un chat. Ce que le chevalier, saisi d’une soudaine envie d’étrangler ce frère de hasard, ne put supporter. Il se leva :
— Tu l’as violée et oses me l’avouer ? s’écria-t-il avec une violence qu’il n’essaya pas de brider.
Al-Nasir Youssouf tourna vers lui un visage souriant, mais où les paupières mi-closes ne laissaient filtrer qu’un reflet noir :
— Quel ton ! Je me demande si tu es mon frère depuis assez longtemps pour te le permettre ? En outre, j’ai déjà exprimé que j’étais triste pour toi… Mais je veux bien te répondre : je n’ai pas forcé la jeune lionne aux prunelles vertes. Les femmes qui l’entourent la traitent en reine… et elles savent aussi composer des pâtisseries, des nectars qui effacent les aspérités du caractère et les réactions déplaisantes…
— Autrement dit : on te l’a livrée inconsciente ? C’est encore pire ! Quand on aime une femme on essaie de l’apprivoiser, de la gagner.
— Qui parle d’amour ? Elle enflamme merveilleusement mes sens et c’est ce que je veux ! Il se peut que je l’épouse ! Surtout si elle me donne un fils ! Et je te promets qu’elle sera heureuse. Le temps n’est pas éloigné où elle viendra d’elle-même au-devant de mes caresses.
— Jamais ! Jamais tu n’obtiendras qu’elle s’avilisse comme une esclave… Elle est trop haute dame, trop fière !
— Elle est femme avant tout ! Elle était rose en bouton. Elle va s’épanouir en une fleur magnifique ! Viens voir !
Il conduisit Renaud dans une sorte de cellule attenante à la salle où ils se trouvaient. Étroite, tendue de damas rouge, elle était fermée par un rideau qui, tiré, dévoila une fenêtre fermée d’un grillage.
— Elle donne sur le hammam du harem, dit le prince. C’est parce que tu es mon frère que tu vas recevoir de moi une faveur exceptionnelle, mais elle te convaincra de ne plus chercher à me ravir mon trésor le plus précieux. Regarde !
Un étage plus bas, il y avait une piscine habillée de marbre blanc et de mosaïques bleues, entourée de matelas et de coussins soyeux. Trois femmes seulement s’y tenaient : Sancie et deux servantes noires qui étaient en train de l’aider à descendre dans l’eau en la tenant chacune par un bras. Fermement, la jeune femme semblant peiner à se mouvoir seule et ses yeux étant presque fermés. Une bouffée de sang vint alors enfiévrer le cerveau de Renaud : les trois femmes étaient nues et les chairs sombres, luisantes exaltaient de façon troublante la peau claire doucement rosée de Sancie. Dans ses cheveux dénoués répandus sur ses épaules et son dos on avait mêlé des fils d’or et des pierres précieuses : rubis et topazes qui lui composaient un manteau scintillant, une fulgurante crinière de lionne qui s’étala sur l’eau quand elle y entra, dérobant ainsi le corps le plus ravissant qui soit aux regards avides des deux hommes, car celui de Renaud dévorait autant que l’autre la trop émouvante vision. Une colère au goût de cendres envahit le chevalier avec l’envie de tuer cet homme qui faisait fi des lois de sa race sur les secrets du harem afin de jouir un instant d’un triomphe assez infâme. Il vit encore que les servantes étaient entrées dans l’eau avec Sancie et l’y soutenaient : elle semblait totalement inconsciente, bien qu’elle eût les yeux ouverts. Puis le rideau retomba.
— Tu as compris ? émit Youssouf d’une voix enrouée. Jamais je ne te la rendrai !
— Alors battons-nous ! Le vainqueur l’emportera.
Cette fois le Malik se mit à rire :
— Réfléchis un peu ! S’il arrivait que tu parviennes à me vaincre et à me tuer – chez nous la plaisanterie que vous appelez tournoi n’existe pas –, tu ne verrais pas la fin du jour et tu serais dans une situation très désagréable : mes serviteurs te feraient mourir sur le pal et ma lionne servirait leurs plaisirs avant d’être vendue comme esclave ou peut-être même exécutée. Il faut te résigner, mon frère !
— Je veux la voir.
— Tu l’as bien assez vue et je t’ai fait une immense faveur en te laissant contempler la beauté de ma future épouse ! À présent je crois que nous n’avons plus rien à nous dire… à moins que tu n’acceptes de dire la Loi et de vivre à mon côté ?
— Tu connais ma réponse.
— Alors va-t’en ! Libre et en paix ! L’émir Shawan va t’escorter aux limites des terres franques. Je le regrette… mais peut-être est-ce mieux pour nous deux ! Sans doute ne nous verrons-nous plus jamais.
— Pourquoi pas sur un champ de bataille ?
— C’est à craindre si ton roi se mêle de tout embrouiller dans ce pays où par haine de l’Égypte qui a osé tuer mon oncle Turan-Shah, nous sommes arrivés à une entente assez convenable avec ceux du Temple qui sont vos gardiens traditionnels. Certains d’entre eux apprécient notre culture et nous leur ouverture d’esprit. Résultat : la paix se maintient mais ton roi ne me ressemble pas, car moi je n’aime pas la guerre. Respirer une rose ou le parfum secret d’une femme est tellement plus enivrant ! J’aimerais que tu lui fasses entendre raison. Qu’il accomplisse son pèlerinage et rentre chez lui !
Sans autre forme d’adieu, il s’éclipsa derrière une tenture. Renaud suivit Shawan qui lui fit rendre ses vêtements, son cheval, ne conservant par-devers lui que ses armes. Sans doute pour les lui remettre au moment de leur séparation ?
En quittant la forteresse, Renaud vit qu’elle était construite à l’orient d’un lac dont les rives marécageuses lui rappelèrent le Nil, les grands roseaux nommés papyrus y poussant à foison. Il y avait aussi de nombreux oiseaux et l’ensemble offrait une image paisible un peu mélancolique mais d’un charme certain. Renaud aurait voulu savoir où il se trouvait mais Shawan ayant choisi – ce qui le surprit – de l’accompagner, seul et sans l’interprète, quoique armé jusqu’aux dents, la conversation risquait de tourner court.
En silence donc, on suivit la berge sur environ une demi-lieue en allant vers le sud, ne rencontrant qu’un ou deux villages de pêcheurs. Le chemin était assez large et, en fait, ce n’était rien d’autre que la route des caravanes reliant Damas à l’Égypte mais aucune n’était en vue. Quand on laissa le lac en arrière, ce fut pour longer un cours d’eaux devenues tumultueuses en sortant de la nappe paisible pour se précipiter sur des degrés rocheux. À un certain moment, Renaud vit, de l’autre côté de la rivière, que l’on pouvait à cet endroit passer à gué sur de grosses pierres plates, des ruines imposantes. Shawan s’arrêta au bord des berges puis se tourna vers son compagnon :
— Ce fleuve est celui que les Francs appellent le Jourdain et ceci est le gué de Jacob. L’un de tes rois y avait construit un fort château contre les armes de Salah ed-Din…
— Mais… tu parles notre langue ?
— Comme tu peux l’entendre.
— Alors pourquoi l’interprète dans mon cachot ?
— Parce que personne n’a besoin de le savoir. Il est bon de connaître la langue de l’ennemi, mais il est bon aussi de ne le confier à personne…
— Pourquoi à moi ?
— Parce que tu es le fils de mon maître regretté, le malik al-Aziz Mohamed, qui était mon ami. Cela ne veut pas dire que j’en éprouve autant pour toi, mais tu es vaillant et le sang du grand sultan coule dans tes veines… Plus pur peut-être que dans celles d’al-Nasir Youssouf. Maintenant écoute-moi ! Tu vas traverser le fleuve et te cacher dans le vieux kalaat ruiné. Là, tu attendras le temps qu’il faudra : une ou deux nuits jusqu’à ce que par trois fois tu entendes le cri du faucon. Alors tu viendras au bord de l’eau. Je t’amènerai la femme franque.
— Pour quelle raison le ferais-tu ? Il te tuera !
— Si je ne te la remets pas, c’est elle qui sera tuée. Tu ne peux pas le savoir mais Youssouf a vécu jusqu’à présent sous la tutelle de sa grand-mère, la redoutable Dharta-Khatoum. Celle aussi de Turan-Shah, son oncle assassiné voici peu par les Mameluks. La vieille reine n’en est que plus jalouse de son pouvoir. Et al-Nasir Youssouf vient de lui échapper. Je sais qu’elle s’est mise en route pour ramener son petit-fils à Damas… et à la raison.
— Et il la laissera faire ?
— Il sera bien obligé : elle ne lui laisse que l’illusion du pouvoir et ce n’est pas plus mal. D’enfant faible et capricieux, Youssouf est devenu un homme généreux mais velléitaire, incapable d’une volonté continue, sauf peut-être au sujet des femmes dont il raffole. Dharta-Kathoum n’y voyait pas d’inconvénient tant qu’il y en avait beaucoup, mais qu’il s’éprenne d’une seule au point de vouloir l’épouser et que celle-là soit une Franque, voilà ce qu’elle ne supportera pas. Je sais qu’elle s’est mise en route pour venir ici. La lionne, si elle la trouve, sera exécutée. Je vais donc proposer de la mettre à l’abri…
— Il te croira ?
— Je ne lui ai jamais donné l’occasion de ne pas me croire.
Renaud avait mis pied à terre et, tenant son cheval par la bride, se rapprocha du rivage.
— Encore un mot, s’il te plaît ! Pourquoi te préoccuper d’une femme, surtout d’une Franque ? Tu les méprises plus encore que les autres, je suppose ?
— Proche de tes souverains, celle-là est dangereuse. Ton roi a dû apprendre qu’entre nous, les Syriens descendants de Salah ed-Din et la racaille égyptienne, l’entente ne règne pas. En outre les Mongols sont sur notre dos. Nous n’avons pas besoin que le roi de France nous tombe dessus pour venger cette créature. Assez parlé à présent ! Je dois rentrer !
— Seras-tu offensé si je dis que je vais prier Dieu pour qu’il soit avec toi ?
— Quel que soit le nom qu’on Lui donne, Allah est toujours Allah ! Une prière ne peut jamais faire de mal !
Le vieux guerrier fit volter son cheval, prit le galop et disparut derrière un foisonnant buisson de cistes marquant un coude du chemin. Avec précaution mais aussi un sentiment de respect, Renaud descendit vers le lit du Jourdain. C’était là le fleuve sacré des Chrétiens, celui dans lequel Jean avait baptisé Jésus, celui dont les traditions disaient que son eau guérissait les malades, même les lépreux, et qui, cependant, n’avait pas guéri le jeune roi martyr qui le méritait plus que tout autre. Mais les voies du Seigneur étant impénétrables, Baudouin avait vécu jusqu’à l’horreur son agonie à cheval…
"Renaud ou la malédiction" отзывы
Отзывы читателей о книге "Renaud ou la malédiction". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Renaud ou la malédiction" друзьям в соцсетях.