— Qu’il t’épousât ? Naturellement, mais tu sais aussi bien que moi que ce n’est pas si facile… sinon tu ne pleurerais pas, n’est-il pas vrai ?

— Oui, c’est vrai, mais je ne vois pas pourquoi. Parce que le duc Alphonse pense qu’il doit entrer dans l’Église ? Eh bien il n’y entrera pas, voilà tout. Et s’il est du sang d’Este, je suis, moi, une Borgia ; ceci vaut bien cela. D’autant plus qu’il est un bâtard !

La duchesse ne répondit pas tout de suite. Accoudée à son fauteuil, le menton appuyé sur sa main couverte de bagues, elle réfléchissait. Il y avait des mois qu’elle était au courant de la romance née entre Angela et le plus jeune de ses beaux-frères, le beau don Jules, fils bâtard du défunt duc Hercule et d’Isabelle Arduino, une belle Napolitaine qui avait été l’une des filles d’honneur de sa femme. Mais que Jules soit bâtard ne signifiait rien. Il avait été élevé à la cour, comme les princes légitimes, avec eux et par la duchesse Éléonore, et parmi ses quatre frères, aucun n’aurait eu l’idée de lui reprocher sa bâtardise. Il était un Este, un point c’est tout…

Le malheur était que le plus beau, il était aussi le moins intelligent. Vaniteux, fier de sa beauté jusqu’à en être insupportable, il n’avait ni la puissance intellectuelle et physique du duc Alphonse, son aîné, ni la valeur militaire de Ferrante, le cadet, ni la tête politique du cardinal Hippolyte, ni la gentillesse de Sigismond, le dernier. C’étaient, en général, des fauves que ces princes d’Este, mais Jules ressemblait davantage à un paon qu’à un tigre…

Au bout d’un moment, Lucrèce poussa un profond soupir :

— Je parlerai à mon seigneur, Angela mia, mais je doute qu’il accepte de changer ses plans concernant Jules. Outre qu’il ne tient aucun compte de sa naissance irrégulière, il ne souhaite pas d’autre alliance avec notre maison. Depuis la mort de mon père, depuis que César, mon frère, est captif de l’Espagne, nous avons beaucoup perdu de notre valeur et s’il n’espérait un héritier, si d’autre part… il n’était en aussi mauvais termes avec le pape Jules II, je ne suis pas certaine qu’Alphonse n’eût pas envisagé l’annulation de notre mariage.

— Allons donc ! Il vous aime…

— Il le dit, rectifia Lucrèce avec un sourire triste, mais je crains que ce sentiment ne suffise pas à le faire plier en ce qui concerne Jules. Néanmoins, je te promets d’essayer.

Un peu réconfortée, Angela se leva, s’essuya les yeux et, baisant la main de sa cousine, se disposa à quitter la pièce. Au moment où elle allait sortir, Lucrèce la rappela.

— À propos… j’espère que personne d’autre que moi n’est au courant de ton état ?

— Personne, Madona, vous le pensez bien ! Pourquoi cette question ?

— Parce qu’il pourrait être dangereux pour toi que cela se sache avant que mon époux ait décidé ce qu’il convenait de faire. En te parlant ainsi, je pense au cardinal.

Malgré sa belle assurance habituelle, Angela rougit profondément et regarda la duchesse avec une sorte d’admiration. Ainsi, elle n’ignorait pas plus cette histoire-là que son aventure avec don Jules ? Lucrèce savait qu’Hippolyte la poursuivait d’une passion acharnée et indiscrète qui paraissait grandir avec le temps… et dont, jusque-là, elle n’avait fait que rire. Devant son silence révélateur, la duchesse hocha la tête.

— J’ai entendu dire que tu t’en amusais. Prends garde à lui, Angela ! C’est un homme dangereux, impitoyable et aussi cruel qu’il est intelligent… De plus, il est bien difficile de savoir ce qu’il pense.

C’était vrai. Personne, pas même son frère le duc ne pouvait percer les sentiments du cardinal Hippolyte. Âgé alors de vingt-six ans, il portait la pourpre depuis onze ans, ayant été fait cardinal à quinze. L’éducation ecclésiastique et humaniste, plaquée sur un fond guerrier et une nature d’un intraitable orgueil, lui avait donné un aspect élégant et froid, un sourire qui arrêtait net toute familiarité et le faisait paraître à la fois distant et redoutable. Gouverner était une nécessité de sa nature mais une nécessité dédaigneuse, qu’il masquait sous une vie désordonnée, plus souvent tournée vers les femmes, la chasse et les plaisirs que vers Dieu. Cependant il avait un sens politique qui en faisait le meilleur conseiller de son frère.

Depuis qu’il était revenu de Rome, après une obscure affaire d’amour avec Sancia d’Aragon, belle-sœur de Lucrèce, Hippolyte poursuivait Angela d’un amour obstiné, patient et tenace, qui ressemblait davantage à un affût de gibier qu’à une cour en règle. Ce qu’il éprouvait pour cette belle fille était surtout un violent désir, le cœur n’entrant jamais que très peu dans les amours du jeune prélat. Angela, jusqu’à présent, s’était plu à exciter ce désir qui l’amusait et pimentait ses amours avec le beau Jules.

Mais ce jour-là, en rencontrant Hippolyte dans la salle de l’Aurore, Angela n’eut même pas envie de sourire. Cet homme, tout à coup, lui inspirait un sentiment proche de la répulsion.

Vêtu de cuir, à son habitude quand il allait à la chasse, Hippolyte regarda la jeune fille approcher sans faire un geste, se contentant de frapper doucement ses bottes du fouet qu’il tenait à la main, mais ses yeux bruns profondément enfoncés sous l’orbite brillaient d’un feu sombre. Dans la robe de soie couleur de châtaigne que Lucrèce avait imposée comme uniforme à ses filles d’honneur pour la durée du deuil de cour, Angela éclatait comme un joyau dans son écrin. Jamais elle ne lui était apparue si belle.

Comme, après une courte révérence, elle s’apprêtait à passer son chemin, il l’arrêta.

— Un instant, Madona ! Puis-je vous demander où vous courez si vite ?

— J’ai affaire, monseigneur, pour Madame la duchesse et ne saurais m’attarder.

— Même en ma compagnie… ou surtout en ma compagnie ? demanda le cardinal avec un mince sourire.

— Éminence, je…

— Allons ! Pourquoi donc rougissez-vous ? Est-ce parce que vous mentez et savez bien que l’Église hait le mensonge ? Que ne me dites-vous plutôt que vous cherchez don Jules ?

— Et quand cela serait ?

— Je trouverais désagréable, ma chère, que vous préfériez à ma compagnie celle de ce muguet prétentieux !

La colère commençait à monter dans le cœur d’Angela, emportant peu à peu la prudence à laquelle on venait cependant de la rappeler.

— Votre Éminence qui sait si bien les lois de la Sainte Église devrait pourtant savoir que l’une des principales ordonne d’aimer autrui comme soi-même, et singulièrement ses frères.

— Il y a frères et frères, jeta Hippolyte avec un dédaigneux haussement d’épaules. Et, en vérité, Madona, je me demande ce qui vous plaît tant en don Jules. Il est beau, certes, mais d’une beauté fade et mièvre. Il a…

— Les plus beaux yeux du monde, lança Angela, furieuse. Vous le savez comme chacun ici, monseigneur.

Avec un mauvais sourire, Hippolyte s’approcha de la jeune fille qui recula d’autant. Il s’arrêta, fronçant les sourcils avec colère.

— Vraiment ? Les plus beaux yeux du monde ? plus beaux que les miens, naturellement, mais est-ce là tout ? On ne devient pas follement amoureuse d’un homme uniquement à cause de ses yeux.

— Moi si ! s’écria la jeune fille. Pour les yeux de don Jules, je donnerais sans regret tous les cardinaux du monde !

Et cette fois, elle s’échappa en courant, laissant Hippolyte seul et furieux. Angela ne pouvait pas supposer qu’avec ces quelques mots arrachés à sa colère elle venait de déchaîner des forces dangereuses et marquer le début d’une guerre impitoyable entre les deux frères. Le soir même, sous un vague prétexte, le cardinal faisait arrêter le chapelain de Jules, Rainaldo da Sassuolo, qu’il soupçonnait d’être son intime confident et surtout, celui de ses amours. Prudent d’ailleurs, il le fit transporter chez l’un de ses fidèles, au château de Gesso in Monte, sorte de forteresse où il était possible d’interroger quelqu’un sans que personne entendît ses cris. Et en vérité, il ne fallut pas bien longtemps à Hippolyte pour apprendre du malheureux l’état exact des relations entre Jules et Angela, c’est-à-dire que la jeune fille attendait un enfant.

Une fois en possession de cette nouvelle, le cardinal laissa tranquille son hôte involontaire et devint étrangement calme. La vengeance qu’il méditait commencerait par empêcher de toutes les façons que le duc permît à Jules d’épouser Angela.

— Les plus beaux yeux du monde, en vérité ? C’est ce que nous verrons !


La dispute entre Hippolyte et Jules s’envenima rapidement. Le beau bâtard avait vite retrouvé son chapelain et l’avait arraché à sa prison. Mais, le gagnant de vitesse, Hippolyte s’était plaint au duc de l’invasion du château d’un frère pour en arracher un prisonnier de l’Église. Et Jules avait reçu l’ordre de renvoyer Sassuolo, dans les prisons ducales cette fois, et de ne se mêler des « affaires de l’Église que lorsqu’il serait disposé à y entrer ».

Fou de rage, le jeune homme s’enferma chez lui et entreprit de bouder. Il s’ennuyait ferme à Ferrare ; Angela était partie pour Belriguardo avec la duchesse et il n’était pas question pour lui d’aller les y rejoindre. En effet, l’état de Lucrèce était soudain devenu critique et les médecins interdisaient toute distraction. La vie à Belriguardo était aussi calme que celle d’un couvent, et seules les dames avaient accès au palais estival.

Vers le début d’août, la duchesse contracta les fièvres et dut quitter Belriguardo pour Reggio. Là, le 15 septembre, elle mit au monde un enfant que l’on prénomma Alexandre en souvenir du défunt pape son grand-père. Hélas ! l’enfant était faible et il fut bientôt évident pour tous qu’il ne vivrait pas. De fait, un mois plus tard, il mourait, plongeant sa mère dans la plus profonde douleur.

Pour la distraire de ce désespoir qui mettait ses jours en danger, le duc Alphonse l’envoya passer quelques jours à Mantoue, chez sa sœur, la belle et altière Isabelle d’Este, le modèle des princesses de la Renaissance, mariée au plus fameux capitaine italien de l’époque, le marquis de Mantoue, Jean-François de Gonzague.

La cour d’Isabelle passait pour la plus brillante, la plus gaie et la plus raffinée. Lucrèce, suivie d’Angela et de toute sa maison, se mit en route pour ce lieu privilégié par la voie des eaux. Sur un grand bateau plat, on longea lentement rivières et canaux jusqu’à la cité de Virgile.

Mais tandis que la duchesse goûtait là des heures d’autant plus exquises qu’elle y ébauchait une idylle avec le vaillant Gonzague, époux d’Isabelle, Angela s’ennuyait d’autant plus ferme que son état devenait apparent et qu’aucune réponse n’avait encore été donnée par le duc au sujet de son éventuel mariage avec don Jules. Et l’inquiétude rongeait la jeune fille.

Ce fut avec soulagement qu’elle accueillit la nouvelle du retour et avec joie qu’elle retrouva Belriguardo, où l’on arriva dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre.


Vers midi, ce 1er novembre, jour de la Toussaint, le cardinal Hippolyte, au lieu de célébrer les nombreux offices de ce jour comme son état lui en faisait un devoir, galopait à francs étriers sur la route de Belriguardo, talonné par une hâte sauvage de revoit enfin Angela et de lui apprendre une nouvelle qui le plongeait dans une joie immense.

Il avait en effet bien employé l’absence de la jeune fille et la bouderie de Jules en avançant ses propres affaires auprès du duc. De la faiblesse d’Alphonse en face de ses développements logiques, il avait obtenu que Jules entrerait en religion sans plus tarder. Il avait également obtenu la mission de s’occuper personnellement de l’avenir d’Angela.

Jamais il n’avait autant désiré la jeune fille. Tout en chevauchant sur la route poussiéreuse, il était à la fois heureux et inquiet. Heureux parce qu’il allait être le premier à la voir (il savait qu’elle n’était arrivée que depuis quelques heures) et espérait qu’avec l’absence, elle aurait un peu oublié don Jules, inquiet aussi de sentir bouillonner en lui ce sentiment sauvage qu’il ne pouvait plus contrôler. Pour Angela, il savait qu’il était prêt à tout désormais. Sur un signe d’elle, il jetterait aux orties cette simarre pourpre dont il n’avait jamais vraiment voulu, il rentrerait dans le siècle et se taillerait, pour le lui offrir, un royaume à la pointe de son épée ! Et qui pouvait dire si Angela, sachant que Jules était perdu pour elle, ne serait pas trop heureuse, cette fois, d’accepter son amour et sa protection ?

Soudain, comme le cardinal et la troupe d’estafiers qui formaient sa suite ordinaire atteignaient les grasses prairies entourant Belriguardo, ils virent un cavalier venir de leur côté, sortant de toute évidence du château.

C’était un cavalier paisible, car il ne se pressait pas, et un cavalier heureux, car il cheminait en chantant à plein gosier… d’une voix que le cardinal, soudain foudroyé, reconnut avant même d’avoir aperçu le visage insolent qui l’émettait. Seul, dans tout Ferrare, Jules possédait une voix comme celle-là. Il en était d’ailleurs assez fier.