— Pourquoi ne le serait-ce pas ? Dame Sancie, j’en suis persuadé, est incapable de mentir !
— Nous allons en juger. Racontez-moi, vous, ce qui s’est passé. Et rappelez-vous devant qui vous allez parler !
Sa longue main maigre désignait le Christ. Le plus simplement qu’il put et avec une entière franchise, Renaud s’exécuta, ne retenant encore que le secret de son lien de sang avec le Sultan, mais le Roi avait reçu un choc émotionnel trop violent quand il avait retracé la fin de la Vraie Croix et de son vieux gardien. Tandis qu’il évoquait ce sacrilège majeur, le visage de Louis reflétait autant de souffrance que si on l’avait crucifié :
— Pourquoi… pourquoi ne m’avoir rien dit ? fit-il douloureusement.
— Pour ne pas troubler les grands desseins du Roi qui eût tout abandonné pour courir au lieu de la sépulture. Ainsi pensait monseigneur d’Artois dont c’était devenu le rêve de rapporter lui-même la Croix à son frère bien-aimé.
— Robert ! murmura Louis avec une soudaine douceur. Cela lui ressemblait bien…
Le reste du récit souleva moins d’intérêt. Le Roi n’arrivait pas à détacher sa pensée du tragique épisode, bien que la livraison de Sancie au prince musulman l’eût scandalisé. Et Renaud pensait avoir réussi à éviter de parler de sa naissance quand, par un chemin inattendu, il fallut y revenir car le Roi dit brusquement :
— Dans ce grand désir que vous aviez de sauver la Reine, n’entrait-il pas l’obscure pensée de travailler pour votre propre compte ?
— Je ne comprends pas, sire, ce que le Roi veut dire.
— Allons donc ! Oserez-vous nier que vous êtes amoureux de votre reine au point de la convoiter ?
— Sire ! s’écria Renaud, épouvanté par la brutalité du ton mais aussi parce que dans cette chapelle où la présence de Dieu exigeait la vérité, il allait être obligé d’avouer son amour à un mari en proie à la jalousie.
Celui-ci cependant reprenait :
— Avouez donc ! Si vous ne le faites pas, non seulement vous mentez, mais encore vous niez une évidence ! Ou bien ceci ne vous appartient-il pas ?
Les doigts nerveux déroulèrent devant lui le petit portrait que Roncelin lui avait volé. Et Renaud retrouva tout son calme. Sur ce terrain-là il se sentait solide :
— Ce dessin est mien, en effet, et j’avoue ne pas comprendre comment il se trouve dans les mains du Roi alors que c’est Roncelin de Fos qui me l’a volé quand il m’obligea à creuser la terre au pied de l’acacia de Hattin…
— Vous dépassez les limites permises de l’audace en vous autorisant à interroger le Roi. Comment je l’ai eu ne vous regarde pas. Il n’en ressort pas moins que votre lèse-majesté est flagrante dès l’instant où vous avouez votre amour pour celle dont vous avez l’audace de porter sur vous l’effigie ! Avouez, vous dis-je !
— Que j’aime et vénère cette belle image ? De tout mon cœur, sire, et sans qu’il y ait l’ombre de lèse-majesté. Elle ne représente pas la Reine… mais ma grand-mère : la reine Isabelle de Jérusalem dont ma mère, Mélisende de Jérusalem-Lusignan, princesse d’Antioche, était la fille née d’une seule nuit d’amour entre sa mère et Thibaut de Courtenay.
— Votre père ? Je ne comprends pas.
— Non, sire, mon grand-père. Et puisque ici la vérité doit éclater aux yeux du Roi, j’ajouterai qu’il a voulu me reconnaître pour son fils… et avec l’approbation de… l’Église afin que je puisse porter son nom de Courtenay. Il l’a fait par amour : celui de mon père m’eût condamné à mort !
— Qui était-ce donc ? Quelqu’un… d’inavouable ?
— En terre chrétienne, oui. Et le Roi jugera : mon père était le roi d’Alep, al-Aziz Mohammed. Le prince à qui on a livré dame Sancie est mon demi-frère. Et il s’est comporté en vrai frère en nous rendant à tous deux la liberté…
— Miséricorde !
Un instant plus tard, les gardes ramenaient Renaud à sa prison. Le Roi était retourné se prosterner devant le tabernacle…
C’était Joinville qui avait conduit Renaud à la tour des geôles ; ce fut lui qui vint l’y chercher deux jours après. Ce dont le captif fut grandement soulagé. D’autant plus que, pour effectuer cette libération, le sénéchal de Champagne n’était muni que d’un parchemin, sans l’accompagnement du moindre garde. Ce qui n’était pas l’habitude lorsque l’on conduisait un condamné à l’échafaud. Le digne seigneur lui en donna d’ailleurs pleine assurance :
— Je vous ramène chez nous afin de vous y garder jusqu’à ce soir où, toujours par mes soins, vous serez conduit auprès du Roi pour attendre sa décision vous concernant.
— Une décision… ou une sentence ?
— Il ne m’en a pas fait la confidence. Tout ce qu’il exige de moi est que vous soyez lavé et sous votre meilleure apparence…
— Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Encore une fois, je n’en sais rien. Sinon que le Roi semble soucieux et assez mécontent. Vous avez été imprudent, mon ami !
— Imprudent ? Qu’eussiez-vous fait à ma place en recevant un billet invoquant un danger couru par la Reine en l’absence de son époux ?
Joinville se gratta la tête, puis poussa un énorme soupir :
— Tel que je me connais : pareil que vous… La seule chose que je puisse dire est que je serai à vos côtés et prêt à plaider votre cause si le besoin s’en fait sentir. Depuis quelque temps, notre sire bavarde volontiers avec moi.
— Nous verrons bien ! Merci pour cette amitié que vous me montrez…
On devine avec quelle joie Gilles Pernon et le jeune Basile virent Renaud leur revenir. Joinville leur avait raconté ce qu’il savait de la nuit de l’incendie et qu’il avait dû conduire le chevalier à la prison du palais. Depuis, Pernon passait en prières le temps qu’il n’occupait pas à se mettre en colère, ce qui revenait à peu près au même, car il invoquait alors sur le mode furieux tous les saints de sa connaissance. Basile, lui, restait des heures assis sur une pierre en face de la tour où Renaud était enfermé à mâchonner un brin d’herbe…
Joie ternie par l’ignorance où on était de ce qui allait se passer à la fin du jour. Cependant Renaud s’efforça de soutenir leur moral. Quelle que soit la décision de Louis, elle n’impliquerait pas la mort, sinon il serait toujours en prison…
Le soir venu, après avoir fait une toilette minutieuse, Renaud, lavé, rasé, les cheveux coupés comme il convenait, choisit de porter sa tenue de combat : le haubert et le camail d’acier sous la cotte d’armes arborant le blason de France. Comme Joinville s’en étonnait :
— La meilleure apparence d’un chevalier, c’est cela ! dit-il. Et jusqu’à preuve du contraire, je suis toujours écuyer du Roi !
À cheval, cette fois, et par l’entrée principale on gagna le palais. Renaud s’étonna de le voir éclairé comme pour une fête. Il y avait beaucoup de monde et tous portaient des costumes magnifiques. Joinville lui-même avait mis son plus beau bliaud de brocart vert et les bijoux qu’il avait achetés pour remplacer ceux jetés au Nil avant sa capture par les Mameluks, mais il ignorait ce que l’on pouvait bien fêter ce soir-là. Il se contentait d’obéir aux ordres et, les ordres étant de mener Renaud chez le Roi, il le fit monter à l’étage. Mais là, un chambellan le sépara de son compagnon :
— Vous devrez attendre un moment, sire sénéchal. Le Roi veut s’entretenir sans témoins avec le chevalier de Courtenay.
— Mais il m’avait dit…
— Ce sont les ordres, sire sénéchal, veuillez attendre !
À Saint-Jean-d’Acre la chambre du Roi reconstituait la fameuse Chambre Verte du palais de la Cité. Les meubles en étaient un peu différents, mais les tentures à peu près les mêmes. Louis, en effet, y était seul, couronne en tête, assis sur un siège à haut dossier placé près d’un grand candélabre chargé d’épais cierges de cire blanche. Il regarda Renaud venir à lui et mettre genou en terre, la tête droite. Ses yeux bleus ne cillaient pas et son visage était de marbre.
— Nous vous avons fait venir ce soir, afin que vous entendiez notre volonté, dit-il d’une voix lente. Les derniers événements font que votre présence en ce pays, dont vous êtes plus proche que nous ne l’imaginions, n’est plus souhaitable. Dès demain vous embarquerez pour la France.
— Le Roi me chasse ? murmura Renaud atteint au cœur.
— Non. Nous ne vous chassons pas. Votre vaillance ne nous a jamais fait défaut. Vous nous avez sauvé la vie jadis et notre frère d’Artois, tant regretté, vous aimait. Néanmoins, ce que vous nous avez confié et vos démêlés particuliers avec les chevaliers du Temple…
— Pas avec les chevaliers du Temple ! Avec un seul, et si je me présente au Roi sous le harnois de guerre, c’est pour lui demander, quel que soit le sort qu’il me réserve, d’ordonner une rencontre à outrance entre moi et Roncelin de Fos. J’y laisserai peut-être la vie, mais lui y laissera la sienne, j’en fais serment. Ainsi, le Roi n’aura pas besoin de me renvoyer. Les morts ne sont pas gênants !
— Nous y avons songé avant vous… mais il se trouve que ce misérable a déjà mis la mer entre notre justice et lui.
— Encore ! Il s’est enfui une fois de plus ? Il faut le faire revenir.
— C’est impossible, et vous le savez. Les Templiers ne relèvent que de notre Saint Père le pape. Même si nous avons l’intention de faire sentir au Grand Maître et à son Maréchal, qui osent se livrer à des tractations secrètes avec le sultan de Damas, ce que pèse notre colère. Roncelin de Fos est hors d’atteinte… fors celle de Dieu !
— Moi je le retrouverai ! S’il n’est plus ici, peu m’importe d’y rester ou non ! Le Roi le veut et moi, à présent, je demande de partir !
— C’est bien de la sorte que nous l’entendons, mais vous ne partirez pas seul. Madame Marguerite, notre épouse bien-aimée, nous a fait connaître la réalité de vos sentiments que nous avons crus un moment, et par une erreur bien naturelle, engagés dans une voie… sans issue ! Vous aimez, dit-elle, la dame de Valcroze pour laquelle d’ailleurs vous avez couru de graves périls. Aussi avons-nous décidé de vous unir à elle. Cette nuit même !
— Moi ? Épouser… Sancie ?
— Si vous l’aimez… comme le prétend la Reine, ce doit être pour vous belle joie ? fit Louis avec, dans la voix, une nuance menaçante qui n’échappa pas à Renaud.
Celui-ci comprit en un éclair que les doutes de l’époux n’étaient pas tout à fait levés. Aussi, sentant le danger, se ressaisit-il :
— Certes, sire, mais je ne peux accepter. C’est une fort grande dame et je suis gueux, sans autre richesse que mon épée de chevalier !
— Nous pourrions vous répondre qu’elle est assez riche pour deux, mais vous méritez que nous veillions à ce que vous puissiez l’épouser la tête haute ! Vous serez nanti.
— Elle n’acceptera jamais ! Elle veut prendre le voile…
— Elle a accepté…
D’un mouvement vif, Louis quitta son siège et, traversant sa chambre, alla ouvrir lui-même une porte donnant accès à l’appartement des dames. La Reine entra, menant par la main Sancie, éblouissante dans la somptueuse robe rouge brodée d’or des mariées. Sous le voile aux reflets pourpres tombant du cercle de rubis et de perles qui la coiffait, son visage était pâle et ses yeux baissés…
La voix claire de Marguerite s’éleva :
— Voici votre fiancée que je vous amène, sire Renaud, avec tous les vœux que je forme pour votre bonheur commun. Parce qu’elle m’est chère entre toutes les femmes…
Ses yeux souriaient. Pourtant Renaud crut y lire un appel, une angoisse. Craignait-elle qu’il ne refusât ? Il lui rendit son sourire en s’inclinant pour recevoir la petite main qu’elle guidait vers la sienne. Une main glacée et qui tremblait.
— Grand merci, Madame, pour ce beau présent dont je me sens indigne mais que je ferai en sorte de mériter dans les temps à venir.
Une heure plus tard, leur mariage était béni dans la chapelle du palais par l’évêque d’Acre…
ÉPILOGUE
La nef atteignait la haute mer.
Debout côte à côte sur le château de poupe, les nouveaux mariés regardaient la campagne verte, la ville blanche se fondre peu à peu dans l’univers bleu où ils s’enfonçaient d’instant en instant. Pas une seule parole n’avait été échangée entre eux depuis qu’ils avaient quitté la chambre du Roi. Ils étaient à présent un couple et pourtant il semblait que chacun d’eux eût choisi la solitude, ainsi que l’observait Gilles Pernon, du pied du mât où il s’était assis.
Sancie se détourna pour descendre vers la chambre qu’elle occuperait seule avec Honorine et ses servantes. Renaud demanda :
— Pourquoi avoir accepté ce mariage, Madame ? Il était si facile de dire non…
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