Le vieux pontife et la duchesse parurent s’entendre à merveille. Paul III était plein d’indulgence et de mansuétude. Il affecta de voir dans la déviation religieuse de la duchesse une sorte de maladie infantile, et pour la mettre à l’abri d’elle-même comme des sévérités maritales, lui délivra une sorte de bref de tolérance, en souhaitant seulement qu’elle y mît quelque discrétion.
Mais comme sa Bretonne de mère, Renée de France était obstinée, attachée à ses idées comme à ses objectifs, et y mettait de l’entêtement. Elle profita du bref papal pour avancer les affaires des réformés et continua, plus librement que jamais, ses relations avec Calvin.
Elle avait compté sans l’âge de Paul III. Le vieux pontife mourut et fut remplacé par Jules III, beaucoup moins accommodant. Il y avait bien trop longtemps qu’il entendait parler de la duchesse de Ferrare et du foyer de révolte qu’elle entretenait dans cet État. On disait même qu’elle n’accomplissait plus du tout ses devoirs religieux. Il était temps de sévir. Il écrivit au duc Hercule et celui-ci fit sans tarder connaître à sa femme la volonté du pape.
— Elle est, Madame, qu’aux Pâques prochaines, vous accomplissiez publiquement vos devoirs religieux.
On ne vous voit plus jamais au tribunal de la Pénitence, pas plus qu’à la Table sainte !
— Et l’on ne m’y verra plus ! Je n’accomplirai pas ce que vous appelez mes devoirs, et qui sont pour moi choses sans signification désormais.
Hercule, épouvanté, tenta vainement de mettre sa femme en garde contre une révolte aussi ouverte. Avec obstination, Renée refusa de céder.
— Alors, soupira Hercule, vous m’obligez à employer les grands moyens.
— Lesquels ? La tour des Lions ?
Un seul prisonnier demeurait encore dans la tour. Ferrante y était mort quelques années auparavant. Seul Jules y restait encore, fantôme aveugle et désormais privé de réaction. Hercule détourna les yeux.
— Une autre tour, Madame, où vous aurez vos aises. Mais vous ne reverrez vos enfants que lorsque vous serez enfin venue à composition.
— Alors, j’y mourrai moi aussi.
On enferma la duchesse, mais le pape entendait briser cette révolte et ne s’en contenta pas. Il ordonna que Renée, duchesse de Ferrare, fût traduite devant le tribunal de l’Inquisition. Elle risquait le bûcher, ni plus, ni moins.
Ce que fut ce procès, on l’ignore encore, toutes les pièces en ayant disparu. On sait seulement que la duchesse fut condamnée, le 7 septembre 1554, à la prison perpétuelle. Mais cette fois, à une véritable prison.
Tirée de son confortable appartement, Renée fut conduite dans l’un des cachots de la forteresse. Elle allait y rester… huit jours.
Au bout de ce laps de temps, elle cessa brusquement de résister sans que l’on en sût la raison. Peut-être pensa-t-elle que son incarcération ne servirait en rien la cause protestante et qu’elle pourrait lui être infiniment plus utile libre que prisonnière. Peut-être aussi était-elle lasse d’une lutte stérile qui l’avait éloignée de ses enfants. Son fils, Alphonse, ne l’aimait guère, et ne s’en cachait pas. Sa fille aînée, Anne, l’une des plus jolies femmes de son temps, avait épousé, en 1548, le duc François de Guise, qui était à la tête du parti catholique en France, et vivait désormais dans ce royaume dont sa mère avait si souvent la nostalgie. Renée aspira peut-être au calme, au repos. Elle capitula.
Hercule, d’ailleurs, toujours indulgent, se contenta d’une abjuration de pure forme et réintégra aussitôt sa femme dans ses prérogatives entières. Elle reprit sa place.
Si elle ne changea pas d’opinion, du moins devint-elle plus prudente et préféra-t-elle se cacher. Elle se résigna à être la « correcte souveraine d’un État catholique ». Le temps du scandale était passé.
Vint celui du veuvage. En 1559, Hercule d’Este s’éteignit. Il avait été un bon mari, malgré tout, et n’avait montré de sévérité que contraint et forcé. Alphonse, son fils, sous le nom d’Alphonse II, montait sur le trône. Son premier soin fut de délivrer le sempiternel prisonnier de la tour des Lions. Il était là depuis cinquante-trois ans… mais fut si heureux de recouvrer la liberté qu’il en profita jusqu’en 1581. Hélas, avec sa mère, l’accord n’était pas possible.
Alphonse II, catholique convaincu, ne pardonnait pas à la duchesse le doute qu’elle avait fait planer si longtemps sur ses convictions, pas plus que d’avoir en quelque sorte implanté la Réforme à Ferrare. Renée comprit que sa présence n’était plus guère souhaitée. D’ailleurs, depuis si longtemps elle désirait revoir la France… et sa fille Anne.
Le 2 septembre 1560, elle quittait Ferrare pour n’y plus revenir. La cour l’accompagna jusqu’à Modène puis, avec ses gens, elle continua sa route jusqu’à son domaine de Montargis et décida de s’y installer. Le château était délabré et avait beaucoup souffert. La duchesse se consacra à cette restauration puis, libre enfin de ses actes comme de ses pensées, reprit avec bonheur ses relations avec la Réforme.
Mais bien des choses avaient changé en France. Le roi François était mort, et aussi son fils Henri II. Maintenant, c’était le débile François II qui régnait, en titre seulement, la réalité du pouvoir appartenant beaucoup plus à ce chef d’État en jupons qu’était sa mère, Catherine de Médicis. En France, les guerres de Religion faisaient rage. Force fut à la nouvelle dame de Montargis d’en tenir compte. Non sans douleur.
En 1562, une émeute éclata dans sa ville. Malgré l’interdiction de Renée, un groupe de bourgeois en armes occupa l’église et s’y opposa à l’entrée des protestants. De l’église, l’agitation gagna la ville, jusqu’au moment où les gentilshommes de la duchesse ramenèrent les assiégés au château.
Avec acharnement, aidée de son ami et voisin l’amiral de Coligny, Renée tenta de défendre les réformés, souvent au péril de sa vie. Elle ne dut qu’à l’affection de son petit-fils, le duc Henri de Guise, d’être épargnée lors de la terrible nuit de la Saint-Barthélemy. Prudent, le Balafré avait fait garder militairement la maison de sa grand-mère. D’ailleurs, la fin approchait.
Dans les derniers jours du mois de février 1575, la duchesse eut un accès de fièvre. On lui fit une saignée, mais elle était si faible que l’on craignit pour sa vie. Pourtant, elle demeura ainsi, faible et sans forces, jusqu’au 10 juin, où elle fut prise d’une terrible crise d’entérite, fatale cette fois. Le 15 juin mourait à Montargis Renée de France, duchesse de Ferrare et de Montargis, une femme secrète, étrange, sur les convictions religieuses de laquelle la lumière n’a jamais encore pu être faite.
Capello (VENISE)
La sorcière de Venise
(1563)
À l’aube du 29 novembre 1563, une barque plate glissait sur l’eau noire de la lagune en direction de Fusina. Trois personnes l’occupaient : le batelier qui, du bout de sa longue perche rythmiquement balancée et plantée dans la vase du fond, faisait avancer la barque, et deux jeunes gens, un garçon d’environ dix-huit ans et une très jeune fille. Serrés l’un contre l’autre, ils se tournaient fréquemment vers le levant où le jour commençait à découper la silhouette des dômes et des campaniles de Venise. La ville à contre-jour se dessinait à l’encre de Chine sur les moirures de l’eau morte, mais les yeux inquiets des deux passagers disaient assez leur peur. On les sentait aux aguets, cherchant à saisir, malgré la distance, les échos du tocsin signalant leur fuite. Seul, le batelier, insoucieux d’un danger qu’il ne soupçonnait pas, chantait. Il avait pris les jeunes voyageurs dans sa barge à la sortie du Grand Canal. On lui avait remis une belle somme en or pour les conduire jusqu’à Fusina, et il était si joyeux en pensant à l’aisance que lui procurerait cet or.
Quant aux deux fugitifs, si la peur les tenaillait tellement, c’est parce qu’ils n’ignoraient pas le sort qui les attendait au cas où ils seraient repris : ce serait la mort sans phrases ! En effet, si le jeune homme n’était qu’un modeste commis florentin employé à la banque Salviati, se nommant simplement Pietro Buonaventuri, la jeune fille appartenait à l’une des plus riches et des plus nobles familles patriciennes de Venise. Elle s’appelait Bianca Capello, de la lignée des Grimani-Capello. Elle avait à peine seize ans. C’était la plus ravissante fille de Venise, et ses parents la destinaient au fils du doge, Girolamo Priuli…
Mais sur la trame brillante de cette destinée, l’amour avait tiré une flèche… La belle Bianca s’était éprise du garçon de banque, de ce Pietro d’origine plus que modeste, mais beau comme un dieu grec. De sa fenêtre, dans le palais paternel de San Appolinare, elle avait pu le voir, chaque jour, entrer et sortir de sa banque, et s’était éprise de lui sans même s’en rendre compte. De son côté, Pietro n’avait pas été sans remarquer cette jolie créature et il en était tombé amoureux. Peut-être à cet amour joignait-il un habile calcul ? Quelle épouse inespérée que cette patricienne pour un Buonaventuri !
Très conscient de l’effet produit sur Bianca, Pietro lui avait fait la cour, obtenu ses faveurs au point qu’assez vite un fruit bientôt visible s’était annoncé. Il fallait prendre une décision : rester, c’était l’arrestation, la mort pour le séducteur comme pour sa complice ; s’enfuir, c’était aussi la mort pour rapt. Mieux valait fuir… Au moins cela laissait une chance d’en sortir vivants.
Grâce à l’or de Bianca et à celui que Pietro avait, sans trop de scrupules, soustrait à sa banque, ils avaient soudoyé des gondoliers qui, dans la nuit, avaient arrêté leur silencieux esquif sous la fenêtre de Bianca puis fait force rames… jusqu’à la sortie du Grand Canal où la barge attendait. Maintenant, les deux amants étaient lancés dans une aventure sans retour. Ils n’avaient plus le droit, ni la possibilité, de revenir sur leurs pas.
C’était à cela qu’ils songeaient en regardant le soleil se lever peu à peu derrière les dômes dorés de San Marco. Mais déjà, la lagune devenait canal et la barque s’engageait entre les grandes herbes et les roseaux. Venise s’effaça de leur vue. Alors seulement, Bianca sourit à Pietro.
— Nous sommes libres, mon Pietro… nous avons réussi.
— C’est vrai, fit le jeune homme en écho… nous avons réussi !
C’était une constatation étonnée, comme s’il n’arrivait pas encore à y croire. Pourtant, ils étaient déjà trop loin pour que l’on pût les rattraper. À Padoue, ils trouvèrent des chevaux et prirent au galop la route de Florence, patrie de Pietro. Là, dans la capitale du grand-duché de Toscane, rien ni personne ne pourrait les atteindre… Ils se laissèrent emporter par la griserie et par la joie d’être jeunes et de s’aimer…
À Venise cependant, le drame éclatait joint à un affreux scandale. La famille de Bianca, découvrant sa fuite, faisait un bruit terrible. Tous les sbires du Conseil des Dix furent mis sur la piste des fugitifs dont, en attendant, la tête fut solennellement mise à prix du haut du pont du Rialto.
Les policiers ne purent retrouver la trace des jeunes gens, car l’eau ne garde point d’empreinte. Mais on découvrit tout de même les deux gondoliers qui avaient aidé Pietro à enlever Bianca. Ils furent arrêtés, mis à la torture avec leurs femmes et en moururent bientôt, faute de pouvoir donner des indications suffisantes. De même, l’oncle de Pietro, le vieux Buonaventuri, chez qui le séducteur avait pris pension à Venise, fut incarcéré, interrogé avec tout ce que ce mot comportait de cruauté. À son tour, le vieillard mourut de ses blessures, enchaîné au mur de sa prison.
Mais tout cela, Pietro et Bianca l’ignoraient ou ne voulaient pas le savoir. On était au cœur de l’hiver et, comme des oiseaux frileux, ils cachaient leur amour dans la vieille maison des parents de Pietro, sur la place San Marco, à Florence, en face du célèbre couvent qui avait vu Fra Angelico et Savonarole…
Évidemment, la maison du notaire Buonaventuri n’avait rien de comparable avec le palais Capello, et Bianca y connut son premier désenchantement. C’était une étroite bâtisse à deux fenêtres de façade, sombre et maussade, dans laquelle la seule distraction était de regarder passer les gens sur la place et d’entendre les cloches du couvent sonner l’office. Pietro, par crainte des sbires de Venise dont il connaissait la remarquable activité policière, y enferma Bianca purement et simplement. Elle n’eut droit qu’à une seule sortie, un soir de neige, à la nuit close. Pietro lui fit traverser la place et la conduisit à la chapelle de San Marco où un prêtre bénit rapidement leur union, consacrant ainsi religieusement une situation par trop irrégulière. Mais le danger était toujours présent. Un soir, Pietro rentra chez lui dans un état de surexcitation totale.
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