Jules II se souvint alors que Borgia était espagnol et d’ailleurs César, qui avait écrit à Gonzalve de Cordoue pour lui demander un sauf-conduit lui permettant de le rejoindre, n’entendait pas le laisser oublier.
Une féroce négociation opposa Borgia au pape : si César voulait quitter Rome, il fallait qu’il livre les dernières places de Romagne que les troupes papales n’avaient pas encore envahies.
Il finit par s’y résigner, comptant sur l’appui espagnol, alors tout-puissant en Italie, pour reconquérir son duché. Et il put enfin quitter cette tour Borgia devenue sa prison.
Le 28 avril 1504, il arrivait à Naples, flanqué de son frère Joffré, et recevait de Gonzalve un accueil réconfortant dont il augura les plus grands espoirs pour l’avenir.
Hélas, le « Gran Capitán » espagnol s’entendait lui aussi à tenir sa parole pour chose négligeable. Alors que César, brûlant de repartir au combat, réunissait des mercenaires pour fondre sur la Romagne, Gonzalve le fit arrêter et enfermer au château d’Ischia en attendant la décision de ses maîtres, les Rois Catholiques. Les Rois Catholiques auprès desquels pleurait continuellement la duchesse de Gandia, veuve de Juan Borgia l’assassiné.
Une lettre arriva bientôt à Naples, signée de Ferdinand et Isabelle.
« Nous tenons cet homme en horreur pour la gravité de ses crimes et nous désirons qu’il nous soit envoyé sous bonne escorte… »
L’ordre étant sans appel, César fut aussitôt embarqué sur une galère en compagnie d’un seul serviteur, sous la garde de Prospéré Colonna, l’un de ses pires ennemis et l’amant en titre de Sancia. Renchérissant sur sa consigne, Colonna se fit une joie de garder à vue l’homme qu’avait aimé sa belle amie, et qui par ailleurs avait tant nui à sa famille. À la fin du mois de septembre, la galère toucha terre à Valence et César dut traverser en captif la ville dont il avait été jadis le cardinal. On ne lui épargnait rien.
Sa destination était le château de Chinchilla, dans la province d’Albacete, et la tour de l’Hommage, où Colonna le remit à la garde de don Gabriele de Guzman. Lequel Guzman ne garda pas longtemps un prisonnier qui, au cours d’une promenade sur le rempart, essaya simplement de le jeter dans les fossés de la forteresse. Il se hâta d’écrire pour demander que l’on voulût bien charger quelqu’un d’autre d’une garde si dangereuse.
On fit droit à sa demande et César fut transporté dans l’énorme château fort de Medina del Campo où, le 26 novembre 1504, venait de mourir Isabelle la Catholique, laissant une situation dynastique embrouillée. Une terrifiante forteresse rouge, Medina del Campo, un décor shakespearien, où César, deux années durant, va user ses nerfs et ses forces, tandis que les héritiers d’Isabelle se disputent la Castille, menaçant l’unité toute fraîche de l’Espagne, car la nouvelle suzeraine en est Jeanne, fille d’Isabelle. Mais Jeanne, c’est la Folle, mariée au séduisant Philippe le Beau, fils de l’empereur Maximilien. Et Ferdinand, son père, qui s’est fait donner la régence par les Cortès, conteste cette royauté que Philippe le Beau réclame au nom de sa femme incapable.
Un conflit se prépare, et César peut un moment, reprendre espoir, car les deux partis tournent alors les yeux vers cet homme de guerre qui connaît si bien son métier et que gardent les pierres rouges de Medina. Mais en septembre 1506, Philippe le Beau meurt lui aussi, laissant le champ libre à Ferdinand.
Heureusement, il est absent, Ferdinand. Il a gagné Naples et les fidèles du prince défunt songent à faire évader César pour qu’il puisse apporter son épée à la malheureuse reine démente. Et c’est le comte de Benavente qui se charge de l’expédition.
Il soudoie des gardiens, fait passer des cordes à César. Le moment choisi est la nuit du 26 octobre. L’endroit : la barbacane du donjon, qui surplombe l’église d’une hauteur vertigineuse.
La corde est lancée, un serviteur de César passe le premier, mais la corde est trop courte et l’homme s’écrase au fond du fossé. César, qui descendait derrière lui à la force des poignets, s’apprête à remonter mais à cette minute, l’alerte est donnée car en tombant, l’homme a crié. Il ne reste au fugitif qu’à continuer sa descente à ses risques et périls, d’autant plus que là-haut, dans la barbacane, quelqu’un est en train de scier sa corde…
César tombe à son tour. Il se reçoit mal, et c’est un pantin désarticulé que le comte de Benavente ramasse, hisse en hâte sur un cheval et emporte dans la nuit, jusqu’à une litière d’abord puis jusqu’à sa terre de Villalón, distante d’une trentaine de lieues.
Là, durant de longues semaines, on le soigna et on le remit à peu près d’aplomb, mais il n’entendait plus servir ces souverains espagnols dont il n’avait eu que déboires. Ce qu’il voulait, c’était gagner la Navarre où régnait son beau-frère, c’était se rapprocher de la France, qui l’avait elle aussi abandonné sans le moindre argent et en se gardant bien de lui payer la dot de Charlotte, sa femme. De là, il pourrait aussi écrire à Lucrèce, devenue duchesse de Ferrare, la charger de recouvrer certains de ses biens, les débris de sa fortune, pour lui permettre de lever une nouvelle troupe.
Et si puissante est sa volonté que lorsqu’il arrive à Pampelune, par des chemins détournés et sous un déguisement, il a recouvré presque toute sa vitalité. Il se met aussitôt à la tâche, écrivant à tous les horizons, réclamant ce qu’il croit lui appartenir encore, mais de ses grandes terres il ne reste rien. Jules II tient la Romagne et il y a beau temps que Louis XII a récupéré le duché de Valentinois. Tout ce qu’il lui reste, en dehors du peu que Lucrèce réussit à lui envoyer, c’est une charge de capitaine général au service de son beau-frère, le roi Jean.
Piètre tâche. La Navarre est pauvre, la vie y est étriquée, et César, dont toute l’existence s’est déroulée dans le luxe et le faste, ne sait pas vivre simplement. Il est la proie d’une perpétuelle fureur, il écume de rage à la pensée que son monde et son avenir se circonscrivent désormais aux horizons limités du petit royaume pyrénéen et à ses querelles qui, pour être féroces, n’en sont pas moins pour lui des histoires de clocher sans importance.
Alors qu’il avait rêvé une couronne européenne, il lui faut s’occuper d’un petit seigneur local, Louis de Beaumont, alcade de Viana, dont il refuse de rendre le château à son roi.
César est chargé de reprendre la petite ville et son château. Il va l’assiéger avec cinq ou six mille hommes et quelques pièces d’artillerie. Le temps est détestable. Les tempêtes de neige font rage et César déteste la neige. Il est un homme du soleil, et dans ces vallées* étroites, le soleil a bien souvent du mal à percer.
C’est là que, le 11 mars 1507, il va trouver la mort, criblé de coups de lances et de dagues par un groupe de soldats de Beaumont qui l’ont attiré au fond d’un ravin.
Quand Jean de Navarre découvrira enfin son corps, il s’apercevra qu’il a été dépouillé de tout, armes et vêtements, et qu’il gît nu dans la neige. Alors, on jette sur lui une couverture, on le hisse sur le dos d’un mulet, bras et jambes pendant de chaque côté, et on le ramène au camp en attendant de l’enterrer dans la cathédrale de Viana reprise.
La nouvelle de sa mort fit lever en Europe une curieuse vague de romantisme. On écrivit des poèmes à son sujet. Mais elle alla cruellement frapper deux femmes qui ne s’étaient jamais vues et qui cependant lui étaient, au monde, les plus proches.
Lorsque Charlotte d’Albret reçut le messager qui lui annonçait la mort de son époux, elle ne versa pas une larme. Elle prit seulement par la main sa fille, la petite Louise, filleule du roi, et vint avec elle s’agenouiller dans son oratoire pour y prier longuement.
Ensuite, elle fit tendre de velours et de satin noirs tous les murs de son château de la Motte-Feuilly qui avait vu son trop court bonheur, deuil fastueux convenant à une duchesse de Valentinois, une princesse royale, puis, voilant de crêpe son doux visage, s’enferma seule avec sa douleur, dans le château-tombeau, où elle mourut en 1514, après avoir confié sa fille à Louise de Savoie sa marraine, mère du roi François Ier… qui se chargea de son avenir.
Lucrèce pleura beaucoup puis se retira dans un couvent y prier pour le repos de l’âme de l’homme qui l’avait le plus fait souffrir au monde, et qu’elle avait aussi aimé de tout son cœur.
À présent, elle n’était plus Borgia et son charme lui avait conquis cette famille d’Este si hostile lors du mariage. Elle avait su se rendre agréable à son beau-père, plaire à son époux, se faire même une amie de la redoutable Isabelle, marquise de Mantoue. Elle moissonnait les cœurs, savait s’entourer d’artistes, d’érudits. Elle était Lucrèce d’Este, duchesse de Ferrare… une grande princesse de la Renaissance. Le taureau Borgia gisait foudroyé dans l’arène emplie de ses fureurs. Il n’en restait plus qu’un souvenir.
Médicis (FLORENCE)
I
Le plus beau printemps de Florence
Jamais Florence n’avait été si jeune, si fraîche et si fleurie ! En dépit de la saison encore neuve – on était le 7 février 1469 –, la ville ressemblait à un énorme bouquet, à une fresque chatoyante grâce aux tapisseries, aux soies précieuses piquées de toutes les fleurs que l’on avait pu trouver, coulant de toutes les fenêtres comme autant de fontaines pétrifiées. Mais une fresque animée par une foule en vêtements de fête, qui mettait l’arc-en-ciel jusque dans les ruisseaux encore boueux de la dernière pluie. À travers l’air bleu, les cloches de tous les campaniles sonnaient à rompre les bras des sonneurs et, dans chaque carrefour, des musiciens ambulants, des chanteurs proclamaient à qui mieux mieux la joie de vivre, la joie d’être jeune, la joie d’aimer, qui était celle de l’honnête mais turbulente cité marchande.
C’est que Florence, ce jour-là, se voulait à l’image de ses maîtres du jour : Laurent et Julien de Médicis, âgés respectivement de vingt et de seize ans…
La fête dont chacun se promettait tant de plaisir était un grand tournoi, ordonné par Laurent déjà dit le Magnifique malgré son jeune âge. Et à le voir chevaucher vers la place Santa Croce où allait se dérouler la joute, le peuple émerveillé se disait que le surnom n’était pas usurpé.
Sur une tunique de velours rouge et blanc dont les manches montraient des crevés de soie, le jeune homme portait une écharpe brodée de roses en perles fines, mais si adroitement disposées que certaines paraissaient encore en boutons tandis que d’autres atteignaient le plein épanouissement, où, au milieu, apparaissait, brodée de fil d’or, la devise du prince, « Le Temps revient ». Sur sa toque noire, couverte de perles, Laurent portait une aigrette de diamants et de rubis au bout de laquelle tremblait une énorme perle et, sur le bouclier d’or pendu à son bras, le plus gros diamant des collections familiales, le Libro, renvoyait au soleil ses rayons. Quant au cheval berbère, noir et plein de feu, qu’il montait, il caracolait sous un admirable caparaçon de velours blanc et rouge tout constellé de perles lui aussi… Et devant cette splendide image, Florence, qui se reconnaissait en elle, ne ménageait pas ses acclamations car elle s’était prise pour ce jeune homme impassible, d’une passion de femme.
Ce n’était pourtant pas à cause de sa beauté physique car, très grand, maigre, noir de cheveux et olivâtre de peau avec un long nez, une grande bouche sinueuse et des yeux noirs étincelants, Laurent était franchement laid, mais d’une laideur si puissante, si chargée d’intelligence, qu’elle dégageait un charme plus grand que la beauté dont rayonnait son jeune frère Julien, qui trottait à son côté.
Celui-là, sous les épaisses boucles noires qui encadraient son visage pur, avait une beauté de dieu grec et, tout vêtu d’argent et de perles, ressemblait à un rayon de lune. Or cette extraordinaire dissemblance des deux frères, unis au demeurant par une profonde tendresse, ajoutait encore à leur éclat et ils aimaient jouer de ce contraste en se montrant continuellement ensemble.
Julien, visiblement, rayonnait de joie mais, en dépit de son apparence magnifique et souriante, ceux qui connaissaient bien Laurent, comme le poète Ange Politien, son meilleur ami, avaient l’impression qu’il ne jouissait pas pleinement de cette fête dont il était cependant le principal héros. N’était-il pas au sommet de la gloire ? Il avait humilié Venise et le pape, conquis Sarzana, vaincu la faction rivale des Pitti. II allait prochainement épouser une princesse romaine, Clarissa Orsini… et pourtant, par instants, le sourire s’effaçait, le regard s’assombrissait, et Laurent semblait se laisser reprendre par quelque pensée mélancolique et secrète…
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