— Attention ! avertit Hans quand fut atteint le portail en haut d'une volée de marche. Pas un bruit dans l'église. Elle résonne comme un tambour et il y a toujours deux moines en prière. Ils se relaient toute la nuit. Donnez-moi la main, dame Catherine, je vous guiderai.
Elle glissa sa main dans la paume rugueuse du maître d'œuvre et le suivit docilement tandis que Josse empoignait un pan de son manteau.
La petite porte découpée dans le haut portail ne grinça pas sous la main précautionneuse de Hans. Les trois compagnons aperçurent, dans le chœur, les deux moines qui priaient, agenouillés sur les dalles, leurs crânes rasés reflétant la lumière jaune d'une unique lampe à huile. On entendait nettement le murmure des deux voix qui se répondaient sur un rythme monotone.
Hans se signa rapidement. Aussitôt, il entraîna ses compagnons le long de la chapelle commencée puis dans l'Ombre épaisse des piliers.
Ils glissèrent comme des fantômes jusqu'à l'escalier des tours, dans lequel ils s'engagèrent. Mais il y faisait noir comme dans un four.
Hans referma soigneusement la porte puis battit le briquet. Des torches attendaient, posées à terre ; il en alluma une, l'élevant au-dessus de sa tête pour éclairer la vis de pierre.
— Je l'éteindrai en arrivant en haut ! fit-il. Vite, maintenant...
L'un derrière l'autre, ils s'engagèrent dans l'étroit escalier, grimpant d'une traite jusqu'en haut. Quand Hans éteignit la torche sous son pied, tous trois étaient hors d'haleine tant ils étaient montés vite. L'air plus vif frappa Catherine au visage. On débouchait là en plein ciel, mais, bien que la nuit fût claire, piquée d'étoiles, il lui fallut quelque temps pour accommoder son regard.
— Prenez garde à ne pas tomber, recommanda Hans. Il y a des pierres et des madriers un peu partout.
On était, en effet, sur le chantier principal de l'Allemand qui, au-dessus des tours carrées, élevait des flèches fleuronnées faisant grand honneur à son talent. L'énorme treuil détachait sur le ciel sa grande roue en cour de chêne armé et Catherine la regarda avec l'horreur que l'on réserve à un instrument de torture. Guidée par la main attentive de Hans, elle vint jusqu'à la balustrade ajourée de la tour, se pencha.
Pendue à l'énorme câble du treuil la cage tournait doucement sur ellemême, juste en dessous. A travers les ais de bois qui la composaient, elle put apercevoir le prisonnier. La tête levée, il regardait le ciel, mais une plainte incessante s'échappait de ses lèvres, si faible que Catherine en frissonna d'angoisse. Elle tourna vers Hans un regard suppliant.
— Il faut le remonter, le sortir de cette cage... tout de suite ! Il est blessé.
— Je sais, mais il n'est pas possible de le remonter cette nuit. Le treuil grince épouvantablement. Si j'essayais de le mettre en marche, j'attirerais l'attention des soldats aussitôt. Nous n'irions pas loin.
— Ne pouvez-vous l'empêcher de grincer ?
— Bien sûr que si. Il faut l'enduire de graisse et d'huile, mais ce n'est pas besogne que l'on puisse faire en pleine nuit. De plus, je vous l'ai dit, il faut préparer la fuite de cet homme. Pour le moment, nous allons essayer de le secourir. Appelez-le... mais doucement. Il ne s'agit pas de faire lever le nez aux soldats.
Retenue par Josse cramponné à sa ceinture, Catherine se pencha jusqu'aux limites de l'équilibre, appela doucement :
— Gauthier !... Gauthier !... C'est moi ! Catherine...
Le prisonnier tourna la tête vers elle, mais lentement, sans que rien, dans ce mouvement, n'indiquât la surprise.
— Ca... the... rine ? fit-il d'une voix qui avait l'air de sortir d'un rêve.
Puis au bout d'un instant pendant lequel la jeune femme put compter les battements de son propre cœur :
— J'ai soif !... murmura-t-il.
Le cœur de Catherine se tordit d'angoisse. Était-il déjà si faible que les mots ne l'atteignaient plus, qu'il ne pouvait plus les comprendre ?
Elle eut un élan désespéré.
— Gauthier ! Je t'en supplie ! Réponds-moi ! Regarde-moi ! Je suis Catherine de Montsalvy !
— Attendez un instant, souffla Hans en l'obligeant à se redresser.
Donnons-lui d'abord à boire. Nous verrons ensuite !
Prestement, il attachait l'étroit goulot de la cruche à une longue perche de bois qui traînait sur le chantier et la descendit lentement jusque dans la cage, jusqu'à ce qu'elle touchât les mains de l'homme enchaîné qui, les yeux toujours levés, semblait pourtant ne rien voir.
— Tiens, l'ami ! ordonna-t-il. Bois !
Le contact du pot de terre humide parut déclencher une véritable commotion chez le prisonnier. Il s'en saisit avec un grognement sourd et se mit à boire avidement, à grandes lampées qui évoquaient un animal à l'abreuvoir. La cruche fut vidée jusqu'à la dernière goutte.
Quand il n'y eut plus rien, Gauthier la lâcha et parut retomber dans sa torpeur. Catherine, le cœur serré, murmura :
— Il ne me reconnaît pas ! C'est tout juste s'il a l'air d'entendre.
— C'est la fièvre, sans doute, répondit Hans. Il est blessé à la tête.
Essayons maintenant de lui faire manger quelque chose.
Les aliments solides eurent le même succès que l'eau fraîche, mais le prisonnier n'en demeura pas moins sourd aux appels et aux supplications de Catherine. Il levait les yeux vers elle, la regardait comme si elle était transparente, puis se détournait. De ses lèvres s'échappait une sorte de chant monotone et lent, vague et inconsciente mélopée qui acheva de terrifier Catherine.
— Mon Dieu !... Mais il est fou ?
— Je ne pense pas, fit Hans d'un ton encourageant, mais je vous l'ai dit : il doit délirer. Venez, dame Catherine, pour le moment, nous ne pouvons rien de plus pour lui. Nous allons rentrer. Demain, pendant la journée, je m'arrangerai pour graisser le treuil afin qu'il ne grince plus. La nuit prochaine, peut-être, nous pourrons le tirer de là.
— Mais parviendrons-nous à lui faire quitter la ville ? Les portes semblent solides et bien gardées.
— Chaque chose en son temps ! Pour cela aussi j'ai une idée...
— Avec une bonne corde, fit Josse, qui n'avait pas sonné mot depuis que l'on était entré dans l'église, on peut toujours se laisser glisser le long d'un rempart.
— Oui... à la rigueur ! Mais j'ai peut-être mieux. Un maître d'œuvre apprend bien des choses, simplement en se servant de ses yeux. Maintenant il faut redescendre.
Avec un dernier regard à l'homme en cage, Catherine se laissa conduire vers l'escalier. Dans la nef obscure de la cathédrale, les moines poursuivaient leur oraison, n'ayant même pas soupçonné le passage des trois compagnons. La porte se referma sans bruit.
Catherine et les deux hommes se retrouvèrent dans la rue.
Lorsque l'on eut regagné la maison d'œuvre, Hans fit quelques recommandations à ses hôtes.
— Pour tout le monde, ici, vous serez des cousins à moi en route pour Compostelle, mais évitez tout de même de vous mêler à mes ouvriers. Quelques-uns sont de mon pays et s'étonneraient que vous ne connaissiez pas notre langue. A part cela, vous pouvez aller et venir comme bon vous semblera.
— Merci, répondit Catherine, mais je n'en ai pas envie. La seule vue de cette affreuse cage me rend malade. Je resterai à la maison.
— Pas moi ! dit Josse. Quand il y a une fuite à préparer, il vaut mieux ouvrir ses yeux et ses oreilles.
La journée suivante fut terrible pour Catherine. Enfermée dans la maison de Hans, elle s'efforçait de ne pas regarder au-dehors pour ne pas voir la pluie hargneuse qui tombait depuis le matin et ne pas entendre les cris de haine et les imprécations qui s'élevaient de temps en temps et dont elle ne devinait que trop la destination. Elle demeura seule tout le jour dans l'unique compagnie de la vieille Urraca, compagnie qui n'avait rien de bien réconfortant. Des lèvres rentrées de la femme s'échappaient des paroles que Catherine ne pouvait comprendre. Urraca allait et venait dans la cuisine, parlant seule comme cela arrive fréquemment à ceux qui n'entendent pas, accomplissant sa tâche avec une sorte d'automatisme. À l'heure du repas, elle poussa devant Catherine une écuelle pleine, quelques galettes à moitié brûlées et un pichet d'eau claire, puis retourna s'asseoir près du tonneau d'où elle se mit à examiner la jeune femme avec une attention qui, bientôt, l'exaspéra. Catherine finit par lui tourner le dos et par aller s'installer sous la galerie de la cour intérieure pour y attendre le retour des hommes. Josse était parti en même temps que Hans. Il voulait faire un tour en ville pour reconnaître les lieux, disait-il.
Quand il revint, vers le milieu de l'après-midi, son visage était sombre. À l'interrogation angoissée de Catherine, il répondit par un haussement d'épaules.
— L'évasion ne sera pas facile, fit-il enfin. Je crois bien qu'elle risque de provoquer une révolution. Les gens d'ici sont comme des fauves lâchés. Ils exècrent tellement les brigands d'Oca qu'ils ne se tiennent plus de joie à l'idée d'en tenir un. Si on leur arrache leur proie, ils vont tout casser !
— Eh ! qu'ils cassent tout ! s'écria Catherine. Qu'est-ce que cela me fait ? Est-ce que nous sommes de ce pays ? La seule chose qui importe, c'est la vie de Gauthier...
Josse lui jeta un bref regard en dessous.
— Vous l'aimez donc tant que cela? demanda-t-il avec une nuance sarcastique qui n'échappa pas à la jeune femme.
Elle planta son regard violet bien droit dans les yeux de l'ancien truand et, non sans grandeur, lança :
— Certes, je l'aime... autant et plus même que s'il était mon frère.
Ce n'est qu'un paysan, mais son cœur, sa vaillance et sa loyauté le font plus digne de porter les éperons d'or que bien des nobles. Et si vous espérez m'engager à quitter cette ville en l'abandonnant à ces brutes, vous perdez votre peine. Dussé-je y laisser ma vie, je tenterai tout pour le sauver.
La bouche de Josse s'étira en demi-lune pour un large sourire tandis qu'une étincelle venait danser dans ses yeux.
— Et qui vous dit le contraire, dame Catherine ? J'ai simplement remarqué que ce serait difficile et que nous risquions de déchaîner une révolution, mais rien de plus. Écoutez !
En effet, au-dehors, une nouvelle salve de huées et de cris de mort s'élevaient dans le jour tombant.
— L'alcade a dû faire doubler la garde au pied de la tour. Ils sont là, massés sur la place, trempés par la pluie, mais hurlant comme des loups.
— Doubler la garde ? répéta Catherine en pâlissant.
— Ce n'est pas la garde qui m'inquiète, intervint Hans qui, dégouttant d'eau, entrait à cet instant précis. C'est la foule elle-même.
Si la pluie même ne les chasse pas, ils sont capables de rester là toute la nuit, le nez en l'air. Alors, adieu notre projet !
Il s'ébroua comme un chien, secouant ses épaules pour en faire tomber l'eau. Il y avait de la compassion dans le regard dont il enveloppa Catherine. La jeune femme était blanche comme craie et faisait de visibles efforts pour conserver son calme. Elle garda le silence un moment tandis que Hans ôtait ses souliers dont chacun portait son volume de boue. Finalement, elle demanda :
— Le treuil ? Avez-vous pu vous en occuper ?
— Bien sûr. Sous prétexte qu'il y avait quelque chose qui ne marchait pas, je lui ai mis tellement de graisse qu'on pourrait le faire frire. Mais que voulez- vous tenter avec tous ces gens qui restent là, à regarder et à hurler ? On ne pourra même pas donner à boire et à manger au prisonnier.
— Il faut qu'ils partent ! gronda Catherine entre ses dents, il le faut!...
— Oui, fit Josse, mais comment ? Si l'eau du ciel elle-même n'en vient pas à bout...
À cet instant précis, un violent coup de tonnerre éclata, tellement inattendu que les trois compagnons sursautèrent. En même temps, on eût dit que le ciel crevait. La pluie se changea en déluge. De véritables trombes d'eau s'abattirent sur la terre, si violentes qu'en peu de minutes la place se vida. Les gens, se protégeant de leur mieux contre l'averse, refluèrent en désordre vers les maisons. Les soldats se tassèrent instinctivement contre le mur de la cathédrale, cherchant un abri précaire. Les ouvriers désertèrent les tours. Seule, la cage demeura dans l'orage et le vent, si violent qu'il lui imprimait un balancement.
Massés contre la petite fenêtre de la place, Catherine, Hans et Josse regardaient.
— Si cela pouvait durer... murmura Catherine. Mais ce n'est qu'un orage...
— Il arrive que les orages durent, fit Hans d'un ton encourageant.
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