— Je viens de loin pour voir le Maître, déclara le nouveau venu sans prendre la peine de baisser la voix, et je veux le voir à l’instant !

Intrigué par ce comportement désinvolte, Renaud s’approcha et entendit le cerbère prier assez poliment le visiteur de repasser plus tard, de préférence un autre soir car le Maître recevait et ne pouvait lui accorder son attention.

— Il y a là une litière. Qui reçoit-il ? Un malade ? Une femme ?

— Cela ne vous regarde pas ! Revenez plus tard !

— C’est impossible. Je dois repartir. Et vous, prenez garde à qui vous parlez ! Je puis vous assurer que, lorsque Maître Albert saura que vous me faites lanterner devant sa porte, il vous en cuira ! Et d’abord commencez par l’ouvrir, cette porte ! Je n’ai pas l’habitude de parlementer avec des domestiques. Quant à la personne qui est là-dedans, elle sera trop contente de me laisser son tour…

Renaud estima qu’il en avait assez entendu. Ce personnage qui parlait si haut et criait si fort commençait à lui chauffer les oreilles. Il alla lui taper sur l’épaule :

— Vous faites beaucoup de bruit, il me semble, sire étranger.

— Je fais le bruit qui me plaît ! D’où sortez-vous ?

— De là, tout près et il est heureux que cette maison ouvre sur les vignes car vous auriez déjà ameuté le quartier ! Or j’ai cru comprendre que le Maître, comme vous dites, tient à sa tranquillité puisque c’est de nuit que l’on vient chez lui. Faites-nous donc la grâce de vous retirer.

— Voyez-moi l’insolent ! Mais qui êtes-vous, mon garçon, pour oser m’interpeller après n’avoir pas craint de me toucher l’épaule ?

L’indignation du nouveau venu était grande et Renaud se demanda un instant s’il n’avait pas affaire à un fou. À première vue il n’en avait pas l’air. Vingt-cinq, vingt-six ans, des cheveux bruns bouclant sous un chaperon noir, une barbe en collier, une longue moustache, le nez arrogant et des yeux plutôt clairs, c’était de toute évidence un seigneur.

Choisissant de mettre en pratique les bons préceptes courtois enseignés par dame Alais en les assaisonnant à sa sauce, il sourit à l’irascible étranger en s’inclinant pour un petit salut un rien ironique :

— Aurais-je offensé si haut personnage ? En ce cas j’en suis contrit mais soyez rassuré, sire inconnu, je ne suis ni mesel ni indigne même si je n’ai pas encore reçu l’adoubement…

— Ah oui ? Vous êtes bachelier…

— Damoiseau, au service de haute et très noble…

S’apercevant à temps de la bourde qui allait lui échapper, il s’arrêta. L’autre cependant voulait en savoir plus :

— De qui, s’il vous plaît ?

— Je n’ai pas à vous le dire.

— Discret, hein ? C’est bonne chose dès l’instant où il s’agit d’une dame. Votre nom à vous est peut-être moins secret ? Me ferez-vous la grâce de me le confier ?

Gilles Pernon revenu pendant l’escarmouche verbale la suivait avec inquiétude, n’osant intervenir. Il tenta bien d’indiquer au jeune homme de continuer à se taire mais celui-ci ne voyait pas pourquoi il tiendrait cachée son identité. Il haussa les épaules :

— Si cela peut vous faire plaisir, j’ai nom Renaud de Courtenay pour vous servir.

À sa grande surprise, l’inconnu en resta bouche bée, réussissant juste à articuler :

— De C…

Puis, de la plus imprévisible façon, il éclata de rire. Un vrai fou rire mais si plein de gaieté et de jeunesse qu’il était difficile de s’en offenser. Plié en deux, l’inconnu n’arrivait pas à reprendre son sérieux. Tellement même que la moutarde se remit à monter au nez du damoiseau :

— J’aimerais que vous cessiez ! fit-il avec sévérité. Vous êtes bien le premier à trouver drôle un nom qui…

— Je vous l’accorde : il n’est pas drôle du tout, coupa le rieur se calmant net. Cela fait assez longtemps que je le porte !

— Vous seriez vous aussi un Courtenay ?

— Eh oui ! Seulement moi, par-dessus le marché, je suis empereur de Constantinople. Et ça non plus, ce n’est pas drôle !

La porte s’ouvrant enfin pour livrer passage aux deux visiteuses, coupa court à la stupeur horrifiée du jeune homme littéralement tétanisé par l’incroyable grandeur du titre qu’il venait d’entendre. Dame Philippa et Flore, en s’avançant vers lui sans regarder son compagnon, le sauvèrent d’un cruel embarras. D’ailleurs l’« Empereur », après s’être incliné avec grâce devant les deux silhouettes si bien enveloppées, se précipitait dans la maison avant que le serviteur ait eu le temps de refermer la porte.

L’étrange attitude de son damoiseau, qui semblait changé en statue de sel, attira tout de même l’attention de Philippa.

— Eh bien, Renaud ? À quoi pensez-vous de rester là à contempler cette porte ? Nous rentrons !

L’injonction de la dame coïncidant avec la solide bourrade que Pernon lui assenait dans les côtes ramena Renaud sur terre. Rouge de confusion, il se précipita pour aider les deux femmes à remonter dans la litière qui avait déjà fait demi-tour pour repartir par le chemin par lequel on était venu. Renaud reprit machinalement son cheval et sa place au côté de Gilles Pernon derrière le véhicule, mais ce fut seulement quand on atteignit le Petit-Pont qu’il osa murmurer :

— Vous croyez que ce… ce seigneur est vraiment ce qu’il prétend être ?

Pernon qui s’amusait intérieurement depuis un moment, lui décocha un large sourire :

— Aucun doute là-dessus, sire Renaud ! C’est bien l’empereur Baudouin de Constantinople ! Je l’ai vu plusieurs fois au palais ou ailleurs. Il est souvent venu. C’est même notre sire Louis qui l’a armé chevalier de sa main il y a… cinq ans ! à Melun. Mais ne vous tourmentez pas ! C’est un assez bon garçon. En outre, comme vous ne pouviez pas deviner, vous avez agi comme vous le deviez.

— Vous dites qu’il se nomme Baudouin ?

— Oui. Baudouin deuxième du nom, fils de l’empereur Pierre II et de sa seconde épouse Yolande de Hainaut. Il paraît qu’il est né là-bas dans un palais de porphyre et de pourpre.

Renaud était déjà retourné à sa songerie. Ce prénom le frappait plus encore que la couronne fabuleuse portée par son interlocuteur de tout à l’heure, parce qu’il le replongeait dans le manuscrit de son grand-père et parce que celui-ci, sans donner le nom, avait émis l’idée qu’il pourrait servir ce Courtenay porté par l’Histoire au trône de l’ancienne Byzance de façon tellement inattendue. Oh, il n’était pas lépreux, celui-là, mais il lui en voulait presque de ne pas l’être. Il n’était pas admissible que ce prince arrogant puisse s’appeler comme le sublime jeune roi dont lui, Renaud, avait fait pour toujours son héros. Il n’était pas difficile de deviner que, bien qu’empereur, il ne lui viendrait jamais à la cheville…

CHAPITRE III

DE DEUX REINES L’UNE…

Le lendemain matin, Renaud se retrouva escortant la demoiselle d’Ercri à travers la quarantaine de ruelles souvent malodorantes et encombrées de détritus qui, dans l’île de la Cité, séparaient la belle cathédrale neuve du palais royal. Autour du marché Palu et de la chapelle Saint-Germain-le-Vieux, on trouvait toutes sortes de commerces parmi lesquels des marchands d’herbes, d’onguents, des verriers, des ciriers, voire des marchands de ces épices si précieuses et de parfums, ainsi que des négociants en vins dont les barges arrivaient au port de la Cité. Choses dont se montraient friands les chanoines de Notre-Dame : certains s’adonnaient plus ou moins ouvertement à l’alchimie. En outre, l’Hôtel-Dieu et ses cortèges de malades et de miséreux entrant ou sortant, représentait un client non négligeable et la vieille rue de la Juiverie apportait une note équivoque, vaguement inquiétante, à ce quartier qui, la nuit venue, pouvait se changer en un silencieux pandémonium où il valait mieux ne pas s’aventurer. Dans les ruelles sombres, même par grand soleil, on croisait des visages, des silhouettes étranges que le double et redoutable voisinage du palais et de la cathédrale n’avait pas l’air de rebuter…

Armée d’un petit rouleau de parchemin sur lequel se trouvait une liste d’emplettes à effectuer, Flore entra dans différentes échoppes. Elle y acheta des herbes diverses dont certaines comme la gentiane et la mercuriale étaient inconnues de Renaud, qui d’ailleurs ne comprenait pas pourquoi la demoiselle de parage de Philippa s’astreignait à faire le marché au lieu de laisser ce soin à l’intendant ou aux gens de cuisine dont c’était en général l’attribution. Elle acheta aussi du miel en exigeant qu’il soit de Narbonne, chose proprement scandaleuse aux yeux de son compagnon pour qui celui de sa Gastine d’enfance était le meilleur qui fût, mais la belle Flore eut une façon de le regarder en le priant de se mêler de ses propres affaires qui le réduisit à un mutisme réprobateur. Dès lors il se contenta d’entasser les emplettes de la demoiselle dans les paniers attachés de part et d’autre de la mule qu’il tenait en bride tandis qu’elle y prenait place.

S’y ajouta encore une bonbonne de certain vin blanc, trois flacons de verre, un mortier de bois et son pilon et, après un passage dans une boutique obscure dont l’enseigne était tellement crasseuse qu’on ne la pouvait déchiffrer, un assez gros paquet enveloppé d’un sac de toile d’où débordaient des brins de paille. Après quoi elle daigna sourire.

— J’ai tout ce que je voulais, rentrons ! dit-elle gracieusement en se réinstallant sur sa mule.

— Vous êtes sûre de n’avoir rien oublié ? grogna-t-il.

— Si… de vous remercier ! Vous êtes charmant !

Et se penchant vers lui, elle lui passa les bras autour du cou pour appuyer un baiser sur ses lèvres. Ce qui, après tout, ne fut pas si désagréable car ses lèvres à elle étaient douces, fondantes et sentaient le miel qu’elle avait dû goûter, mais il se garda bien de montrer qu’il y avait pris plaisir : elle n’avait déjà que trop tendance à vouloir le mener par le bout du nez. Et quand on fut rentré, ce fut d’un ton assez raide qu’il demanda s’il devait porter « tout cela » aux cuisines.

— Eh non, mon bel ami ! Montez cela devant la porte de dame Philippa et retournez à vos passes d’armes…

Ce qu’il fit sans cacher sa mauvaise humeur. Pourquoi fallait-il que ce soit lui, futur chevalier, qui accomplisse ce travail de valet alors que de valets, justement, l’hôtel de manquait pas. Encore heureux que cette diablesse ne l’eût pas contraint à l’accompagner dans ses achats avec une charrette 6 ! Mais arrivé devant la porte, il y déposa les lourds paniers avec un rien de brusquerie, toisa la demoiselle et déclara :

— La prochaine fois que l’envie vous prendra d’aller au marché, prenez un valet ou un portefaix ! Je suis au service de dame Philippa et non au vôtre !

— Voyez-moi le rebelle ! Vous ferez ce que l’on vous dira, mon joli coq, car me servir c’est servir la dame !

— Ce n’est pas mon avis. À ce train, j’aurai une grande barbe blanche quand l’on s’avisera enfin de me faire chausser les éperons d’or. Autant retourner au Temple sur-le-champ. Au moins j’y ferai besogne d’homme et non de servante !

Ayant dit, il tourna les talons et rejoignit Gilles Pernon qu’il trouva à l’écurie en train de soigner la légère blessure au boulet d’un des chevaux. Encore tout bouillant d’indignation, il la déversa aussitôt dans les oreilles de cet unique ami qui la reçut en riant :

— Calmez-vous ! Si j’en juge ce que vous avez vu des acquisitions de la Flore – et ce que vous n’avez pas vu –, il lui fallait se faire accompagner d’un homme de confiance. Maître Albert a dû donner à dame Philippa je ne sais quelle recette ayant je ne sais quel effet et qui sera exécutée dans le privé. Ce sont choses pour lesquelles on ne requiert pas l’assistance d’un valet…

— Vous devez avoir raison. En ce cas, je me demande bien quelle formule venait chercher le… l’empereur Baudouin ?

— Oh, une recette très différente si j’en crois ce que j’ai pu apprendre. Maître Albert passe pour posséder une pierre miraculeuse qui permet de changer en or le plus vil métal… Et ce jeune homme est le souverain le plus pauvre du monde.

— Pauvre ? L’empereur de Byzance ? Comment croire pareille énormité ?

— C’est pourtant ainsi. Quand il ne passe pas son temps à courir chez tous les rois pour obtenir de l’aide, il doit défendre ce qui reste de son empire contre les convoitises des princes grecs dépossédés quand le doge de Venise et les Croisés ont pris Constantinople. Il a même tellement besoin d’argent qu’il a mis en gage le Sainte Couronne d’épines et d’autres objets de la Passion de Notre Seigneur chez les Juifs de Venise.