Sous les voiles de la « Magdalène »

Une demi-heure plus tard, la troupe silencieuse qui sortait de l'Alcazar Genil n'avait plus rien de commun avec celle qui était entrée, peu avant, sous la conduite furieuse de Mansour ben Zegris. Les sombres cavaliers aux visages voilés s'étaient mués en gardes réguliers du Calife, les selhams noirs remplacés par des burnous blancs. Mansour lui-même avait abandonné vêtements brodés d'or et fabuleux rubis entre les mains d'Amina et portait la tenue d'un simple officier.

Gauthier et Josse étaient mêlés aux soldats, le casque enturbanné enfoncé jusqu'aux yeux, et serraient de près une grande litière aux rideaux de soie hermétiquement fermés qui formait le centre du cortège.

Dans cette litière, Arnaud, toujours inconscient, était étendu sous la surveillance attentive d'Abou-al-Khayr, de Catherine et de Marie. Les deux femmes étaient habillées en servantes de bonne maison et, tandis que Marie, armée d'un chasse-mouches en plumes, éventait le blessé, Catherine se contentait de tenir entre les siennes l'une des mains entourées de bandages. Elle brûlait de fièvre, cette main, et Catherine anxieuse ne quittait pas des yeux le visage aux yeux clos, momentanément dévoilé. Car la grande habileté d'Abou-al-Khayr avait été de faire habiller Arnaud de somptueux vêtements féminins, les plus grands qu'on ait pu trouver. Emmitouflé d'amples voiles de léger satin bleu nuit rayé d'or, en pantalons bouffants et babouches brodées, le chevalier figurait assez bien la grande dame, âgée et malade, qu'il était censé représenter. Cet étrange accoutrement avait détendu les nerfs de Catherine. Il apportait une note amusante qui, de cette fuite précipitée, faisait une manière de fugue où l'amour avait son mot à dire. Et puis, ce qui comptait avant tout, c'était le départ, c'était le fait de quitter cette ville étrange et dangereuse d'où ils avaient, peu de temps auparavant, si peu de chances de sortir. Aussi fut-ce d'un ton calme qu'elle demanda à Mansour, en prenant place sur les matelas de la literie :

— Que dirons-nous si nous rencontrons les gens du Calife ?

— Que nous escortons la vieille princesse Zeinab, grand-mère de l'émir Abdallah qui règne à Almeria. Elle est censée regagner son palais après une visite à notre sultane dont elle est, depuis longtemps, l'amie.

— Et l'on nous croira ?

— Qui oserait dire le contraire ? coupa Abou-al- Khayr. Le prince Abdallah, cousin du Calife, est si susceptible que le maître lui-même prend de grandes précautions dans ses rapports avec lui. Almeria est le plus important de nos ports. Quant à moi, il est normal, étant médecin, que j'escorte cette noble dame, conclut-il en s'installant à son tour sur les coussins du véhicule.

Maintenant, la troupe chevauchait dans la nuit, sans autre bruit que le pas amorti des chevaux. Dans la ville toute proche, l'agitation continuait. Toutes les lumières étaient allumées, de larges pots à feu flambaient sur le rempart et Grenade brillait dans l'ombre comme une énorme colonie de vers luisants. L'image, que Catherine contemplait, en entrebâillant les rideaux, avec une avidité où entrait un sentiment de triomphe, était admirable, mais les cris et le vacarme qui débordaient les hautes murailles la rendaient sinistre. Là-bas, on gémissait, on mourait, les fouets claquaient sur les échines courbées par la peur...

La voix de Mansour parvint à la jeune femme, grognant :

— Le Calife règle ses comptes ! Avançons plus vite ! Si je suis reconnu, il nous faudra combattre et nous ne sommes qu'une vingtaine ! — Vous nous oubliez, seigneur ! coupa sèchement Gauthier qui chevauchait tout contre la litière, si près que Catherine pouvait le toucher en tendant le bras. Mon compagnon, Josse, sait se battre.

Quant à moi, j'ai la prétention d'en valoir dix.

Les yeux sombres de Mansour détaillèrent le géant, Catherine devina l'ombre d'un sourire au ton de sa voix quand il répondit tranquillement :

— Alors, disons que nous sommes trente et un et qu'Allah nous garde !

Il alla reprendre la tête de la petite colonne qui s'enfonça bientôt dans la campagne obscure. Les feux de Grenade reculèrent peu à peu.

Le chemin, mal tracé pour qui ne le connaissait pas, se fit raidillon et d'un seul coup la ville disparut derrière un puissant épaule- ment rocheux.

— La route sera rude, commenta Josse de l'autre côté de la litière.

Nous devrons franchir de hautes montagnes. Mais, d'autre part, il est plus facile de s'y défendre.

Un commandement brutal claqua dans la nuit et la troupe s'arrêta.

Aussitôt inquiète, Catherine écarta le rideau après un coup d'œil plein d'appréhension du côté d'Arnaud. Mais il dormait toujours, insensible, bienheureusement, aux événements extérieurs. L'épaulement rocheux s'était effacé. Grenade était redevenue visible. Visible aussi le palais d'Amina où les lampes brûlaient aux créneaux des blanches murailles.

La voix de Mansour parvint à Catherine, chargée d'une involontaire inquiétude.

— Il était temps ! Regardez !

Une troupe de cavaliers aux manteaux blancs, portant des torches qui, au vent de la course, semaient la nuit d'étincelles, franchissaient au grand galop le pont romain et, dans un nuage de poussière, freinaient devant le portail de l'Alcazar Genil. En tête, l'étendard vert du Calife brillait au poing d'un alferez. Toute la troupe s'engouffra dans les lourdes portes ouvertes... Catherine eut un frisson. Il était temps, en effet ; quelques minutes de plus au palais et tout recommençait : le cauchemar, la peur et, pour finir, la mort !

De nouveau, la voix de Mansour :

— Nous sommes trop loin pour être vus ! Béni soit Mahomet car nous eussions été un contre cinq !

Catherine passa la tête à travers le rideau, chercha la haute silhouette du chef.

— Et Amina ? demanda-t-elle. Ne risque-t-elle rien ?

— Que pourrait-elle craindre ? On ne trouvera rien chez elle. Les vêtements de mes hommes sont déjà enterrés dans le jardin et il n'est pas un de ses serviteurs ou de ses femmes qui ne préférât se couper la langue plutôt que la trahir. Et même si Muhammad la soupçonne de m'avoir aidé, il est à cent lieues d'imaginer qu'elle ait pu vous secourir et ne tentera rien contre elle. Le peuple l'adore et je crois qu'il l'aime toujours. Pourtant, conclut-il dans une brusque explosion de rage, il faudra bien qu'il me la rende un jour ! Car je reviendrai ! Je reviendrai plus puissant que jamais et, ce jour- là, je le tuerai ! Par Allah, mon retour verra son dernier moment !...

Sans plus rien ajouter, le prince rebelle cravacha son cheval et se lança à l'assaut du premier contrefort de la sierra. La troupe s'ébranla en silence à sa suite, mais à une allure infiniment plus raisonnable.

Catherine laissa retomber le rideau. À l'intérieur de la litière, l'obscurité était totale et la chaleur si lourde qu'Abou-al-Khayr écarta les rideaux d'un côté et les assujettit.

— Nous ne risquons pas d'être reconnus. Autant respirer ! chuchota-t-il.

Dans l'ombre plus claire, Catherine vit briller ses dents, comprit qu'il souriait et reprit courage à ce sourire. Sa main chercha anxieusement le front d'Arnaud. Il était chaud mais d'une chaleur moins sèche que tout à l'heure. Un peu de sueur y perlait tandis que son souffle demeurait régulier et puissant. Il dormait bien. Alors, Catherine, avec au fond du cœur quelque chose qui ressemblait au bonheur, se pelotonna en boule aux pieds de son époux et ferma les yeux.

L'attaque se produisit deux jours plus tard, au plein cœur de la Sierra, vers le coucher du soleil. Les fuyards avaient remonté la haute vallée du Genil et suivaient, au flanc d'une gorge profonde dans laquelle écumait le torrent, un chemin en corniche montant vers le col.

La température, torride à la hauteur de Grenade, s'était considérablement rafraîchie. La neige était proche et le sentier semblait vouloir percer un cirque aux parois quasi verticales que dominaient trois énormes sommets. Mansour avait désigné le plus imposant.

— On l'appelle le Mulhacen parce qu'il renferme le tombeau caché du Calife Moulay Hacen. Seuls y vivent les aigles, les vautours et les hommes de Faradj le Borgne, un bandit fameux.

— Nous sommes trop puissants pour craindre un bandit ! avait observé Gauthier avec dédain.

— Savoir !... Quand Faradj a besoin d'or, il lui arrive de se mettre au service du Calife et, renforcé de gardes- frontières, il devient redoutable.

Les derniers rayons obliques du soleil éclairaient bien les burnous blancs et les casques dorés des faux gardes du Calife qui, sur les rochers noirs, se détachaient en haut relief. Et, tout à coup, des hurlements féroces retentirent, si perçants que les chevaux bronchèrent. L'un d'eux se cabra, désarçonna son cavalier qui, avec un cri d'agonie, tomba au fond de la gorge. De derrière chaque rocher, un homme surgit... et la montagne tout entière parut s'animer, s'écrouler sur la petite troupe. C'étaient des montagnards mal vêtus, déguenillés même, mais leurs alfanges luisaient plus encore que leurs dents aiguës. Un petit homme maigre et contrefait, portant à son turban sale un bouquet de plumes d'aigle et un bandeau crasseux sur l'œil, les menait à l'attaque en poussant d'affreux glapissements.

— Faradj le Borgne ! hurla Mansour. Groupez-vous autour de la litière !

Déjà les cimeterres brillaient aux poings des guerriers ; Gauthier, poussant son cheval, rejoignit le chef pour combattre près de lui, criant à Josse :

— Protège la litière !

Mais les rideaux de celle-ci volaient plus qu'ils ne s'écartaient.

Arnaud en surgit, repoussant brusquement Catherine qui tentait de s'accrocher à lui, le suppliant de ne pas bouger.

— Une arme ! cria-t-il. Un cheval !

— Non ! hurla Catherine. Tu ne peux pas te battre encore... Tu es trop faible...

— Qui a dit cela ? Crois-tu que je vais les laisser s'étriper avec ces mécréants sans prendre ma part du combat ? Rentre là-dedans et n'en bouge pas ! ordonna- t-il rudement. Et toi, ami Abou, veille sur elle et empêche-la de faire des sottises !...

Avec une impatience rageuse, il arrachait les voiles bleus qui l'enveloppaient, ne conservant que le volumineux pantalon de mousseline et le boléro trop petit pour ses larges épaules.

— Un cheval ! Une arme ! répéta-t-il.

— Voilà une arme, fit calmement Josse en lui tendant son propre cimeterre. Vous saurez mieux que moi vous servir de ce tranchoir.

Quant au cheval, prenez le mien.

— Et toi ?

— Je vais récupérer le cheval du cavalier qui a fait le grand saut.

Ne vous tourmentez pas.

— Arnaud ! cria Catherine avec angoisse. Je t'en supplie...

Mais il ne l'écoutait pas. Il avait déjà sauté en selle et, pressant le flanc de la bête de ses talons nus, rejoignait Mansour et Gauthier, engagés dans un combat furieux à un contre dix. Son arrivée produisit l'effet d'une bombe. Ce grand gaillard en vêtements féminins, empêtré de mousselines bleues, qui attaquait en poussant des cris affreux, causa chez l'ennemi une stupeur dont Mansour, réprimant une bonne envie de rire, profita. Quant à Catherine, le spectacle eut raison, un instant, de ses craintes, et elle se mit à rire, franchement, joyeusement : Arnaud, avec ses pantalons-jupes, était irrésistible ! Mais ce ne fut qu'un instant. Bientôt Catherine, se laissant retomber sur ses coussins, jetait à Abou un regard de noyée.

— Il est fou ! soupira-t-elle. Comment pourrait-il supporter ce combat, alors qu'il y a seulement deux jours...

— Pendant deux jours, il a mangé, il a bu, il s'est reposé,, fit le petit médecin qui roulait calmement entre ses doigts les grains polis d'un chapelet d'ambre. Ton époux est d'une vigueur peu commune. Tu ne pensais pas sérieusement qu'il pourrait écouter sans broncher le fracas des sabres ? Les cris féroces de la guerre sont, à ses oreilles, comme le chant si doux du luth et de la harpe.

— Mais... ses mains ?

— Les blessures, tu l'as vu, se referment. Et il sait bien, si son sang coule de nouveau, que je l'arrêterai une fois encore.

Et, avec un sourire encourageant, Abou-al-Khayr se remit à invoquer silencieusement Allah et Mahomet, son prophète, pour l'issue du combat dont Catherine, oubliant son accès de gaieté passagère, suivait maintenant les phases avec terreur. Les brigands semblaient une multitude. Ils fourmillaient, enveloppant les cavaliers de Mansour d'une forêt d'éclairs, mais les hommes du désert et du Grand Atlas savaient se battre au moins aussi bien que les bandits de la Sierra. Ils formaient un groupe aussi solide qu'un rocher autour de la litière et Catherine était au centre d'un tourbillon flamboyant d'armes. Un peu plus loin, Mansour, Arnaud et Gauthier combattaient vaillamment.