— Oubliez-vous que je ne fais pas ce voyage par plaisir et que les fêtes n'ont pour moi aucune importance ? Vous savez ma hâte d'arriver en Galice, Ermengarde. Que venez-vous me parler de fêtes locales ?

Sans se démonter, Ermengarde, jamais à court, avait objecté qu'une trop grande tension d'esprit est néfaste au bon fonctionnement du corps et qu'il est salutaire, même lorsqu'on est pressé, de prendre un peu son temps. Naturellement, Catherine n'avait rien voulu entendre.

— Autant valait, dans ce cas, aller jusqu'au bout du vœu que j'avais fait et demeurer avec Gerbert Bohat !

— Vous oubliez qu'il ne dépendait pas de votre volonté de demeurer avec les pèlerins, ma chère !

Catherine, alors, avait regardé son amie avec curiosité.

— Je ne vous comprends pas, Ermengarde. Vous sembliez désireuse de m'aider et, tout à coup, on dirait que vous avez changé d'avis ?

— C'est bien parce que je souhaite vous aider que je vous prêche la modération. Qui sait si vous n'allez pas au-devant de cruelles déceptions ? Dans ce cas, vous les rencontrerez toujours assez tôt !

Cette fois, Catherine n'avait pas répondu. Les paroles de son amie correspondaient trop à ses angoisses constantes pour ne pas ressentir cruellement leur écho. Cette entreprise était folle, elle le savait bien, et ce n'était pas la première fois qu'elle se disait combien minces étaient ses chances de retrouver Arnaud. Souvent, la nuit, au cœur de l'obscurité, dans ces heures sombres et lourdes où les angoisses décuplées entretiennent l'insomnie et font battre le cœur sans qu'il soit possible de le calmer, elle demeurait éveillée, couchée sur le dos, les yeux grands ouverts, essayant de faire taire sa raison qui lui conseillait d'abandonner, de retourner à Montsalvy auprès de son enfant et d'y entamer courageusement une vie tout entière consacrée à Michel. Parfois, elle était prête à céder, mais, quand l'aube pointait, chassant les fantômes déprimants, Catherine se retrouvait plus acharnée que jamais à la poursuite de son rêve : revoir Arnaud, ne fût-ce qu'un instant, lui parler une fois encore. Ensuite...

Elle n'en éprouvait pas moins une pénible impression à constater qu'au lieu des encouragements dont elle avait tant besoin elle ne trouvait plus chez son amie que scepticisme et conseils de prudence.

Ermengarde, elle le savait bien, n'avait jamais aimé Arnaud. Elle appréciait en lui la race, la vaillance et le talent d'homme de guerre, mais elle avait, de tout temps, été persuadée que Catherine ne pouvait trouver auprès de lui que douleur et désenchantement.

Pourtant, ce matin, tandis que les sabots de son cheval résonnaient sur les pierres du vieux pont, il n'y avait place que pour l'espoir dans le cœur de Catherine. Sourde aux grondements du gave écumeux dont les eaux blanches roulaient sous ses pas, elle regardait avec une stupeur émerveillée ces immenses montagnes dont les sommets aigus, en dents de scie, s'encapuchonnaient de neige éclatante. Pour l'enfant des plaines qu'elle était et qui n'avait connu, en fait de montagnes, que les formes adoucies de l'Auvergne, ce gigantesque décor formait une barrière à la fois redoutable et exaltante où aucun chemin ne paraissait possible. Elle ne put s'empêcher de songer à haute voix :

— Jamais nous ne pourrons franchir ces montagnes, murmura-t-elle.

Vous verrez que si, dame Catherine, répondit Josse Rallard. Fidèle à l'habitude qu'il avait prise dès le départ de Figeac, il chevauchait toujours à la croupe même de son cheval - : Le chemin se découvre à mesure que l'on avance.

— Mais, poursuivit-elle tristement, celui dont le pied manque ou qui se perd dans ce pays terrible ne doit pas pouvoir espérer le salut...

Elle songeait, tout à coup, à Gauthier dont ces hautes montagnes avaient englouti la grande forme, cependant indestructible d'apparence. Jusqu'à ce que l'on arrivât en face des Pyrénées, Catherine avait espéré le retrouver, mais c'était parce qu'elle ne connaissait pas les vraies montagnes. Comment arracher leur proie à de tels géants ?

Ignorant ses pensées, Josse lui jeta un regard à la fois curieux et inquiet. Mais, devinant obscurément qu'elle avait besoin de réconfort, il répliqua joyeusement :

— Pourquoi donc ? Ne savez-vous pas que ce pays est le pays des miracles ?

— Que voulez-vous dire ?

Jetant un bref regard à Ermengarde qui. restée un peu en arrière avec ses gens, acquittait le péage du pont, Josse désigna les eaux tourbillonnantes du gave :

— Regardez cette rivière, dame Catherine. Il semble que, si l'on osait s'y aventurer, on ne garderait aucune chance d'en sortir vivant.

Pourtant, voici près de trois siècles, le roi de Navarre fit jeter dans ce torrent, pieds et poings liés, sa jeune sœur Sancie de Béarn, accusée d'avoir tenté de tuer son enfant. Elle ne devait être reconnue innocente que si elle en sortait vivante...

— Un jugement de Dieu ? s'écria Catherine en regardant avec effroi l'eau écumante.

Oui, un jugement de Dieu ! La jeune comtesse était frêle, sans forces et solidement ligotée. On la jeta du haut de ce pont et aucun des assistants n'aurait donné un sol de sa vie. Pourtant, l'eau la reporta, saine et sauve, au rivage. Bien sûr, les gens ont crié au miracle, mais je crois, moi, que le miracle peut se reproduire n'importe quand. Il suffit que Dieu le veuille, dame Catherine. Et alors, qu'importent les montagnes, la violence des éléments ou même l'inexorable temps ? Il suffit de croire...

Catherine ne répondit pas, mais le regard chargé de gratitude qu'elle adressa à son écuyer improvisé lui prouva qu'il avait touché juste et qu'il venait de lui payer une partie de sa dette de gratitude. Ce fut avec une sérénité totale qu'elle regarda les rayons du soleil allumer la blancheur des glaciers.

Elle chevaucha un moment sans parler, les yeux fixés au prodigieux incendie rose qui éclatait là-haut, tout près du ciel, la pensée absente. Josse avait repris sa place en arrière, mais, soudain, elle l'entendit toussoter, sursauta èt tourna vers son écuyer un regard un peu égaré.

— Qu'y a-t-il ?

— Il faudrait peut-être attendre la dame de Châteauvillain. Elle est toujours sur le pont.

Catherine retint son cheval et se retourna. En effet, Ermengarde, arrêtée au milieu du pont, semblait entretenir une conversation animée avec le sergent qui en commandait la garde. Catherine haussa les épaules

— Mais que fait-elle donc ? Si cela continue, nous ne serons pas à Ostabat ce soir.

— S'il ne dépendait que de dame Ermengarde, remarqua tranquillement Josse, nous n'y serions même pas demain soir!

Catherine haussa les sourcils et lui jeta un coup d'œil stupéfait.

— Je ne comprends pas ! Expliquez-vous.

— Je veux dire que la noble dame fait tout son possible pour ralentir notre voyage. C'est tout simple : elle attend quelqu'un !

— Quelqu'un ? Et qui donc ?

— Je ne sais pas. Peut-être ce sergent qui nous a quittés si brusquement après la domerie d'Aubrac. N'avez-vous pas remarqué, dame Catherine, que votre amie regarde bien souvent en arrière ?

La jeune femme se contenta de hocher la tête affirmativement. En effet, elle avait plus d'une fois remarqué le manège d'Ermengarde.

Non seulement celle-ci n'avait plus aucune hâte d'arriver en Galice, mais encore elle jetait, de temps à autre, derrière elle, des regards anxieux. Une bouffée de colère enflamma les joues de Catherine. Elle ne se laisserait pas manœuvrer plus longtemps, si bonnes que puissent être les raisons d'Ermengarde. Sur le pont, la comtesse bavardait toujours. Catherine enleva son cheval.

— En avant, Josse ! Elle saura bien nous rattraper ! J'ai décidé, moi, d'être à Ostabat ce soir même. Et tant pis si nous distançons Mme de Châteauvillain. Je refuse de continuer à perdre du temps !

La grande bouche de Josse s'étira vers les oreilles en un muet sourire tandis qu'il lançait sa monture sur la trace de la jeune femme.

Moitié maison forte, moitié hôpital, l'antique relais routier d'Ostabat avait beaucoup perdu de sa primitive prospérité. Les temps difficiles, la guerre surtout qui, depuis tant d'années, ravageait le royaume de France, avaient ralenti les pèlerinages. Les bonnes gens hésitaient d'autant plus à se risquer sur des routes que les troupes, anglaises ou françaises, jointes aux brigands et aux ordinaires périls des grands chemins, rendaient par trop dangereuses. Il fallait être en bien grande peine ou bien dépourvu de toute richesse terrestre pour se risquer en ce voyage qui, souvent, était sans retour. Et les grandes foules qu'avait vues passer le vieil hospice, situé à la jonction des trois grandes routes d'Auvergne, de Bourgogne et d'île-de-France, se réduisaient à quelques groupes déjà terrifiés par ce qu'ils avaient vu en cours de route et qu'angoissaient encore les dangers de la montagne prochaine parmi lesquels celui des célèbres bandits basques n'était pas le moindre, sans compter celui des inquiétants passeurs de cols qui n'offrent leurs services que pour mieux détrousser le voyageur trop confiant. Plus d'un seigneur-brigand avait sa tour fortifiée au flanc de la grande montagne. Elle servait de repaire à tous ces gens de sac et de corde.

— Avec un peu de chance, avait dit Ermengarde à Catherine, nous aurons l'hospice pour nous seules et nous y aurons nos aises.

Mais lorsque la jeune femme, toujours suivie de Josse, franchit le portail, elle eut la surprise de voir, dans la cour, une assez forte troupe de chevaux dont s'occupaient activement des valets bien vêtus. Il y avait aussi des mulets de bât et, assis autour d'un feu dont les flammes illuminaient le crépuscule, une dizaine de soldats se reposaient en faisant rôtir un gros quartier de viande. En résumé, le train habituel d'un grand seigneur en voyage ! La porte de l'hospice était grande ouverte et l'on apercevait les chanoines prémontrés qui allaient et venaient, sans doute pour servir l'hôte de marque, et les éclats d'un grand feu ronflant dans une cheminée.

— Il semble que nous n'aurons pas à redouter la solitude, marmotta Catherine avec humeur. Aura-t-on seulement une cellule pour nous ?

Josse n'eut pas le temps de répondre. Déjà, un religieux s'avançait vers la jeune femme :

— La paix du Seigneur soit avec vous, ma sœur ! Que pouvons-nous pour vous ?

— Nous donner le gîte et le couvert, répondit Catherine. Mais nous sommes plus de deux. Le reste de notre troupe nous suit, et je crains...

Le vieil homme eut un bon sourire qui plissa toutes les rides de son visage.

— A cause de ce seigneur qui nous est arrivé tout à l'heure ? Ne craignez pas. La maison est grande et elle vous est ouverte. Voulez-vous descendre ? Un frère lai prendra soin de vos montures.

Mais Catherine, déjà, ne l'écoutait plus. Elle venait d'apercevoir, au seuil d'une écurie, un officier qui devait être le chef des soldats et qui, encore tout armé, portait sur sa cuirasse un tabard armorié. Or, malgré l'ombre grandissante, il n'était pas possible de s'y tromper : les armes étalées sur la soie épaisse du vêtement, Catherine ne les connaissait que trop bien : c'étaient celles du duc de Bourgogne !

Elle se sentit pâlir et, dans sa tête, les pensées se mirent à tourner à une grande allure. Voyons ! ce n'était pas possible que le duc Philippe fût ici ! Cette escorte pouvait être celle d'un seigneur, elle était tout de même trop mince pour le Grand Duc d'Occident !... Pourtant, c'étaient bien là les fleurs de lys et les barres ducales, les briquets de la Toison d'Or... cette Toison d'Or fondée jadis en souvenir d'elle !

Sa mine défaite et son attitude rigide frappèrent le religieux qui, doucement, secoua la bride du cheval.

— Ma fille ! Vous êtes souffrante ?

Sans bouger, les yeux toujours fixés à l'inquiétant emblème, Catherine demanda :

— Ce seigneur qui vous est arrivé... Quel est-il ?

— Un envoyé personnel de Monseigneur le Duc Philippe de Bourgogne.

— Un envoyé ? Vers qui ? En quel pays ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? Sans doute vers le souverain de Castille, ou le roi d'Aragon, à moins qu'il ne s'agisse du roi de Navarre. Mais vous voilà bien nerveuse, ma fille ? Venez ! Le repos vous fera du bien.

Un peu rassurée, Catherine se décida à descendre de son cheval, au moment précis où Ermengarde et le reste de la troupe pénétraient en trombe dans la cour de l'hospice. La comtesse semblait fort mécontente. Très rouge, les lèvres pincées, les yeux fulgurants, elle interpella Catherine furieusement :

— Ah ! ça, ma mie, à quoi jouez-vous ? Voilà des heures que nous vous galopons derrière sans pouvoir vous rattraper!