Un nuage rouge passa dans le cerveau du cardinal. Ainsi, Jules revenait de Belriguardo ? Alors qu’en principe, personne à Ferrare, en dehors du duc Alphonse et de lui, Hippolyte, ne savait le retour de la duchesse et de sa suite ? Il n’était pas difficile de deviner qui l’avait prévenu, quel impatient amour avait attiré le jeune homme, en pleine nuit, dans la villa princière. Sans doute sortait-il tout droit des bras de la belle Angela.
Reconnaissant le cardinal à la tête de ses hommes, Jules fronça les sourcils et retint son cheval. Hippolyte était aussi rouge que ses vêtements et ses colères étaient célèbres. Il était armé, solidement entouré, alors que son frère était seul, au retour d’une visite enivrante. Voyant la troupe foncer soudain sur lui, le bâtard eut la tentation de tourner bride et de revenir au château, mais l’orgueil le retint. Il ne voulait pas qu’Angela le vît arriver poursuivi comme un lièvre par l’homme qu’elle détestait. Il décida de payer d’audace et, quand son frère fut tout proche, arrêta son cheval pour le saluer.
Mais la fureur et la déception du cardinal lui avaient enlevé tout sens commun, toute saine réflexion. Cet insolent garçon, ce bâtard trop séduisant qui osait s’interposer entre lui et la femme qu’il aimait, Hippolyte entendait qu’il payât cette injure. Le soleil frappait en plein le beau visage à la peau dorée, faisait briller les grands yeux sombres et veloutés du jeune homme comme des diamants noirs. Et dans l’esprit enfiévré du cardinal, la phrase imprudente d’Angela revint, intolérable :
— Pour les yeux de don Jules, je donnerais tous les cardinaux du monde !
Don Jules eut à peine le temps de lever la main vers sa toque ornée de plumes blanches pour saluer son frère. Déjà, celui-ci, tous ses traits déformés par une fureur démente, le désignait d’un doigt tremblant de rage :
— Emparez-vous de ce misérable bâtard et arrachez-lui les yeux !
Les estafiers du cardinal, en hommes habitués dès longtemps à exécuter sans broncher les pires ordres, n’hésitèrent pas une seconde. Comme la foudre ils tombèrent sur Jules avant que celui-ci ait pu réaliser ce qui lui arrivait. Ils le jetèrent à bas de son cheval et se mirent à le frapper à coups de dagues, visant les yeux.
À terre, le jeune homme hurla comme une bête et se défendit de son mieux. Mais que pouvait-il contre vingt hommes ? Bientôt l’herbe devint rouge et les cris se firent gémissements.
Fut-ce la vue de ce sang qui rendit soudain au cardinal quelque conscience de l’acte insensé qu’il avait ordonné, mais il rappela soudain ses hommes :
— En voilà assez, cria-t-il. Laissez-le !
Brusquement, Hippolyte comprenait ce qu’il venait de faire et en envisageait les conséquences ; la colère du duc, celle de sa sœur, la puissante Isabelle d’Este, qui aimait beaucoup Jules, la haine d’Angela sans doute…
Les yeux troubles, il regarda ses hommes s’écarter de leur victime, remonter en selle. Le pauvre Jules, couvert de sang, demeura couché dans l’herbe. Il semblait bien mort. Tellement même que le cardinal n’imagina même pas qu’il pouvait demeurer une étincelle de vie dans ce corps prostré. L’important était maintenant que l’on ne sût pas qui avait fait le coup.
— Rentrons à Ferrare, ordonna-t-il en faisant tourner son cheval. Et le premier qui osera dire que nous sommes venus ici ce matin sera pendu !
Au galop, la troupe s’éloigna. Hippolyte s’en alla chasser pour donner le change, certain que la mort de Jules serait attribuée à quelque bandit de grand chemin. Mais Jules n’était pas tout à fait mort.
II. Pas de pitié pour les maladroits !
Le soleil était haut dans le ciel. L’heure de raidi était venue et le paysan qui, sa fourche à l’épaule, se hâtait de rentrer chez lui pour se rafraîchir et faire une sieste bien gagnée, était décidé à ne point se laisser arrêter en chemin. Pourtant, comme il passait le long d’un fourré, il entendit des plaintes qui semblaient venir de tout près. C’était un homme pieux et craignant Dieu : il alla voir et poussa un cri d’horreur. Là, dans l’herbe souillée de sang, un homme gisait. Son visage semblait n’être plus qu’une bouillie horrible, mais il vivait encore et même, quand le paysan se pencha pour s’en assurer, il leva vers lui une main qui suppliait mais sans articuler une parole.
Un instant, le paysan demeura perplexe. Le blessé n’avait pas été victime de brigands. Il avait de belles armes, de riches vêtements et à sa ceinture, la bourse était toujours attachée. C’était sans doute quelque seigneur, appartenant à la cour de la duchesse qui séjournait à Belriguardo. Le mieux était d’aller prévenir.
— Espérez un peu, messire, murmura le brave homme. Je vais courir jusqu’au château pour chercher du secours. Vous êtes trop grand et trop lourd pour moi et vous ne sauriez marcher.
De la main, Jules d’Este fit signe qu’il avait compris et l’homme, après un dernier regard épouvanté, prit sa course vers la grande villa ducale où il donna l’alerte. Un moment plus tard, une troupe de serviteurs, que la duchesse Lucrèce avait envoyés avec une civière, rejoignirent, guidés par le paysan, le blessé qui gémissait toujours. Avec d’infinies précautions, on le déposa sur la civière et on le rapporta au château. Dans la cour, la duchesse et ses femmes attendaient, anxieuses.
Mais à peine Angela Borgia eut-elle jeté un regard sur le corps étendu qu’elle poussa un grand cri et s’affala sur le sable, sans connaissance. Le beau garçon qu’elle avait tant aimé n’avait plus figure humaine. Il fallut, elle aussi, la porter à l’intérieur. Quant à Lucrèce, elle était horrifiée et pleine d’angoisse en songeant aux réactions de son époux devant l’agression sauvage dont avait été victime son jeune frère. Agression dont l’auteur, à ses yeux, ne faisait aucun doute.
— Je t’avais bien dit de te méfier du cardinal, dit-elle tristement à Angela quand la jeune fille reprit connaissance. Je crains que le malheureux don Jules ait payé le prix de tes moqueries.
Pendant plusieurs jours, les quelque trois cents chambres et les merveilleux jardins de Belriguardo retentirent des lamentations des femmes de la duchesse et des sanglots désespérés d’Angela qui refusait toute consolation. En grande hâte, le duc Alphonse, prévenu, avait envoyé de Ferrare les meilleurs médecins et il en était même venu un d’une grande réputation, dépêché de Mantoue par la marquise. Isabelle d’Este avait toujours eu pour son jeune frère bâtard, dont elle aimait la beauté et le charme, des tendresses de mère. Cette affreuse nouvelle l’avait à la fois bouleversée et révoltée. Elle avait immédiatement écrit au duc Alphonse une lettre vengeresse et indignée dans laquelle elle vouait à tous les diables le cardinal Hippolyte. En conclusion, elle incitait son frère aîné à la plus grande sévérité.
« Un si grand forfait ne saurait demeurer impuni sans que la terre ne crie vers le Ciel. Et que le coupable soit un serviteur de Dieu ne fait qu’accroître sa honte. Il vous appartient, mon seigneur et frère, d’user envers lui de la plus extrême rigueur, car c’est votre propre sang qu’il a osé faire couler… »
Cette lettre plongea Alphonse d’Este dans une grande perplexité. Il était sincèrement navré de ce qui était arrivé à Jules et en éprouvait une profonde indignation. Mais d’autre part, il avait peine à frapper Hippolyte, son meilleur et son plus fidèle conseiller. Par ailleurs, tous deux étaient fils légitimes du duc Hercule et d’Éléonore d’Aragon, alors que Jules était de naissance irrégulière. Enfin, il lui répugnait de donner satisfaction au pape Jules II, son ennemi, qui, de Rome, profitant de l’occasion, fulminait contre Hippolyte et réclamait sa tête pour la seule raison qu’il ne pouvait le souffrir.
Voulant se donner le temps de réfléchir, le duc commença par faire emmener le blessé à Ferrare afin de l’avoir sous la main et d’essayer de modifier autant que faire se pourrait ses sentiments envers le cardinal. Le 6 novembre, le pauvre Jules parvenait au château, installé aussi confortablement que possible et les soins redoublèrent. Ils ne l’empêchèrent d’ailleurs nullement d’endurer un véritable martyre.
Avec une patience et une sollicitude assez éloignées de ses habitudes, Alphonse d’Este entoura personnellement le blessé d’attentions. Il s’installait de longues heures à son chevet, écoutant ses plaintes, veillant à ce qu’il ne manquât de rien, pressant les médecins pour obtenir la moindre lueur d’espoir.
Les souffrances du blessé diminuèrent. Vint enfin le jour où Alphonse put affirmer à son jeune frère qu’il ne serait pas aveugle.
— Les médecins jurent que l’un de vos yeux sera sauvé. Vous ne verrez que d’un œil, mais vous verrez clair.
— Si vous saviez combien cela m’est égal, répondit Jules amèrement. J’aimerais cent fois mieux être mort, et mon seul regret est que ces misérables ne m’aient pas tué tout à fait.
Le duc posa une main apaisante sur l’énorme paquet de pansements qui entourait la tête du blessé et murmura :
— La vie est douce chose, mon frère, et la lumière est un si grand bien qu’avoir l’assurance de la retrouver doit vous apaiser quelque peu.
— La lumière ne montrera que mieux quel objet d’horreur je suis devenu. Pensez-vous, mon frère, que ce soit là une vie digne d’être vécue ?
— Vous étiez destiné à l’Église, Jules, vous l’êtes toujours. Dieu ne regarde que la beauté des âmes.
— Dites cela au cardinal Hippolyte, monseigneur, vous le ferez bien rire. Et penser que tandis que je suis ici à souffrir comme une bête, à me désespérer, lui est libre, heureux. Alors que je voudrais le voir mort, je voudrais qu’il endure tout ce que j’ai enduré, je voudrais…
Il s’énervait. Le duc prit sa main et la serra. Elle était brûlante.
— Calmez-vous, je vous en conjure ! Vous vous faites mal sans rien arranger. Jules, je donnerais des années de vie pour vous ramener à votre état d’autrefois et vous savez combien la justice m’est chère, mais le cas du cardinal nous pose un grave problème de gouvernement. Nous sommes princes et n’avons que trop d’ennemis. Et je voulais vous demander si, au nom de notre père, au nom de la grandeur et de la prospérité de Ferrare… il ne vous est pas possible d’envisager… le pardon.
Le blessé bondit comme si on l’avait piqué avec une épingle longue. Le paquet de pansements se tourna vers le duc Alphonse et il en sortit un cri de fureur.
— Pardonner ? à qui ? À ce misérable qui a fait de moi un monstre ?
— Qui vous a dit que vous serez un monstre, une fois ôtées ces bandelettes ?
— Moi ! Je l’ai senti. Il m’a suffi, lorsque l’on change ces pansements, de passer mes doigts sur mon visage. Je suis défiguré, monseigneur, et vous le savez fort bien. Non, je ne puis pardonner. Je veux même qu’on le punisse avec une exemplaire sévérité.
— Vous êtes encore trop malade pour juger sainement des choses, Jules. Et je ne vous cache pas que punir publiquement le cardinal risque de me mettre dans un cruel embarras. Outre qu’il est pour Ferrare un conseiller plein de sagesse, une querelle aussi grave dans notre famille ne peut qu’encourager ceux qui nous guettent de toutes parts. Il y a le pape, qui conquiert en ce moment la Romagne et regarde bien souvent de notre côté d’un œil luisant de convoitise. Il y a Venise, notre redoutable voisine, qui de tout temps, a convoité nos États…
— Il y a la France, qui est avec vous, pour vous, et avec qui vous entretenez les meilleures relations depuis que le roi Louis XII a conquis le Milanais.
— En effet, mais le gouverneur de Milan, Monsieur de La Palice, a tout juste assez de troupes pour maintenir l’ordre chez lui. En cas d’attaque, et d’attaque sur plusieurs fronts, il ne pourrait se porter à notre secours. C’est pourquoi, Jules, j’ai voulu vous demander de réfléchir à ce mot de pardon qui vous fait horreur pour le moment. En acceptant, au moins des lèvres sinon du cœur, de renoncer à la vengeance qui vous est due, vous rendrez à votre patrie un immense service… et vous aurez à jamais droit à ma reconnaissance !
Longtemps encore, Alphonse d’Este parla, lui qui parlait si peu d’ordinaire, plaidant sa cause, promettant de l’or, des terres, essayant désespérément d’extirper la haine et la rancune du cœur du blessé. Cela, c’était impossible. Mais Jules aimait son frère aîné et il consentit à réfléchir.
Deux jours plus tard, il finit par lui dire qu’il renonçait à sa vengeance. Soulagé, le duc respira. Mais il lui restait à répondre à une question difficile.
— Depuis que je suis ici, fit le blessé, je n’ai reçu aucune nouvelle de dona Angela ? Est-elle donc encore à Belriguardo avec la duchesse ?
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