L'homme qui conduisait l'autre, Catherine le reconnut à son turban de brocart pourpre : c'était le Grand Vizir, Aben-Ahmed Banu Saradj...
— Tu as raison ! murmura-t-elle. Nous sommes perdus ! Celui-là te hait et n'a aucune raison de m'aimer...
Les deux groupes firent leur jonction avant d'atteindre le couple.
Banu Saradj regarda longuement le corps que les femmes déposaient devant lui, enveloppé dans ses voiles d'azur, puis, calmement, il marcha vers les deux jeunes gens. Catherine, instinctivement, avait cherché refuge auprès d'Arnaud dont le bras entourait ses épaules. La mort qui s'avançait vers eux sous l'aspect de cet homme, jeune et élégant, lui semblait plus terrible encore que celle apportée par le cobra, peut-être parce que mourir est affreux quand, après tant de peines, on a enfin retrouvé l'amour et le bonheur. Le jardin était beau, dans la lumière dorée du petit matin. Les fleurs, rafraîchies par la nuit, semblaient plus éclatantes et l'eau avait des reflets bleus, ravissants.
Le regard lourd de Banu Saradj, curieusement vide, se posa sur Arnaud.
— C'est toi, n'est-ce pas, qui as tué la princesse ?
— C'est moi, en effet ! Elle voulait supplicier ma femme, je l'ai tuée.
— Ta femme ?
— Celle-ci est ma femme, Catherine de Montsalvy, venue me rejoindre au prix des plus grands périls.
Les prunelles noires du Grand Vizir glissèrent un instant sur Catherine, chargées d'une ironie qui la fit rougir. Cet homme, en effet, l'avait surprise dans les bras du Calife et l'évocation des périls courus par elle devait, fatalement, l'amuser. Elle en eut honte, se reprocha le demi-sourire du Maure parce que c'était Arnaud qui en faisait les frais.
— C'était sans doute ton droit, remarqua Banu Saradj, mais tu as versé le sang même du Commandeur des Croyants et, pour ce crime, tu mourras...
— Soit, prends ma vie, mais laisse partir mon épouse ! Elle est innocente.
— Non ! protesta Catherine farouchement en s'accrochant à son époux. Ne nous sépare pas, Vizir ! S'il meurt, je veux mourir aussi...
— Ce n'est pas moi qui déciderai de votre sort, intervint Banu Saradj. Le Calife approche de sa ville. Dans une heure, il aura rejoint Al Hamra. Tu oublies trop vite, femme, que tu lui appartiens. Quant à cet homme...
Il n'ajouta rien qu'un geste autoritaire. Quelques-uns des gardes qui l'escortaient s'avancèrent. Malgré ses cris, et sa défense désespérée, Catherine fut arrachée d'Arnaud dont les mains furent liées derrière le dos tandis que la jeune femme était remise aux servantes du harem.
— Reconduisez-la chez elle, recommanda le Vizir d'un ton d'ennui, et faites-la garder de près. Mais, surtout, qu'elle se taise !
— Je me tairai, hurla Catherine hors d'elle à la vue de son époux chargé de liens et entouré de gardes, si tu me laisses avec lui, si tu me donnes à moi aussi des chaînes.
— Sois courageuse, Catherine, supplia Montsalvy. J'ai besoin de ton courage.
— Bâillonnez-la, ordonna Banu Saradj. Ces cris sont insupportables !
Les femmes s'abattirent sur elle comme une nuée de guêpes, l'étouffant, l'aveuglant même. Une écharpe fut nouée, serrée sur sa bouche, une autre entrava ses mains, une autre encore lia ses pieds, puis, comme un simple paquet, la jeune femme fut emportée, sur les épaules des servantes, vers l'appartement de sultane qu'elle avait quitté, au début de cette nuit qui s'achevait, avec au cœur un si grand espoir. La rage la brûlait si fort qu'elle n'avait même pas envie de pleurer ! Dieu allait-il permettre cette injustice ? Arnaud devrait-il mourir pour avoir abattu cette démente sanguinaire qui voulait lui faire subir les pires supplices ? Non... ce n'était pas possible, cela ne pouvait pas être possible !...
Au prix d'une douloureuse torsion de cou, elle parvint à tourner la tête, à apercevoir encore une fois son époux. Entre les cimeterres étincelants, il s'en allait vers les prisons très droit, très fier malgré ses liens, haute silhouette noble dans la lumière matinale. Des larmes jaillirent des yeux de Catherine, amères et brûlantes, chargées de désespoir.
— Je te sauverai... promit-elle tout bas. Dussé-je me traîner aux pieds du Calife, baiser la poussière sous ses pas, je lui arracherai ta grâce...
Elle était prête, une fois encore, à n'importe quelle folie. Pourtant, elle savait bien qu'il était désormais un prix dont Arnaud ne voudrait, en aucun cas, qu'elle payât sa vie sauve... Il l'avait reprise. Elle n'était plus qu'à lui. Tandis qu'on l'emportait, elle entendit, dans l'air bleu du matin, éclater le son aigre des fifres et des tambours rythmant la longue acclamation de la foule. Muhammad venait de rentrer dans Grenade...
Quand, vers le soir, on vint chercher Catherine pour la conduire auprès du Calife, elle sentit l'espoir se faire plus vif en elle. Pourtant, la journée n'avait guère été encourageante.
La garde avait été renforcée aux issues de son appartement, mais l'escadron habituel des servantes et des esclaves s'était réduit à un eunuque muet qui lui avait apporté, vers midi, son repas sur un plateau. Aucune femme n'était venue auprès d'elle. Pas même Morayma ! Et Catherine s'inquiétait de cet isolement, moins pour elle que pour Arnaud. La sévérité que tout cela laissait prévoir n'annonçait rien de bon pour son époux. Elle aurait peut-être plus de mal à arracher sa grâce qu'elle ne l'avait cru tout d'abord...
Il y avait eu le vacarme annonçant le retour du Calife, puis le palais tout entier était retombé dans le silence. De temps en temps, les lamentations des femmes chargées de pleurer Zobeïda parvenaient jusqu'aux oreilles de Catherine, lancinantes, irritantes parce qu'artificielles. Qui donc pouvait sincèrement pleurer cette femme cruelle et sanguinaire ? Et qu'allait subir Arnaud pour en avoir débarrassé le monde ?
Catherine s'irritait de ne pas voir paraître Morayma. Que pouvait craindre cette vieille folle ? Pourtant, elle avait désespérément besoin d'elle. I1 fallait, à tout prix, trouver moyen d'avertir Abou-al-Khayr du danger mortel que courait Arnaud ! Le Calife, dans sa colère, n'allait-il pas ordonner sa mort immédiate ? À cette minute où Catherine se tourmentait pour lui, Arnaud avait peut-être même cessé de vivre ?...
Mais cette idée, la jeune femme la repoussait farouchement. Non, il ne pouvait pas être mort. Elle l'aurait senti, dans sa chair même.
Mais, à force d'angoisse, Catherine était parvenue à une extrême tension fébrile quand, enfin, Morayma parut au seuil de sa chambre.
— Viens ! dit-elle seulement. Le Maître veut te voir !
Enfin ! Te voilà ! s'exclama la jeune femme en se levant vivement pour suivre sa gardienne. Je t'ai attendue tout le jour et...
— Tais-toi ! coupa la vieille juive rudement. Je n'ai pas le droit de te parler. Et prends bien garde de ne pas chercher à fuir. Tu n'aurais plus aucune chance.
En effet, au seuil, une dizaine d'eunuques attendaient, cimeterre au poing, pour escorter Catherine. Morayma se contenta de voiler étroitement la jeune femme en commentant :
— Sois aussi humble que tu pourras, Lumière de l'Aurore. Ce n'est pas au Djenan-el-Arif que je te mène, mais au Méchouar, au palais où le Maître règne. Il est fort irrité. Je te plains car tu vas devoir affronter sa colère.
— Moi, je n'ai pas peur ! riposta Catherine fièrement. Marche devant. Je te suis !
Étroitement encadrée par les eunuques, Catherine se laissa conduire, à travers le harem, jusqu'aux portes du palais réservé au Calife. Les femmes, curieuses, haineuses souvent, se pressaient sur son passage. Elle put entendre des rires, des plaisanteries. Elle vit scintiller les yeux verts de Zorah qui cracha. En quittant la cour des Lions, il y avait même un tel afflux de femmes que l'escorte eut du mal à passer. Les femmes refusaient de se laisser écarter. Il y eut une bousculade et, soudain, Catherine entendit une voix qui, en français, chuchotait à son oreille :
— On l'a conduit au Ghafar ! Ce n'est pas pour tout de suite !
Elle eut un sourire de reconnaissance, croyant bien apercevoir la silhouette de Marie qui se perdait parmi les autres. Ce ne pouvait être qu'elle ! Et elle se sentit soulagée. Ainsi, Arnaud avait été conduit au donjon de l'Alcazaba... mais il ne risquait pas la mort immédiate.
À coup de pommeau de leurs alfanges ou de fouet d'hippopotame, les eunuques forcèrent leur chemin jusqu'à la porte qui faisait communiquer les deux parties du palais. Là, veillaient les gardes maures, casqués et lances au poing, menaçants et solennels, avant-garde de la justice... Au-delà de la porte, c'était la majesté d'une sorte de cloître royal, dentelle de marbre blanc tendue autour d'un tapis d'eau verte, cernée d'une double haie de myrtes odorants. Là, point de tendres buissons, point d'ombres accueillantes comme au Djenan- el-Arif : des gardes armés échelonnés jusqu'au grandiose salon ouvert tout au fond sous une pesante tour carrée, et une foule de dignitaires et de serviteurs aux vêtements somptueux. L'escorte et Morayma ellemême laissèrent Catherine à l'entrée de la salle des Ambassadeurs.
Des étroites fenêtres garnies de verres multicolores, une lumière assourdie tombait d'aplomb sur le large trône d'or, incrusté de pierres fines, sur lequel le Calife se tenait accroupi, regardant avancer la jeune femme.
Un turban de soie verte, piqué d'une énorme émeraude, enserrait la tête du souverain. En main, il tenait le sceptre, long bambou recourbé et garni d'or. Et Catherine nota, avec un serrement de cœur, qu'aucune douceur ne venait alléger le poids du regard glacial dont il l'enveloppait.
Deux serviteurs en longues robes vertes la prirent aux épaules lorsqu'elle entra et l'obligèrent à s'agenouiller devant le trône. Alors, elle perdit son dernier espoir. Elle n'avait rien à attendre de cet homme qui, d'emblée, la traitait en coupable. Elle demeura immobile, attendant qu'il parlât, mais levant hardiment les yeux vers lui.
D'un geste, il avait fait le vide autour d'elle. Quand le dernier serviteur se fut retiré, il ordonna :
— Enlève ton voile. Je veux voir ton visage. Aussi bien... tu n'y as pas droit. Tu n'es pas des nôtres.
Elle obéit avec joie et, en même temps, se releva, décidée à ne plus rien abandonner de sa fierté. Si elle ne pouvait sauver Arnaud, elle était bien déterminée à obliger Muhammad a l'envoyer le rejoindre. Le voile blanc qu'elle portait glissa autour d'elle comme une flaque claire tandis que son regard croisait celui, irrité, du souverain.
— Qui t'a permis de te relever ?
— Toi. Tu l'as dit : je ne suis pas des vôtres ! Je suis femme libre et de noble lignage. Dans mon pays, le Roi me parle avec respect.
Muhammad se pencha vers elle, un pli à la fois moqueur et méprisant marquant sa bouche charnue.
— Ton Roi t'a-t-il possédée ? Moi, oui !... Quel respect puis-je avoir pour toi ?
— Est-ce pour me dire cela, ô puissant Calife, que tu m'as fait venir ? Je n'en vois pas l'utilité, à moins que tu n'aies plaisir à insulter une femme.
— J'aurais pu, en effet, t'envoyer à la mort sans un mot, mais j'ai voulu te revoir... ne fût-ce que pour juger de ton habileté à mentir.
— Mentir ? Pourquoi donc me donnerais-je cette peine ? Interroge, seigneur : je te répondrai. Une femme de mon rang ne ment pas !
Il y eut un silence. Habitué aux esclaves serviles, aux créatures oisives et molles pour lesquelles il n'était pas de fête plus grande qu'être appelées auprès de lui, Muhammad regardait avec une colère mêlée d'étonne- ment cette femme qui osait se dresser devant lui, sans peur apparente, sans arrogance non plus, mais simplement fière et digne malgré sa faiblesse présente.
D'ailleurs le ton qu'avait pris leur entretien ranimait le courage de la jeune femme. Si elle pouvait continuer à parler ainsi, presque d'égal à égal, il pouvait y avoir une chance... Brusquement, Muhammad attaqua :
— On dit que le chevalier franc... l'assassin de ma sœur bien-aimée, est ton époux ? fit-il avec une feinte négligence.
— C'est vrai.
— Donc, tu m'as menti ! Tu n'es pas une captive des Barbaresques achetée à Almeria.
— On t'a menti, seigneur ! Moi, je ne t'ai rien dit... car tu ne m'as rien demandé. Maintenant, je te le dis moi-même : j'ai nom Catherine de Montsalvy, dame de la Châtaigneraie, et je suis venue jusqu'ici pour reprendre l'époux que ta sœur m'avait volé.
— Volé ? J'ai rencontré mainte fois cet homme. Il semblait s'accommoder de son sort... et de l'amour insensé que Zobeïda lui vouait.
— Quel captif ne cherche à s'accommoder de son sort ? Quant à l'amour, seigneur, toi qui prends les femmes au gré de ton caprice sans que ton cœur intervienne en rien, tu devrais savoir qu'un homme le pratique assez facilement.
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