— Cela prouve simplement qu’il s’agit d’une autre destination.
— Et puis vous êtes trop heureux que dame Sancie vous appelle ! Vous voyez qu’elle ne vous en veut pas…
Un peu avant minuit, Renaud, quasiment invisible sous sa robe de moine dont le capuce dissimulait son visage, arrivait sur la place que fermait en partie le fondaco vénitien dont deux lanternes signalaient l’entrée. L’arôme piquant du poivre, du gingembre, de la cannelle et de la muscade émanant des boutiques fermées venait à ses narines, relayé par l’âpre odeur du cuir d’un fabricant de selles, de bottes et de harnais. Au-dessus de sa tête le ciel se couvrait de nuages qui rendaient plus lourde la chaleur de cette nuit d’été. À main droite, le passage annoncé dessinait dans l’obscurité son ogive ténébreuse qu’il observa un instant avant de s’y engager… Il vit alors s’en détacher une silhouette dont il s’approcha. C’était bien celle qui devait le guider. Sans mot dire, elle saisit son bras pour l’entraîner vers la base de la haute tour crénelée qui dominait la place. Renaud connaissait l’endroit, qui, proche du port, était le centre névralgique d’Acre. Il savait qu’au pied de la tour il y avait une petite porte tellement bardée de pentures de fer et de clous énormes qu’elle était à l’épreuve des plus puissants béliers. Un seul garde suffisait à la défendre et elle était très commode pour les gens du palais, car elle communiquait directement avec le quartier le plus commerçant… La femme n’avait pas dû la refermer en sortant : elle s’ouvrit sous la pression de sa main. Elle murmura quelque chose au garde et s’élança dans la vis de pierre qui occupait l’intérieur de la tour.
L’ascension parut interminable au chevalier partagé entre la joie de revoir enfin celle qu’il aimait et une vague inquiétude. Enfin on atteignit un couloir, éclairé ici ou là par des torches et qui serpentait entre les murailles. On le suivit jusqu’à ce qu’une tenture fût soulevée par la femme découvrant une salle de dimensions modestes mais somptueusement décorée de tapis et de tentures de soie. À cet instant, le son d’un luth se fit entendre et le cœur de Renaud battit plus vite.
Un doigt sur sa bouche pour l’inciter au silence, la femme mena son compagnon vers le fond où, derrière une tenture, se trouvait une porte, qu’elle ouvrit en le poussant à l’intérieur avant de la refermer derrière lui : il venait de pénétrer dans la chambre de Marguerite…
Il ne vit rien du décor : uniquement elle ! Qui n’avait pas l’air malade le moins du monde. À demi étendue sur une sorte de divan à la mode turque au milieu d’une infinité de coussins, c’était elle qui jouait. Vêtue d’une sarka, cette ample robe couverte de broderies d’or, laissant le haut du buste découvert et dont elle avait pris le goût à Chypre, elle rêvait en laissant ses doigts caresser les cordes de l’instrument. Ses épais cheveux sombres et lisses étaient réunis en une longue tresse épaisse, glissant contre la rondeur de son épaule. Jamais elle n’avait été plus belle et Renaud ébloui dut se maîtriser pour ne pas se jeter à ses pieds, nus dans de petites sandales dorées.
Elle ne l’avait pas entendu entrer, alors il s’accorda le délicieux plaisir de la contempler sans se défendre d’une furieuse jalousie envers le possesseur de cette merveille dans ses atours enchanteurs. Il ne pouvait savoir que Marguerite ne portait cette robe – cadeau de la reine Stéphanie – qu’en l’absence de son époux qui la jugeait par trop immodeste, même pour l’intimité conjugale. Elle la mettait pour son seul agrément, mais qu’elle la portât pour le recevoir ouvrait pour celui qui la regardait des perspectives vertigineuses…
Cependant il fallait bien se manifester. Avançant de deux pas, il rabattit son capuchon et mit genou en terre :
— Me voici aux ordres de la Reine ! Infiniment heureux qu’elle ait besoin de moi.
Marguerite sursauta, repoussa le luth et s’installa au milieu des coussins, ouvrit la bouche, la referma, puis finalement émit :
— Messire de Courtenay ? Mais que faites-vous céans ?
Il fut si surpris qu’il ne trouva pas la réponse tout de suite. Avec impatience, elle le pressa :
— Allons ! Répondez-moi ! Comment êtes-vous ici ?
— Une suivante m’y a conduit, ainsi que l’annonçait le billet de la dame de Valcroze !
— Le billet ? Quel billet ?
— Celui-ci.
Pour le tirer de sa coule, il se releva, ce qui l’amena à dominer Marguerite de presque toute la tête, lui offrant sur sa gorge une bien charmante « découverte » et le privilège de respirer son parfum.
— Sancie doit être démente ! s’écria-t-elle. Et d’abord où est-elle ?
— Mais… auprès de vous, Madame, ainsi qu’elle me l’a promis il y a trois jours !
— Elle vous a promis il y a trois jours de venir auprès de moi ? Où vous a-t-elle fait cette promesse ?
— Au couvent des Clarisses où elle a tenu à se rendre, sans doute pour se recueillir après l’épreuve subie chez le malik de Damas d’où je l’avais ramenée. Et elle n’est pas venue ?
— Je ne l’ai pas vue depuis des semaines ! s’écria-t-elle en se redressant. J’avoue que je n’étais pas éloignée de la croire… morte. Comme vous-même, d’ailleurs… C’est à devenir folle !
Elle se prit la tête à deux mains et se mit à marcher avec agitation à travers sa chambre. Renaud osa l’arrêter au passage en prenant son bras :
— Madame ! Calmez-vous, je vous en supplie ! Peut-être pouvons-nous tenter de comprendre…
— Oui… Vous avez raison. Venez m’expliquer !
À son tour, elle le prit par la main tandis qu’elle se dirigeait vers une haute chaise de cèdre incrusté d’ivoire, placée près de la fenêtre en face d’une jarre dans laquelle s’épanouissait un magnifique rosier pourpre. Elle lui désigna un tabouret, mais il choisit de s’agenouiller près d’elle et elle ne l’en empêcha pas :
— Dites-moi tout, mais dites vite ! Cela ressemble assez à une conspiration !
Cependant, elle ne put s’empêcher de lui sourire, plus heureuse peut-être d’une présence plus souvent souhaitée qu’elle ne voulait se l’avouer. La flamme qui brûlait dans les yeux noirs de ce beau chevalier ne pouvait laisser aucune femme indifférente, elle moins encore que toute autre. Hersende ne prétendait-elle pas qu’il l’aimait ?
Aussi rapidement mais aussi clairement qu’il le put, il relata son odyssée et celle de Sancie, en évitant toutefois deux réalités : les outrages infligés à la vertu de son amie et sa propre appartenance à la famille de Saladin, se bornant à expliquer l’étrange comportement de l’émir Shawan par le danger que faisait courir au double royaume d’Alep et de Damas la perspective d’une sultane franque !
— Il a choisi de nous faire évader tous les deux avant l’arrivée de Dharta-Kathoum. Il y a parfois, chez ces Infidèles, des guerriers qui savent se montrer sages et magnanimes.
— Vous avez eu de la chance et j’en remercie le Seigneur ! Quelle incroyable histoire ! Sancie ! « Ma » Sancie inspirant une si folle passion à un sultan !
— Aucun de nous… n’est à l’abri d’un sentiment si ardent qu’il le dépasse. L’amour ne connaît ni religion, ni guerre… ni majesté. Il n’y a que l’être auquel on voue sa vie, son cœur… toutes ses pensées, tous ses désirs…
Un silence s’établit entre eux. Les yeux de Marguerite plongeaient dans ceux de Renaud, s’y miraient, cherchant la chaleur de cette flamme si doucement brûlante. Elle posa ses mains sur les siennes, se pencha vers lui, attirée par l’irrésistible aimant d’une passion trop longtemps contenue. Tout près de son visage, elle murmura :
— Renaud ! M’aimez-vous ?
— À en mourir, Madame…
Alors elle posa ses lèvres sur les siennes. Un baiser d’une infinie tendresse, léger comme celui d’une fleur et d’un papillon, mais ces bouches qui s’unissaient étaient de chair, le sang se faisait tumultueux, le baiser plus profond ; mais quand Renaud, oubliant tout, voulut prendre Marguerite dans ses bras, elle le repoussa, se leva, s’éloigna vers les grands rideaux bleu et or du lit où elle cacha son visage :
— Moi aussi, je vous aime, fit-elle d’une voix un peu rauque. Mais il faudra vous contenter de le savoir… Sinon, nous sommes perdus… Vous et moi ! Peut-être le sommes-nous déjà… Ce billet étrange ! Votre apparition en ce lieu sans que nous sachions qui l’a décidée !
— Il y a dans votre entourage une vipère, Madame ! La sœur est l’instrument du frère et Roncelin de Fos a juré…
— Elvira ! Vous devez être dans le vrai ! Quelqu’un a machiné tout ceci et ce ne peut qu’être elle !
Marguerite prit une petite cloche d’argent posée sur une table et l’agita. Sans obtenir de réponse. Alors, elle courut à la porte mais ne put l’ouvrir en dépit de ses efforts auxquels se joignit aussitôt la force de Renaud.
— On nous a enfermés ! gémit-elle. Mon Dieu ? Que signifie… N’avez-vous rencontré personne en venant ?
— Personne, sinon le garde à la porte de la voûte.
— Aucune de mes femmes ? Adèle, par exemple ? Ni le sire d’Escayrac ? Mais où peut-il bien être, celui-là ?
— Il a dû arriver quelque chose à votre vieux chien de garde. Il n’est pas homme à abandonner son poste… Il faut que je parte, ma reine… et vite ! Écartez-vous ! Je vais essayer d’enfoncer la porte !
Il prit son élan mais ne réussit qu’à se faire mal.
— Ce qui ferme la chambre d’une reine est toujours solide, dit Marguerite tristement. Celle-ci est en cœur de chêne armée de bronze.
Renaud courut alors vers la fenêtre puisque c’était la seule issue qui lui restât, mais Marguerite le rappela :
— Regardez ! Là !
Sous le vantail glissaient de noires volutes de fumée qui se tordaient comme des reptiles suivies d’une coulée d’huile de lampe enflammée.
— Le feu ! se lamenta Marguerite. Il y a le feu de l’autre côté !… Oh, mon Dieu !
Elle se mit à crier, à appeler en frappant sur le bois à coups redoublés, mais sans obtenir de réponse. On aurait cru le palais évacué de tous les vivants qu’il contenait, et c’était affolant parce que cet instant de solitude – le premier ! – qui leur paraissait si doux, prenait à présent l’allure d’un cauchemar.
— On nous a tendu un piège ! émit Renaud. Il faut essayer d’en sortir. Éloignez-vous de cette porte, Madame. Cela ne sert à rien de taper dessus et l’huile risque d’enflammer votre robe !
Il retournait à la fenêtre, une ogive haute séparée en deux par une colonnette, laissant assez d’espace pour le passage d’un être humain. Il se pencha au-dehors. Elle donnait sur une sorte de puits obscur qui devait être une cour intérieure avec l’habituel jet d’eau égrenant son clapotis dans un petit bassin, mais un mur élevé et lisse l’en séparait.
— J’arriverai à descendre ! affirma Renaud en se dépouillant de sa robe de moine pour plus de liberté de mouvement.
Il alla vers le lit afin d’en prendre les draps, s’en faire une corde, mais quelque chose siffla à ses oreilles et il eut juste le temps de sauter en arrière : venue de nulle part, une flèche à l’empennage enflammé venait de se planter dans le cadre soutenant les courtines. Celle que l’arme traversa prit feu aussitôt et le communiqua à sa voisine, cependant que des étincelles et des bouts de tissu se détachaient de l’ensemble pour tomber sur la courtepointe. En même temps, la fumée montait, de plus en plus dense. Renaud entendit tousser Marguerite tandis qu’à l’aide de coussins il s’efforçait d’étouffer les flammes du lit. Tout en s’activant, il aperçut sa forme brillante qui cherchait refuge, sans cesser d’appeler à l’aide, vers l’oratoire exigu qui occupait le fond de la chambre face au lit. Il cria :
— Si vous avez là une autre robe, Madame, moins ample et plus commode, passez-la.
Le tissu surdoré était fin, en effet. La moindre flammèche pouvait en faire une torche. Il vit Marguerite aller vers un coffre, prendre un long vêtement de teinte foncée, puis se débarrasser de la sarka… et il détourna la tête cependant qu’il arrachait les rideaux enflammés pour les jeter dehors, refusant la claire vision d’un corps vite enfermé dans un bliaud bleu dont elle serra les lacets. En même temps il réussissait à tirer du lit, encore intacts, les draps qu’il tordait. Son idée était de faire descendre la Reine dans la cour par ce moyen classique. Restait à savoir si le tireur de flèche invisible était toujours là, auquel cas il vaudrait peut-être mieux qu’il descende avec elle en l’attachant à son cou afin de lui faire un rempart de toute l’épaisseur de sa personne.
Cependant, à l’extérieur, quelqu’un avait dû apercevoir le feu. Une rumeur se levait, faite de cris, d’appels. La fumée montait toujours sous le vantail qui lui ne bougeait pas, mais on pouvait entendre ronfler l’incendie au-dehors. Marguerite criait sans arrêt entre les quintes de toux. Elle résista à Renaud quand il voulut l’entraîner vers la fenêtre où il avait attaché solidement les draps noués ensemble.
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