Trois heures plus tard, devant tout l'équipage de la « Magdalène » massé sur le pont, au son de la cloche du bord qui, sans arrêt, sonnait en glas, Arnaud de Montsalvy procéda, sur les indications d'Abou-al-Khayr, à une étrange cérémonie. Le navire, lentement, gagna l'entrée du port, remorquant après lui une barque à voile chargée de paille sur laquelle le corps du Normand, enveloppé d'une toile, avait été déposé.

À l'aplomb de la tour d'avant-port, Montsalvy sauta dans la barque, hissa la voile que le vent aussitôt gonfla, puis, s'accrochant à la corde qui retenait au vaisseau le frêle esquif, regagna la « Magdalène ». Une fois à bord, il coupa la corde. Comme poussée par une invisible main, la barque bondit, prit le vent et, rapidement, dépassa la coque rouge de la galée dont les rames demeuraient inertes. Un instant, ceux du navire la regardèrent avancer, emportant la longue forme blanche. Alors, Arnaud, prenant des mains d'Abou un grand arc de frêne, y plaça une flèche empennée de feu, banda ses muscles... La flèche siffla, alla se planter au plein cœur de la barque dont la paille prit feu aussitôt. En un instant, le petit navire devint une nef de flammes. Le corps disparut derrière un rideau de feu tandis que le vent, activant le brasier, l'emportait lentement vers le large...

Arnaud laissa tomber l'arc et regarda Catherine qui, sans comprendre, avait suivi ce bizarre cérémonial, la gorge serrée. Elle vit que deux larmes brillaient dans les yeux sombres de son époux.

Alors, d'une voix rauque, il murmura :

— Ainsi s'en allaient, jadis, par la route des cygnes, les chefs des bateaux-serpents sur le chemin de l'éternité. Le dernier Viking a eu les funérailles qu'il voulait...

Et, parce que l'émotion l'étouffait, Arnaud de Montsalvy s'enfuit en courant.

Le lendemain, à l'aube, la voile bleue et rouge de la « Magdalène » se gonflait dans le vent frais du matin et, majestueusement, la galée de Jacques Cœur quittait le port. Un moment, Catherine, serrée contre Arnaud sous le même manteau, regarda s'éloigner la ville blanche dans son écrin de verdure, cherchant à deviner encore, dans le grouillement du port, l'absurde turban orange d'Abou-al-Khayr.

Si peu de temps après la mort de Gauthier, elle avait le cœur lourd de quitter aussi ce vieil ami à qui elle devait le bonheur retrouvé, mais le petit médecin avait coupé court à l'ultime attendrissement.

— Le sage a dit : « L'absence n'existe que pour ceux qui ne savent pas aimer. Elle est un mauvais songe dont on s'éveille un jour pour l'oublier aussitôt. » Un jour, peut-être, j'irai frapper à votre porte. J'ai encore bien des coutumes à étudier dans votre étrange pays ! fit-il.

Et il avait tourné les talons sans rien ajouter de plus.

Quand plus aucun détail ne fut visible, que la ville devint une forme blanche imprécise où brillaient vaguement les toits dorés des mosquées, Catherine se tourna vers l'avant du navire. La lourde étrave fendait, avec un bruit de soie déchirée, le bleu insondable de l'eau qui, à l'horizon, rejoignait celui du ciel. Au-dessus, des mouettes blanches tournoyaient. Là-bas, au bout de cet infini, c'était la France, la terre familiale, le rire de Michel, le bon visage de Sara, les mains noueuses et les yeux fidèles des gens de Montsalvy. Catherine leva la tête pour chercher le regard d'Arnaud, vit que lui aussi regardait l'horizon.

— Nous rentrons, murmura-t-elle. Crois-tu que, cette fois, ce soit pour toujours ?

Il lui sourit à sa manière, à la fois tendre et moqueuse.

— Je crois, ma mie, que c'en est fini des grands chemins pour la dame de Montsalvy ! Regarde bien celui-ci, c'est le dernier...

La « Magdalène » gagnait la haute mer. Le vent se fit plus vif, le navire se chargea de toute sa toile et, comme un grand oiseau délivré, s'envola sur les flots bleus.

EPILOGUE

Le temps d'aimer

Depuis l'aurore, deux frères lais se relayaient à la grosse cloche de l'abbaye de Montsalvy qui n'avait pas cessé de sonner sur le mode joyeux qu'imposait un si beau jour. Ils avaient les bras si fatigués qu'à la sortie de la grand'messe il fallut que l'abbé Bernard de Calmont leur envoyât du renfort : ils n'en pouvaient plus. Mais il faut dire qu'ils n'avaient jamais été aussi contents non plus. Sur les remparts, cependant, les trompettes sonnaient presque sans discontinuer.

Il y avait trois jours qu'affluaient, à la porterie du grand château neuf dont les tours blanches dominaient les vallées profondes, litières et cavaliers, chariots et hommes d'armes, pages et suivantes, et que tout le village était sur les dents. On disait que dame Sara, qui gouvernait au château servantes, chambrières et cuisiniers, ne savait plus, malgré sa grande expérience, où donner de la tête, que l'on avait dû réquisitionner la maison des hôtes de l'abbaye pour loger tout ce monde, et même des maisons du village. Mais maintenant tout était en ordre et, autour du brillant cortège qui sortait de l'église et regagnait le château, il n'y avait plus qu'une allégresse sans mélange. Tout le village était pavoisé, depuis les ruisseaux jusqu'au faîte des maisons.

On avait sorti les plus beaux draps, les plus belles tentures des coffres de mariage, on les avait ornés des fleurs tardives et des branches éclatantes de l'automne. Les vêtements du dimanche, en fine laine et en belle toile, brodée souvent, se tendaient fièrement sur les dos tandis que les bonnets de laine se redressaient avec arrogance et que les coiffes de lin avaient toutes l'air de s'envoler. Les filles avaient tressé des rubans neufs dans leurs cheveux et les garçons avaient une manière de camper leur bonnet sur l'œil et de dévisager les jouvencelles qui laissait prévoir qu'après la danse, quand la nuit serait venue, plus d'un couple irait se perdre dans les bois proches.

En résumé, c'était, pour Montsalvy, la plus grande fête vécue depuis plusieurs dizaines d'années. On célébrait à la fois la prospérité retrouvée, l'inauguration du nouveau château, la réinstallation définitive des seigneurs, messire Arnaud et dame Catherine, dans leurs terres, enfin, le baptême de la jeune Isabelle, la petite fille à laquelle la jeune femme venait de donner le jour.

Toute la noblesse, à vingt lieues à la ronde, était venue. On se montrait, avec respect, les nobles seigneurs venus de la Cour porter aux maîtres de la petite cité leurs compliments ; et aussi les capitaines du Roi qui, après l'avoir cru mort pendant si longtemps, retrouvaient avec une joie bruyante leur ancien compagnon d'armes. Mais la grande merveille, c'étaient le parrain et la marraine... Ils allaient en tête du cortège, juste derrière le bébé que dame Sara, toute vêtue de velours pourpre et de dentelles de Bruges, portait fièrement dans ses bras, et, à leur approche, les bonnes gens de Montsalvy mettaient genou en terre, un peu ébaubis, vaguement inquiets, mais surtout immensément fiers de l'honneur fait à leur petite cité. On n'a pas tous les jours, au cœur de l'Auvergne, l'orgueil de saluer une reine et un connétable de France ! Car la marraine, c'était la reine Yolande d'Anjou, imposante et belle sous la couronne étincelante qui retenait ses voiles noirs brodés d'or ; le parrain, c'était Richemont, vêtu d'or et de velours bleu, un chaperon orné d'énormes perles coiffant son visage balafré. Il menait la Reine par la main au long des tapis que l'on avait étendus à même la terre battue de la rue, sous une pluie de pétales et de feuilles que les jeunes filles déversaient sur eux. Tous deux répondaient de la main et du sourire aux vivats et aux acclamations de la foule enthousiaste, heureux de cette fête champêtre à laquelle leur présence donnait l'éclat d'une fête royale.

Ensuite, venaient des dames, entourant Madame de Richemont qui semblait mener une fragile et scintillante forêt de hennins multicolores. Puis des seigneurs aux mines rudes parmi lesquels on se montrait le célèbre et redoutable La Hire, qui faisait de son mieux pour paraître aimable, et le fastueux Poton de Xaintrailles, magnifique en velours vert doublé d'or. Mais la plus belle, chacun à Montsalvy en demeurait d'accord avec un légitime orgueil, c'était dame Catherine...

Depuis plusieurs mois qu'elle avait ramené triomphalement messire Arnaud dans le pays de ses pères, sa beauté semblait s'être encore épanouie et atteignait un degré de perfection, un poli qui faisait de chacun de ses gestes un poème, de chacun de ses sourires un enchantement. Ah oui, le bonheur lui allait bien ! Et, dans l'azur et l'or de sa toilette, sous l'immense nuage de mousseline qui tombait de son hennin, elle avait l'air d'une fée... C'était bien la plus belle et messire Arnaud, qui la menait par la main avec orgueil, en semblait intimement persuadé. Lui portait un sobre costume de velours noir, orné seulement d'une lourde chaîne de rubis, comme s'il eût voulu, par la simplicité de sa mise, rehausser encore l'éclat de sa femme. Et les bons paysans se sentaient tout attendris en les voyant se regarder sans cesse et se sourire comme de jeunes amoureux.

Au vrai, jamais Catherine n'avait été aussi heureuse. Ce jour d'octobre 1435 était certainement le plus beau de sa vie parce qu'il avait ramené autour d'elle tous ceux qu'elle aimait. En descendant la rue pavoisée de Montsalvy, sa petite main bien serrée dans celle d'Arnaud, elle songeait qu'au château l'attendaient sa mère qu'elle avait retrouvée, après tant d'années, avec une joie presque trop forte, et aussi son oncle Mathieu, bien vieilli mais encore gaillard et qui, depuis son arrivée, passait ses journées à trotter à travers tout le pays en compagnie de Saturnin, le vieux bailli, devenu son inséparable. Seule, sa sœur Loyse n'était pas venue, mais une religieuse cloîtrée n'appartient plus au monde, et celle qui était, depuis six mois, la nouvelle abbesse des bénédictines de Tart avait seulement envoyé, par un messager, sa bénédiction à l'enfant...

— A quoi penses-tu ? demanda soudain Arnaud qui regardait sa femme en souriant depuis un moment.

— A tout cela... A nous ! Est-ce que tu aurais vraiment cru que l'on pouvait être aussi heureux ? Nous avons tout : le bonheur, de beaux enfants, d'excellents amis, une famille, les honneurs et même une grande fortune...

Cela, c'était à Jacques Cœur qu'ils le devaient. L'argent du fameux diamant noir, convenablement employé par lui, était en train de se muer en une fabuleuse fortune et, tout en bâtissant son avenir, tout en commençant à réaliser le plan grandiose qu'il avait conçu pour le relèvement de son pays, le pelletier de Bourges, en passe de devenir Argentier de France, rendait au centuple à ses amis les biens qu'il en avait reçu dans les temps difficiles.

— Non, reconnut honnêtement Arnaud, je n'aurais jamais cru que ce fût possible. Mais, ma mie,, est-ce que nous ne l'avons pas un peu mérité ? Nous avons tant souffert, toi surtout...

— Je n'y pense même plus. Mon seul regret, c'est l'absence de dame Isabelle, ta mère...

— Elle n'est pas absente. Je suis certain qu'elle nous voit, qu'elle nous entend de ce lieu mystérieux où elle a dû retrouver le grand Gauthier... et puis, ne l'avons- nous pas réincarnée ?

C'était vrai. Isabelle, le bébé, ne ressemblait en rien à sa mère. Elle joignait aux yeux bleus de la grand-mère le profil impérieux des Montsalvy en général et les cheveux noirs de son père en particulier.

D'après Sara, elle menaçait même d'en avoir aussi le caractère indomptable et irascible.

— Quand on lui fait attendre, si peu que ce soit, son lait, soupirait l'ancienne bohémienne promue gouvernante, elle hurle à faire tomber les murs...

Pour le moment, la jeune Isabelle dormait d'un profond sommeil dans les bras de l'excellente femme, parmi les soies et les dentelles de sa robe précieuse. Le vacarme des hautbois, des cabrettes et des fifres qui faisaient rage autour d'elle ne paraissait pas la déranger. L'un de ses poings minuscules refermé sur le pouce de Sara, elle semblait capable de soutenir, sans même ouvrir un œil, le bruit même d'un canon.

Mais elle ne résista pas à l'assaut de deux personnages qui se ruèrent sur elle dès qu'elle apparut, avec son cortège, dans la cour du château où étaient massés serviteurs, hommes d'armes et servantes : un petit garçon de trois ans, dont les cheveux dorés brillaient dans le soleil, et une grande et grosse dame, toute vêtue de pourpre et d'or : son frère Michel et dame Ermengarde de Châteauvillain, marraine honoraire.

Malgré la défense, respectueuse mais énergique de Sara, et les cris de Michel qui, lui aussi, voulait s'emparer d'Isabelle, Ermengarde l'emporta de haute lutte et se précipita, avec son trophée qui s'était mis à hurler, dans la grande salle blanche toute tendue de tapisseries où un festin était servi. Derrière elle et sur les pas du parrain et de la marraine, tout le cortège s'engouffra dans le château qui, bientôt, retentit de cris, de rires et des accords de luth des musiciens qui devaient accompagner le repas.