— C’est impossible ! Personne n’est autorisé à la voir. Madame Marguerite est malade…
— Malade ? De quoi souffre-t-elle ?
— Je ne sais trop ! Une sorte de langueur… Depuis le départ de notre sire, elle paraît s’affaiblir un peu. Ce qui n’est pas bon pour son état…
— Son état ? Vous voulez dire qu’elle est encore…
— Grosse ? Oui… On le sait depuis peu… Une nouvelle bénédiction du ciel ! fit Escayrac en levant vers la voûte un regard extasié et deux mains un brin tremblantes. Ce qui me vaut le privilège de veiller de nouveau au ventre quand le Roi s’absente. Et c’est à cause de ces premiers – et si touchants ! – malaises qu’elle n’a pas accompagné son époux…
— Et où est le Roi ?
De l’extase, Escayrac passa au ravissement. Il ne lui manquait plus que le nimbe :
— Il est allé mettre ses pas dans ceux de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ainsi qu’il en avait fait vœu en prenant la Croix. Il s’est rendu aux Lieux Saints où il veut cheminer humblement pieds nus, en chemise et…
— Pardonnez-moi, mais je ne sais pas où sont les Lieux Saints… en dehors de Jérusalem qui est fort au sud et que nous n’avons pas reprise, que je sache ?
— Sans doute, sans doute, et c’est grande pitié. Grâce au Très Haut nous en tenons encore quelques-uns comme Nazareth où le fils de Dieu a grandi, et d’autres endroits de Galilée.
— En Galilée ? Sauriez-vous si Nazareth est loin de Safed ?
— Ma foi, je n’en sais guère plus que vous. Il me semble toutefois avoir ouï-dire que… ce serait assez voisin. À cette heure, je vous prie de me laisser retourner au logis de la Reine. Elle n’est pas seule, bien sûr, et demoiselle Elvira…
— Elvira ? Et dame Hersende ?
— Eh bien, à dire le vrai, je ne sais où elle est passée depuis deux jours. Je commence à m’inquiéter…
Renaud eut l’impression que le ciel lui tombait sur la tête :
— Êtes-vous en train de me dire que dame Hersende n’est pas au chevet de Madame Marguerite alors que celle-ci a besoin d’elle ?
— Tout juste, et croyez que cela me soucie…
— Mais enfin qui est auprès d’elle ? Sa sœur, Madame d’Anjou ? Madame de Poitiers ?…
— Ah non ! Les frères du Roi sont repartis pour la France voici… une semaine avec le duc de Bourgogne et d’autres seigneurs. Nous avons cependant la dame de Montfort qui veille au petit prince et la dame de Sergines… bien que celle-ci ne soit pas au mieux en ce moment. Et puis Adèle, et aussi Honorine, la suivante de cette pauvre dame de Valcroze, mais elle pleure sans arrêt.
— Miséricorde !
C’était encore pire qu’il ne le craignait. Marguerite était livrée presque sans défense aux machinations d’Elvira. L’absence d’Hersende était plus que significative et un drame pouvait se produire à tout moment. Il fallait faire quelque chose, et vite !
— Retournez auprès de la Reine, ordonna-t-il, et surveillez la demoiselle de Fos ! Au moindre geste suspect n’hésitez pas à l’appréhender… voire à la tuer !
— Moi ? Que je… Mais je ne me tiens pas dans la chambre !
Il était devenu encore plus pâle s’il était possible et, à son regard, Renaud vit qu’il hésitait. Il bredouilla :
— Cette demoiselle aurait de mauvais desseins ? À qui le ferez-vous croire ?
— J’en jurerais ! Veillez de votre mieux. Je vais essayer de vous envoyer du renfort…
Un peu soulagé d’avoir fait partager ses craintes au vieux chevalier, Renaud alla reprendre son cheval et revint sur ses pas. Quelques minutes plus tard, il tirait la cloche du couvent où Sancie s’était réfugiée.
Il ne fut pas facile de convaincre la sœur tourière de le laisser pénétrer dans la sainte maison. Elle voulut bien admettre qu’une jeune dame était arrivée récemment mais qu’un chevalier se présente derrière elle si peu de temps après ressemblait par trop à une poursuite. D’autant que le nouveau venu n’était pas vraiment repoussant en dépit de son aspect crasseux. Renaud, à qui l’inquiétude ôtait toute tranquillité dut s’astreindre à refréner une impatience proche de l’irritation en face de ce visage apparu derrière le grillage du guichet qui eût été insignifiant, si l’obstination et la méfiance ne l’avaient rendu franchement rébarbatif. La dame de Valcroze avait demandé asile ce qui signifiait que personne ne pouvait être conduit auprès d’elle. Elle n’en sortait pas.
— Il s’agit d’un cas extrême, ma sœur ! Je puis vous assurer qu’aucun reproche ne vous sera fait, pria Renaud. Il faut que je lui parle…
— Sa détermination est grande. Même notre Mère prieure ne réussirait sans doute pas à la faire plier. Retirez-vous en paix !
— En paix ?… Demandez à la Mère prieure de me recevoir ! Ce n’est pas impossible, j’imagine ?
— À cette heure ? Si. Nos sœurs sont à la chapelle et prient.
— Alors, j’attendrai. Mais sachez que je ne quitterai d’ici qu’après avoir vu au moins votre prieure ! Et je tirerai sur cette cloche chaque minute jusqu’à ce que l’on veuille bien m’entendre !
Et, joignant le geste à la parole, il actionna la cloche sous l’œil effaré de la nonne qui se signa précipitamment mais consentit enfin à ouvrir la porte.
Au-delà il y avait une salle dont la voûte basse était soutenue par d’épais piliers, avec au fond l’éclat de la belle lumière blonde venue d’un jardin entouré d’un cloître que révélait un vantail laissé entrouvert, mais entre cela et le visiteur se tenait la petite silhouette blanche de la tourière. Elle lui intima l’ordre de ne pas bouger mais au moment où elle s’éclipsait par l’ouverture, Renaud lança :
— Dites-lui qu’il y va de la vie de la Reine !
Un instant plus tard, elle revenait le chercher pour le conduire, par le cloître désert, jusqu’à une pièce nue à l’exception d’un grand crucifix de bronze plaqué au mur. Sancie était là.
Agenouillée devant la croix, elle priait, la tête dans ses mains et tout d’abord il ne sut pas que c’était elle à cause de la robe blanche, de la guimpe et du voile qui la différenciaient peu des véritables religieuses. Et il ouvrait la bouche pour l’appeler « ma mère » quand elle se releva et lui fit face. Cette fois il pouvait voir son visage cerné par la fine toile. Sa nudité révéla les traces de larmes, une profonde tristesse, mais l’ancienne combativité habitait toujours les magnifiques yeux d’émeraude. De même sa voix ne tremblait pas quand elle attaqua :
— La vie de la Reine ! Vous n’avez rien trouvé d’autre ?
— Vous n’imaginez tout de même pas que j’invente ? J’arrive du palais. Madame Marguerite, grosse une fois de plus, est malade, seule autant dire avec la demoiselle de Fos ! Sa sœur et sa belle-sœur sont en mer pour rentrer en France et dame Hersende a disparu depuis deux jours. On ne sait où elle est. Le vieux sire d’Escayrac qui veille à nouveau au ventre ne sait plus à quel saint se vouer. Alors je viens vous chercher.
— Je croyais vous avoir dit que je n’avais plus ma place dans le siècle. Pas même ici qui est trop près de la Cour…
— La Cour ? Où prenez-vous qu’il y en ait une ? Je viens de vous faire entendre que la Reine est seule…
— Avec son vieux chambellan, les femmes de son service, sa chanteuse préférée et ce n’est pas parce que son médecin s’est absentée qu’elle risque la mort ? Les femmes sont malades en début de grossesse ! Ne soyez pas ridicule !
— Que vous arrive-t-il, Sancie de Signes ?
— Je suis la dame de Valcroze !
— Pas pour moi ! Où sont votre présence d’esprit, votre finesse, votre intelligence ? Ce que vous avez enduré vous a-t-il fait oublier votre amour pour votre marraine ?
— Non ! Mais je ne comprends rien à votre agitation ! Encore une fois Madame Marguerite n’a pas besoin de moi. Quand je serai au point de partir, je lui ferai mes adieux… dans une lettre !
Décidément elle ne voulait rien entendre et Renaud chercha quelle corde toucher pour faire résonner ce cœur qui n’avait plus l’air d’exister. Soudain, une idée le traversa :
— Dites-moi, Madame de Valcroze, savez-vous comment s’appelle le Templier félon qui vous a enlevée, livrée ?
Elle haussa les épaules avec l’ombre d’un sourire.
— Il n’a pas eu la courtoisie de se présenter.
— C’est bien ce que je pensais. Il s’appelle Roncelin de Fos et il est le frère de cette Elvira qui englue la Reine avec sa musique et sa poésie… en attendant de la tuer ! N’avez-vous rien entendu de ce que nous nous sommes dit à Safed et aux Cornes de Hattin ? Pour venger celle qu’il aimait, Fos entend détruire ce que le Roi affectionne et auquel il tient : la Vraie Croix, pour que sa protection ne s’étende jamais sur lui, son épouse à présent et sans doute aussi son fils nouveau-né… en attendant de l’abattre lui-même ! Rien ne le retiendra ! Pas même Dieu et je devrais dire : surtout Dieu qu’il ne craint plus ! Et sa sœur est sa complice. Elle n’a été placée auprès de la Reine que dans un seul but…
— Taisez-vous !
Il comprit qu’il l’avait atteinte. Elle était devenue aussi blanche que sa vêture monacale :
— Ce monstre n’a jamais répondu à aucune de mes questions, murmura-t-elle. Et je n’ai rien entendu de ce que vous vous êtes dit.
— Eh bien, maintenant vous savez ! Par pitié, Sancie, aidez-moi à les sauver, elle et son enfant !
Il y eut un silence assez long. Pourtant, elle ne se détournait pas de lui bien au contraire : elle dardait sur lui un feu vert qui cherchait son âme à travers son regard. Enfin elle dit et sur sa voix pesait une involontaire mais profonde tristesse :
— Vous l’aimez toujours, n’est-ce pas ? Plus qu’autrefois peut-être où vous n’étiez qu’un enfant ! À présent vous l’aimez en homme.
Elle ne posait pas vraiment de question : elle énonçait une évidence et Renaud n’avait aucune raison de lui mentir. Il ébaucha un sourire :
— Vous possédez, comme Hersende, l’art de lire au fond de l’âme et je ne vois pas pourquoi j’essaierais de nier… Ce serait mentir et j’y suis peu habile. En particulier avec vous !
— Dois-je comprendre que vous n’avez jamais menti et ne mentirez jamais ?
— Je n’ai pas besoin d’en faire le serment. Entre nous, c’est impossible…
— Je saurai m’en contenter !
Elle se tournait à nouveau vers le Christ en croix, alla baiser Ses pieds puis sans regarder Renaud :
— Vous pouvez partir ! Dans quelques minutes j’aurai quitté le couvent.
— Pour aller au palais ?
— Pour aller au palais ! Ne m’attendez pas ! Je veux m’y rendre seule…
— Merci ! murmura-t-il, plus ému qu’il ne le croyait.
Il la salua avec un respect sincère, mais elle ne le vit pas. Il ne vit pas davantage que les larmes s’étaient remises à couler.
CHAPITRE XV
LE DERNIER ACTE
Un peu réconforté, Renaud regagna son logis. Il avait grand besoin d’un bain et de linge propre. Besoin aussi de retrouver ceux qui devaient l’y attendre : Gilles Pernon dont il avait appris à apprécier les conseils et le petit Basile pour lequel il s’avouait s’être pris d’affection. En passant devant l’église Saint-Michel, il s’aperçut que l’on y célébrait un service funèbre. Le vigoureux Miserere braillé par des gosiers solides arrivait jusqu’à lui par le portail ouvert et il ne put réprimer un sourire en pensant aux fureurs de Joinville dont la chambre jouxtait le sanctuaire et qui ne cessait de récriminer contre la fréquence des enterrements, surtout nocturnes, qui l’empêchaient de dormir. Cette fois, le sénéchal de Champagne ne se plaindrait pas : il devait être quelque part en Galilée en train de chanter lui-même laudes et cantiques à la suite du Roi. Renaud ne s’attendait pas à le rencontrer. En revanche, quand après s’être occupé de son cheval il franchit le seuil de sa maison en clamant les noms de Gilles et de Basile, aucun écho ne lui répondit. Pas même celui de la servante commise à leur entretien par la propriétaire. Il parcourut les chambres et la cour intérieure sans rencontrer âme qui vive.
Il se rassura cependant en constatant que tout était bien en ordre et que, dans la cuisine, un ragoût de viande bouillottait sur le fourneau. Ce qui lui rappela qu’il avait faim. Il chercha – et trouva ! – du pain, du fromage, des fruits, tira un pot de vin du tonneau et s’installa au seuil de sa chambre ouvrant sur le patio par de grands volets de bois peint pour attendre confortablement que quelqu’un revienne. La servante rentra quand il en était à la moitié de son repas. Il se rendit compte de son retour parce qu’elle poussa les hauts cris en s’apercevant des emprunts faits à son garde-manger. Il se leva et alla la voir :
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