Elle redressa la tête, leva bien haut son petit menton et, défiant son époux du regard :
— Très vrai ! fit-elle calmement. Il fallait que je parvienne jusqu'à toi. Tous les moyens sont bons, dans un cas semblable...
— Crois-tu ? Tu parais oublier...
— C'est toi qui oublies, il me semble ! Puis-je te demander ce que tu fais ici ?
— J'ai été capturé. Tu devrais le savoir si tu as rencontré Fortunat...
— Un captif cherche à retrouver sa liberté... Qu'as-tu fait pour reprendre la tienne ?
— Ce n'est, ici, ni le lieu ni le moment d'en discuter !
— Voilà une échappatoire qui paraît un peu trop facile et je...
— Silence ! coupa Zobeïda avec impatience. En vérité, vos affaires de famille ne m'intéressent pas ! Où pensez-vous être ?
L'interruption était malencontreuse. Arnaud tourna contre elle sa fureur.
— Qui es-tu toi-même pour t'immiscer entre nous ? Dans tes coutumes comme dans les nôtres, l'homme a pleine puissance sur la femme appartenant à son lignage. Celle-ci est mienne... puisque de même sang, et j'ai le droit de lui demander compte de sa conduite.
Son honneur est le mien et si elle l'a avili...
Le geste qui accompagna ces paroles était si menaçant que Catherine, instinctivement, recula. Le visage décomposé d'Arnaud était effrayant avec son nez arrogant dont les ailes se pinçaient et blanchissaient, tandis que le meurtre hantait son regard. Une lassitude envahit en même temps la jeune femme devant cette égoïste colère de mâle frustré. Comment ne comprenait-il pas tout ce qu'elle avait dû endurer, toutes ses souffrances, ses angoisses, ses larmes et ses peines, pour en arriver là ? Mais non ! c'était pour lui lettre morte : seul comptait le don de son corps fait au prince-poète...
La menace, latente dans l'attitude d'Arnaud, frappa Zobeïda ellemême. Pareille fureur n'était pas feinte et si tout à l'heure elle avait éprouvé quelques doutes à l'aspect de cette sœur trop belle tombée pour ainsi dire du ciel, la Mauresque commençait à escompter la colère de son amant pour l'en débarrasser. Qu'il la tue, dans un accès de rage meurtrière, et tout serait bien ! Le Calife ne pourrait que s'incliner devant l'honneur offensé d'un frère. Un mince sourire étira sa belle bouche pourpre tandis qu'elle se tournait vers Arnaud.
Tu as raison, ô mon seigneur ! L'honneur de ta famille ne regarde que toi. Je te laisse le soin d'en user comme bon te plaira avec celle-ci et, si tu la châties, ne crains pas la colère du Calife. Il peut comprendre ce genre de vengeance... et je plaiderai pour toi !
D'un geste, elle ordonna aux deux Soudanais de se retirer et s'apprêtait à en faire autant quand surgit Morayma, hors d'haleine. La vieille Juive se jeta face contre terre dès qu'elle aperçut la princesse, mais non sans avoir lancé à Catherine un regard indigné. Puis elle attendit qu'on l'interrogeât. Zobeïda ne la fit pas languir.
— Que veux-tu, Morayma ? Pourquoi cette agitation ! Relève-toi !
À peine debout, la maîtresse du harem pointa vers Catherine un doigt accusateur.
— Cette femme s'est échappée de son appartement après avoir maîtrisé et ligoté une de ses compagnes et lui avoir volé ses vêtements. Je vois qu'elle a osé s'introduire chez toi, ô splendeur !
Remets-la-moi pour que je lui fasse appliquer le châtiment qu'elle mérite : le fouet !
Un sourire méchant crispa la bouche de la princesse.
— Le fouet ? Es-tu folle, Morayma ? Pour que le Calife à son retour, qui ne saurait tarder, en lise les marques sur le corps dont il est impatient de goûter de nouveau les délices ? Non, laisse-la-moi...
Désormais, elle ne quittera plus ces pavillons que pour se rendre au désir de mon frère. C'est une noble dame du pays des Francs, vois-tu, la propre sœur de mon seigneur bien- aimé. Elle m'est, désormais, chère et précieuse. Ce sont mes propres servantes qui s'occuperont d'elle à l'avenir, qui la baigneront et la parfumeront quand son maître la demandera afin que son corps soit le poème parfait dont il s'enivrera sous les roses du Djenan-el-Arif...
Incontestablement, Zobeïda connaissait à merveille l'art de jeter l'huile sur le feu. Chacun des mots prononcés par elle était calculé pour attiser la fureur d'Arnaud... cette fureur dont elle espérait bien qu'elle allait être mortelle. De fait, l'époux de Catherine frémissait, les poings serrés, tendu comme une corde d'arc... Zobeïda lui dédia un sourire ensorcelant.
— Je te laisse avec elle. Fais ce que tu crois devoir faire, mais ne me laisse pas trop longtemps languir de ton absence ! Chaque minute qui s'écoule sans toi est une éternité d'ennui... ; puis, changeant de ton : Quant à toi, Morayma, laisse-les aussi, mais ne t'éloigne pas. Tu veilleras, lorsque mon seigneur en aura terminé avec elle, à loger cette femme... selon ses besoins et selon son rang !
Catherine se mordit les lèvres de rage: Qu'espérait cette chatte sanguinaire ? Qu'Arnaud allait la tuer ? Sans doute le logement qu'elle recommandait à Morayma de lui trouver était quelque tombe bien profonde et bien secrète, à l'abri des vautours ? Catherine ne s'illusionnait guère sur la subite sollicitude de son ennemie. Depuis qu'elle la croyait la sœur d'Arnaud, Zobeïda la haïssait peut-être plus encore que par le passé, à cause, sans doute, des souvenirs communs où elle n'avait point part. Cette femme devait jalouser même le passé !
Et, comme la Mauresque, en se dirigeant d'un pas nonchalant vers sa chambre, passait auprès d'elle, Catherine ne put s'empêcher de lui lancer :
— Ne te réjouis pas trop vite, Zobeïda... Je ne suis pas encore morte. Il est peu dans nos coutumes que le frère tue la sœur ou l'époux l'épouse.
— Les fils du destin sont tous entre les mains d'Allah ! Que tu vives ou que tu meures, qu'importe ? Mais, si j'étais toi, je choisirais la mort car vivante tu n'as aucune chance d'échapper à ton sort, celui d'une esclave parmi d'autres esclaves, parée et caressée certes tant que tu plairas, délaissée et misérable quand ton heure sera passée !
— Trêve de discours, Zobeïda ! coupa Arnaud brutalement. Je suis seul ici à savoir ce que je dois faire. Va-t'en !
Un rire moqueur à peine étouffé derrière la main, le glissement soyeux des babouches sur le marbre et la princesse disparut. Arnaud et Catherine furent seuls, face à face...
Ils restèrent un instant sans parler, debout à quelques pas l'un de l'autre, écoutant les bruits de ce palais hostile, et Catherine songea avec amertume qu'elle n'avait pas imaginé ainsi leurs retrouvailles.
Tout à l'heure, oui, quand il avait arraché son voile et qu'il avait esquissé le geste de la prendre dans ses bras ! Mais, maintenant, les flèches empoisonnées de Zobeïda avaient frappé au plus vif de la chair d'Arnaud, trouvant le cœur. Maintenant, ils allaient se déchirer l'un l'autre avec l'acharnement d'ennemis implacables... Était-ce donc pour en arriver là qu'ils s'étaient cherchés, aimés en dépit des hommes, des guerres, des princes et de tant d'orages capables d'abattre les plus forts ? Quelle pitié !...
Catherine osait à peine lever les yeux sur son époux qui, les bras croisés sur sa poitrine, l'observait, craignant trop de lui montrer les larmes qui emplissaient ses yeux. Elle s'accordait, avant le combat qu'elle sentait venir, un instant de répit, attendant peut-être qu'il parlât le premier. Il n'en fit rien, comptant peut-être sur ce pesant silence pour griffer les nerfs de la jeune femme. Et, en effet, ce fut elle qui attaqua.
Relevant brusquement la tête dans un mouvement plein de défi, elle désigna la dague passée dans la ceinture d'Arnaud.
— Qu'attends-tu pour obéir ? Ne t'a-t-on pas fait suffisamment comprendre ce que tu devais faire ? Tire cette dague, Arnaud, et tue-moi ! Je plaide coupable : en effet, je me suis donnée à Muhammad, parce que c'était le seul moyen de parvenir jusqu'ici... et parce que je ne pouvais pas faire autrement !
— Et Brézé ? Tu ne pouvais pas non plus faire autrement ?
Catherine prit une longue respiration. S'il remontait aussi loin dans les griefs, la bataille serait rude ! Mais elle s'efforça au calme, parlant d'un ton mesuré :
Brézé n'a jamais, quoi que tu puisses en penser, été mon amant. Il voulait m'épouser. Un instant, j'ai été tentée d'accepter. C'était après la chute de La Trémoille et je n'en pouvais plus ! J'avais besoin, un besoin désespéré de paix, de douceur et de protection. Tu ne peux pas savoir ce qu'a été ce printemps de l'année passée, ni ce que m'a coûté notre victoire ! Sans Brézé, il ne serait resté de moi qu'un peu de chair sanglante aux mains des bourreaux de la dame de La Trémoille...
Elle se tut un instant pour laisser passer l'émotion rétrospective qu'elle venait d'éveiller en elle-même au rappel de cette heure terrifiante, puis, avec un soupir, elle poursuivit, d'une voix sourde :
— Brézé m'a sauvée, protégée, aidée dans l'accomplissement de ma vengeance, il a combattu pour toi et, te croyant mort, il ne pensait pas mal faire en m'offrant de l'épouser car il est bon et loyal...
— Comme tu le défends ! coupa amèrement Arnaud. Je me demande pourquoi tu n'as pas suivi ce doux penchant...
— D'abord parce qu'on m'en a empêchée ! riposta Catherine que la colère reprenait.
Elle ajouta, reconnaissant honnêtement ses torts :
— Sans Cadet Bernard, j'aurais peut-être accepté de l'épouser, mais, devant Dieu qui m'entend, je jure que, lorsqu'il est allé à Montsalvy chercher le parchemin de condamnation pour le reporter au Roi, Pierre de Brézé n'avait aucun motif de croire que j'allais l'épouser. C'est d'ailleurs en apprenant cette démarche... inqualifiable, que j'ai définitivement rompu avec lui !
— Belle et touchante histoire ! remarqua sèchement le chevalier.
Qu'as-tu fait après cette rupture ?
Catherine dut faire appel à toute sa patience pour ne pas éclater. Le ton agressif, inquisiteur d'Arnaud l'exaspérait au-delà de toute expression. Il jouait un peu trop bien son rôle de frère à l'honneur outragé, exigeant des comptes, des explications, sans la moindre tendresse, comme s'il n'y avait pas eu, derrière eux, des années d'amour. La lettre même qu'il lui avait laissée en quittant Montsalvy ne traduisait pas tant d'amertume et de hargne... Elle était, au contraire, pleine de mansuétude et d'amour, peut-être parce que, croyant réellement sa vie terminée ou près de se terminer dans l'affreuse dégradation de la lèpre, il avait trouvé, dans sa vaillance et la noblesse de son caractère, le courage d'écrire ces mots de compréhension et de pardon. En retrouvant la vie et la santé, Arnaud avait recouvré du même coup toute son intransigeance et ce terrible caractère dont Catherine avait eu, déjà, tellement à souffrir...
Elle fit un effort sur elle-même, parvint à sourire, d'un sourire infiniment las et triste mais plein de douceur, tendit la main vers lui.
— Viens avec moi ! Ne restons pas sous ce portique où tout le monde peut nous entendre. Allons... tiens, au bout de ce bassin, près de ce lion de pierre qui semble personnifier toute la sagesse du monde...
La nuit lui dissimula l'ombre de sourire qui, un court instant, détendit les traits sévères d'Arnaud.
— As-tu donc tant besoin de sagesse ? demanda-t-il.
Et, au son de sa voix, elle sentit que sa colère fléchissait un peu.
Elle y puisa un espoir nouveau. D'ailleurs, il se laissait entraîner sans résistance. Un moment, ils marchèrent en silence au long de la margelle brillante sur laquelle Catherine s'assit, le dos appuyé au lion de marbre. Arnaud resta debout. En face d'eux, le portique et la tour brillaient, roses sur le fond bleu de la nuit, irréels comme un mirage et légers comme un songe. Les bruits du palais avaient presque tous cessé, seuls semblaient vivre encore les oiseaux nocturnes du jardin et les fontaines. Une légère brise faisait trembler, dans le miroir d'eau, le reflet tendre du palais et comme tout à l'heure, dans la cour des Lions, la magique beauté d'Al Hamra s'empara de Catherine.
— Cet endroit est fait pour le bonheur et pour l'amour... pourquoi faut-il que nous nous y déchirions ? Ce n'est pas pour te faire du mal et te laisser m'en faire que j'ai parcouru tant de lieues...
Mais Arnaud refusait encore de se laisser attendrir. Posant un pied sur le rebord de marbre, il demanda, les yeux ailleurs :
— N'espère pas détourner mon esprit sur les sentiers fleuris de la poésie, Catherine ! J'attends de toi un récit exact de ce qui s'est passé, depuis que tu as quitté Carlat.
— C'est une longue histoire, soupira la jeune femme, j'espérais que tu me laisserais le loisir de te la raconter en paix plus tard. Oublies-tu qu'ici nous sommes en danger, sinon toi, moi du moins ?
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