Mais si Laurent sortait de cette terrible aventure avec un pouvoir renforcé, beaucoup de choses avaient changé en lui avec la mort de ce jeune frère qu’il aimait si tendrement. Simonetta d’abord, Julien ensuite… le beau printemps de Florence s’était évanoui pour ne jamais revenir et le cœur du Magnifique se refermait… Il avait été plein de mansuétude envers ses ennemis, tant que la jeunesse et l’amour fleurissaient autour de lui. Il devint le maître dur, impitoyable qu’il avait tant espéré ne jamais être, mais il tenait fermement entre ses mains maigres la balance politique de l’Italie.
En revanche, pour le peuple, il demeurait le mécène généreux, adoré des artistes et des lettrés. Sa maison restait le rendez-vous des grands esprits en même temps qu’un musée et le siège d’une académie platonicienne.
Il aimait toujours les femmes mais pas la sienne, la Romaine, la hautaine Clarissa Orsini, qui n’avait jamais su trouver le chemin de son cœur mais ne se privait pas de censurer la vie aimable de Florence.
Une dernière passion vint éclairer sa vie : celle que lui inspira Bartolomea dei Nasi, gracieuse et charmante plus que belle, mais lui-même n’était plus ce qu’il avait été : à quarante-quatre ans, il avait la silhouette voûtée d’un vieillard. Sa santé se délabrait dangereusement.
Les dernières années de sa vie furent tristes. Savonarole, le moine fanatique, faisait tonner sur Florence sa voix pleine de malédictions. Il parlait d’enfer, de flammes éternelles, maudissait les artistes, la beauté, la richesse, la joie, la musique et la danse, et Florence, versatile comme une femme, se détournait un peu du maître qu’elle avait tant aimé pour frémir sous les violences de cette nouvelle idole qui allumait des bûchers avec des chefs-d’œuvre.
Dans les premiers jours d’avril 1492, l’année où Christophe Colomb allait redécouvrir l’Amérique, Laurent tomba gravement malade dans sa villa de Careggi. Ses médecins, pour soigner son estomac délabré, lui firent avaler une potion contenant de la poudre de diamant. Curieuse idée, dont le résultat ne se fit pas attendre : le 8 avril, le Magnifique expirait, emportant avec lui la plus belle harmonie de cette Italie de la Renaissance. À Rome, Rodrigue Borgia allait devenir pape. Et Machiavel d’écrire :
« Aussitôt après le trépas de Laurent, les mauvaises semences commencèrent à pousser, lesquelles un peu plus tard, à défaut d’homme qui les pût défricher, ruinèrent et ruinent encore maintenant l’Italie… »
Este (FERRARE)
Une Phèdre de quinze ans : Parisina
Le long bateau plat glissait lentement le long des canaux. La chaleur écrasait la plaine et faisait flamber, au loin, les tours rouges de Ferrare. L’ennui qui suintait de ce jour d’été trop chaud semblait presque palpable. Même les musiciens installés sous une tente à l’avant de la barge ne tiraient plus que des accords languissants. D’ailleurs, à quoi bon jouer ? Étendue sur la soie de ses coussins brodés, la jeune duchesse avait l’air de dormir… Il n’y avait pas un souffle d’air. La lumière intense vibrait…
Pourtant, Parisina d’Este ne dormait pas. Elle s’ennuyait tellement qu’elle n’en avait même plus envie. Les jours se succédaient, tous semblables, tous d’une désespérante monotonie. Il n’y avait aucune raison pour que cela vînt un jour à changer. L’automne viendrait, puis l’hiver, puis le printemps et à nouveau l’été, mais elle, Parisina, demeurerait à jamais prisonnière de sa grandeur, d’un rang dont déjà elle était accablée. Et elle n’avait que quinze ans !
Il y avait trois mois seulement que, par un beau jour printanier de cette année 1424, elle avait épousé le maître de Ferrare, le duc Nicolo d’Este, qui avait déjà répudié une épouse parce qu’elle ne lui avait point donné d’enfant. Nicolo voulait un héritier légitime. C’est pourquoi, sur sa réputation de beauté, il était venu à Rimini demander au seigneur Malatesta la main de sa plus jeune fille. Ainsi, Parisina était-elle devenue duchesse de Ferrare et l’épouse d’un homme qui aurait pu largement être son père.
À dire vrai, l’âge ne faisait rien à la chose. À quarante ans, Nicolo d’Este gardait du charme, de la séduction, des yeux gais et un corps d’athlète. Il n’avait rien du barbon répugnant et très vite, Parisina s’était habituée à l’idée de l’aimer. Il lui avait enseigné l’amour et, en cette matière, ce grand coureur de jupons était un maître. Parisina avait donc aimé l’amour en même temps que le professeur.
Certes, ce printemps avait été beau, allègre, et les couleurs de l’avenir semblaient riantes à la jeune épousée. Mais… cela n’avait été qu’un printemps. Et les printemps italiens sont courts. Nicolo, vite lassé d’une jeune épouse jolie mais inexpérimentée, était retourné sans tarder à des plaisirs de plus haut goût. Durant ce mois d’août qui bientôt s’achèverait, il n’avait pas passé deux nuits avec Parisina. Et l’ennui s’était mis à ronger la jeune duchesse.
Elle tourna vers sa suivante, Bianca, des yeux lourds de larmes.
— Dis aux bateliers de revenir vers la ville… Cette promenade n’amuse personne et moi moins encore. Au palais, en revanche, il fera presque frais…
— La nuit va bientôt venir. Pourquoi ne pas aller jusqu’à l’une de vos maisons de campagne ? Vous pourriez regarder danser les paysans.
— Et moi ? avec qui danserai-je, puisque mon seigneur n’est pas auprès de moi ? Non, Bianca, j’aime mieux rentrer.
Lentement, la barge vira de bord et reprit le chemin de Ferrare. Ce fut pour y trouver un page qui portait un message du duc. Il partait chasser chez l’un de ses vassaux, ne rentrerait pas avant huit jours. Alors, Parisina s’enferma chez elle pour pleurer tandis que, derrière sa porte close, les servantes se regardaient en hochant la tête.
— Pauvre petite duchesse, murmura Bianca. Si jeune, si jolie, et déjà délaissée.
Mais il n’y avait rien à faire à cela. Les filles de grandes maisons avaient presque toutes le même destin : un mariage sans amour et l’abandon si elles ne se hâtaient pas de procréer. De toute façon, un interminable ennui.
L’automne, dont Parisina n’attendait rien de meilleur, apporta cependant une nouveauté. Dans les premiers jours d’octobre, un petit cortège franchit les douves du château rouge aux quatre donjons. En tête, chevauchait un garçon d’une vingtaine d’années seulement, mais si beau, de si fière tournure, que la jeune duchesse demeura de longues minutes à sa fenêtre, pour le regarder… À son allure, ce ne pouvait être qu’un prince, même si l’escorte comme le bagage étaient assez modestes, et Parisina se tourna vers l’une de ses dames d’honneur, dona Marella qui, au cours d’une vie déjà longue, avait rencontré beaucoup de monde.
— Qui est-ce ? demanda-t-elle.
La dame haussa les épaules avec un mélange de dédain et d’indulgence.
— Personne qui doive retenir longtemps votre attention, Madona. Le seigneur Ugo est fort beau, j’en conviens, mais il est votre beau-fils.
— À moi ? mais comment ? le duc n’a pas d’enfants.
— Monseigneur l’a eu, jadis, d’une fille de la ville. Elle était belle, mais de petite naissance, et ne pouvait être épousée. Néanmoins, selon la coutume, le duc a tenu à ce que son fils fût élevé à la cour, à son rang, puisque pour un garçon, seul compte le sang du père.
— Pourquoi ne l’ai-je encore jamais vu ?
— Parce qu’il était à l’université de Bologne, où il étudie pour entrer dans la Sainte Église…
Parisina eut une moue de déception.
— Un prêtre, ce beau jeune homme ? Est-ce que ce n’est pas dommage, Marella ? Le duc n’a pas d’autre fils.
— Vous êtes là pour y pourvoir, Madona. Quant au sacerdoce, le seigneur Ugo, qui est fort pieux, le désire. Pourquoi donc le duc refuserait-il de le laisser suivre sa voie ? Il sera cardinal, ce qui est fort beau.
— Pourquoi vient-il alors ?
— Simple visite à son père. Il vient d’être malade. Un peu de repos ici lui fera du bien.
Parisina ne posa pas d’autre question. Elle s’éloigna de la fenêtre, songeuse. D’ailleurs, le bel Ugo était descendu de cheval et avait pénétré dans le palais.
Le soir venu, quand son époux le lui présenta, Parisina trouva qu’il était encore plus beau vu de près. Personne n’avait de cils aussi longs sur des yeux aussi sombres. En revanche, elle fit la grimace quand le jeune homme, avec beaucoup de respect, l’appela « Mère », comme le voulait l’usage.
— Il nous restera jusqu’après la Noël, précisa le duc. J’espère, Madame, que vous aurez sa présence pour agréable.
— Il est votre fils, Monseigneur, répondit-elle, les yeux pudiquement baissés. Il ne peut que m’être cher.
Nicolo d’Este partit d’un gros rire.
— Pas trop, tout de même ! N’oubliez pas que je dois vous être plus cher que n’importe quel être humain.
Les yeux sur Ugo, elle répondit, machinalement :
— Comment pourrait-il en être autrement, Monseigneur ?
Quand on passa à table, Parisina constata que le jeune homme, assis près d’elle, mangeait à peine. Il avait dit les grâces, avant d’entamer son repas et depuis, les yeux baissés vers son plat, il gardait un maintien convenant davantage à un moine qu’à un prince. Il répondait à peine aux tentatives de conversation de sa jeune belle-mère et quand la robe de brocart argenté de Parisina frôlait sa jambe il se reculait imperceptiblement. Son manège n’échappa pas à son père, qui lui lança soudain :
— Mange, bois et réjouis-toi, Ugo ! Que diable, tu n’es pas encore prêtre. Comporte-toi en prince, non en couventine.
Ainsi apostrophé, Ugo releva la tête. Un éclair brilla dans ses yeux. D’un geste nerveux, il saisit sa coupe d’or, la vida d’un trait, puis, la reposant avec un sourire dédaigneux :
— Si c’est là geste de prince, voilà qui est fait.
Nicolo haussa les épaules et se remit à boire pour son propre compte, mais Parisina tressaillit. Les yeux noirs d’Ugo étaient maintenant posés sur elle avec une très visible admiration. Elle lui sourit mais détourna très vite les yeux, murmurant un peu nerveusement :
— Votre père n’admet pas que l’on puisse agir autrement que lui-même. Il ne comprend pas…
— Moi, fit Ugo sans cesser de la regarder, il est ici bien d’autres choses que je ne comprends pas.
Les jours qui suivirent, Parisina ne rencontra guère Ugo. Alléguant sa santé compromise, le jeune homme quittait à peine son appartement, où son confesseur lui rendait visite chaque matin. Dans tout le palais, on commentait inlassablement la haute piété de ce trop beau garçon, si visiblement fait pour l’amour. Et les servantes ne se gênaient pas pour murmurer qu’il était bien dommage qu’aucune femme ne pût espérer faire un jour vibrer son cœur.
Or justement, il y avait au palais une femme qui, depuis le jour de son arrivée, s’était juré de conquérir l’amour du jeune homme. Cette femme, c’était Parisina.
La vue d’Ugo lui avait fait comprendre que le sentiment qu’elle éprouvait pour le duc n’était qu’une pâle copie de l’amour. L’amour, elle savait maintenant ce que c’était. Elle l’avait su à l’instant précis où Ugo l’avait regardée. C’était une flamme brûlante, insatiable et dévorante, qui ne laissait au cœur ni trêve ni repos. D’un seul coup, tout l’univers quotidien et magnifique qui l’entourait avait pris les couleurs effacées d’un décor qui a trop servi. Seule, sur un immense désert, se détachait la figure brune d’Ugo, sa silhouette athlétique… Même ses nuits solitaires avaient cessé de lui être pénibles. Bien au contraire, c’était la présence de Nicolo qui lui était maintenant désagréable. Elle préférait cent fois demeurer seule dans son immense lit, ne fût-ce que pour pouvoir rêver à son aise à celui qu’elle aimait.
— Tôt ou tard, se promettait-elle, Ugo m’aimera, Ugo sera à moi…
Mais comment mener à bien son entreprise de séduction si elle ne parvenait jamais à le rencontrer ?
Profitant d’une des multiples absences de son époux, et du passage à Ferrare d’un célèbre chanteur vénitien, elle fit dire à Ugo qu’elle souhaiterait que pour entendre l’artiste, il quittât sa chambre et vînt souper avec elle. À sa grande surprise, il accepta.
Afin que la soirée fût plus agréable et plus intime, Parisina décida que le souper et le concert auraient lieu dans l’une des maisons de campagne du duc, proche de Ferrare. Le temps exceptionnellement doux permit de dresser la table dans la loggia ombragée d’une treille pourpre. Au-delà, c’était l’eau clapotante d’un étang, la nuit tiède, le chant du rossignol luttant de mélodie avec le chanteur vénitien. Et le charme de cette nuit marqua d’un trait de feu l’âme d’Ugo.
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