— Ton père ne désarme pas, lança-t-il à Bianca, sans même prendre le temps de l’embrasser. Il a promis une prime de deux mille ducats d’or à quiconque vengerait son honneur… autrement dit, lui apporterait ta tête et la mienne !
— Qu’est-ce que cela peut faire ? fit Bianca avec insouciance. Ne sommes-nous pas sur le territoire de Florence ? N’es-tu pas sujet du grand-duc Cosme Ier ? Alors ?
Pour seule réponse, Pietro prit sa femme par la main et l’entraîna vers la fenêtre de leur chambre qui donnait sur la place. Auparavant il avait eu la précaution de souffler les chandelles.
— Regarde ! ordonna-t-il. Ne vois-tu rien ?
Les yeux du jeune homme mirent quelques instants à s’habituer à l’obscurité. Mais le sol couvert de neige facilitait les choses en créant un fond clair sur lequel se détachaient les passants.
— Regarde, reprit Pietro. Ne vois-tu pas une ombre dans ce renfoncement, là, auprès de l’entrée du cabaret ? Et en face sous le porche du couvent, ne vois-tu rien ?
Bianca écarquilla les yeux et finit, en effet, par distinguer des formes vagues, des manteaux noirs que le vent faisait flotter hors des coins sombres où se tapissaient les hommes. Effrayée soudain, elle se rejeta en arrière et regarda Pietro avec de grands yeux vides :
— Qui sont ces gens ?
— Qui veux-tu que ce soit, sinon les sbires de Venise ? Le Conseil des Dix ne lâche jamais sa proie, Bianca. Si nous ne trouvons pas une puissante protection pour nous abriter, tôt ou tard ils nous prendront. Une nuit comme celle-ci, la maison sera attaquée, ou bien on me poignardera au coin d’une ruelle, on t’enlèvera quand tu reviendras de la messe. Je ne veux pas connaître les prisons de Venise ni le pont des Soupirs{9} !
— Moi non plus, affirma Bianca. Mais que faire ?
— J’ai un plan. Il est hardi, mais s’il réussit…
La vieille Marietta Buonaventuri, mère de Pietro, était entrée pendant ce dialogue. Elle et son mari ne vivaient plus depuis que les ombres suspectes avaient commencé de rôder sur la place. La présence de cette belle-fille, quelque peu compromettante, leur portait ombrage, et ce mariage avec une patricienne n’était, à tout prendre pas vraiment avantageux.
— Que veux-tu faire ? demanda-t-elle à son fils. Vas-tu la ramener à Venise ?
Pietro haussa les épaules. Il appuya sur sa mère un regard significatif si intentionnel qu’elle fronça les sourcils.
— Je vais, dit-il en détachant bien ses mots, demander la protection du prince François de Médicis, fils du grand-duc Cosme. Je lui présenterai quel péril j’ai fait courir à Bianca… à la plus belle fille de la noblesse vénitienne. Je lui dépeindrai la nécessité où elle est réduite de se cacher indignement… enfin la situation où nous nous trouvons tous deux…
À mesure qu’il parlait, le visage renfrogné de Marietta s’éclairait peu à peu. Elle devinait le calcul, à vrai dire assez infâme, auquel se livrait Pietro. Le prince François passait pour être grand amateur de jolies femmes. Très curieux d’en rencontrer de nouvelles, de découvrir des beautés inconnues, il suffirait sans doute de mentionner, même incidemment, devant lui, l’éclat de la jeune Vénitienne pour qu’il cherchât au moins à la voir. Si elle lui plaisait, non seulement sa protection serait acquise au couple… mais on obtiendrait peut-être un peu plus. Bianca était assez belle pour séduire même un prince aussi difficile que celui-là…
Après avoir réfléchi un instant sous le regard de son fils, la vieille femme sourit largement.
— Mais c’est l’évidence ! s’écria-t-elle. Voilà la solution. Le prince est si bon, si accessible. Jamais il n’a refusé une audience à un citoyen de Florence. Va, mon fils, va trouver le prince !…
Sans méfiance, Bianca joignit ses encouragements à ceux de sa belle-mère. À son insu, peut-être, l’idée de rencontrer l’un de ces Médicis fastueux lui souriait. Elle ne s’avouait pas encore combien sa vie de bourgeoise lui pesait, combien elle trouvait Marietta commune, son époux rustaud. Il n’était jusqu’à Pietro, malgré son profil de médaille antique, qui n’eût quelque peu perdu de son charme à l’usage de la vie quotidienne.
Comme il n’y avait plus de temps à perdre, dès le lendemain, Pietro Buonaventuri s’acheminait vers le palais Pitti où résidaient les Médicis, de l’autre côté de l’Arno, et implorait humblement une audience au prince héritier…
À vingt-trois ans, François de Médicis était un étrange personnage. Extrêmement séduisant, il tenait de sa mère, Eléonore de Tolède, un physique élégant, un visage régulier et de fort beaux yeux. Mais du redoutable Cosme Ier, son père, il avait le caractère difficile, une cruauté profonde qui pouvait aller jusqu’à la franche sauvagerie, un orgueil intraitable et un goût prononcé pour les femmes. Par contre, le grand-duc ne lui avait pas transmis son sens politique, ses qualités d’administrateur d’État, son intelligence froide et lucide. La superbe façade du prince cachait une moralité plus que douteuse.
Pourtant, si étrange que cela puisse paraître, François était un homme de science. Il passait des journées et même des nuits dans son laboratoire, se passionnant pour les sciences naturelles et la chimie qui lui faisaient tenter de nombreuses expériences. Savant d’ailleurs, il découvrit un procédé pour fondre le cristal de roche et retrouva le secret de la fabrication de l’ancienne porcelaine chinoise. C’était, en outre, un esthète, passionné de pierres rares et d’objets d’art, comme tout bon Médicis.
François reçut Pietro Buonaventuri d’autant plus volontiers qu’il avait déjà entendu parler de son aventure par l’envoyé de Florence à Venise, qui avait vainement tenté de sauver l’oncle de Pietro, le malheureux Buonaventuri, mort des suites de la torture malgré sa qualité de citoyen florentin. Il accueillit donc le jeune homme avec un empressement nuancé de curiosité. Les rares personnes qui avaient pu entrevoir la recluse de la piazza San Marco en disaient des merveilles. Le prince héritier promit sa protection, fît veiller par ses propres gardes à la sécurité de la maison Buonaventuri et ne cacha pas son désir de rencontrer une jeune personne aussi intéressante.
— Ma femme ne sort guère de chez elle, Monseigneur, fit Pietro incliné très bas. Mais elle prend volontiers le frais à sa fenêtre quand le temps est beau… D’ailleurs elle attend un enfant.
François comprit à demi-mot. On le vit passer et repasser à cheval sous les fenêtres de la belle. Ces fenêtres finirent par s’ouvrir sous la main complaisante de la vieille Marietta. Et François put voir celle qui l’intriguait tant. Depuis quelques jours, elle était mère d’une petite fille.
Il ne fut pas déçu. Et même, la beauté de la jeune femme l’éblouit à tel point qu’il demeura un instant sans voix, la tête levée vers cette extraordinaire apparition, oubliant de guider son cheval. C’est que Bianca possédait réellement un éclat peu commun. La couleur blond fauve foncé, nuancée de roux, de sa chevelure, ce magnifique et si rare blond vénitien mettait en valeur un teint transparent, des yeux sombres, profonds et lumineux en même temps, une pureté de traits plus que classique. Le prince en tomba amoureux au premier regard et d’un si violent amour qu’il n’eut de cesse de se faire présenter sa belle Vénitienne.
Une grande dame, la marquise de Mondragone, se chargea de l’agréable commission. Elle entra en relation avec Bianca, l’attira chez elle, où, comme par hasard, François venait assez souvent. L’étoupe et la flamme étant ainsi mis en présence, il suffisait de souffler légèrement.
— Savez-vous, ma chère, que le prince François est follement épris de vous ? dit un matin la marquise à Bianca.
La jeune femme rougit, se troubla infiniment trop pour que l’officieuse dame n’en tirât pas les plus heureuses conclusions. Bianca, cependant, balbutiait :
— Vous me flattez, Madona… Mes mérites sont trop minces pour attirer les regards d’un si grand prince.
— Que voilà de l’hypocrisie, s’écria la marquise en riant. Vous n’en pensez pas un mot, Bianca ! Et j’irai même jusqu’à insinuer que la vue du prince ne vous laisse pas insensible. Ai-je raison ?
Pour éviter de répondre, la jeune femme détourna les yeux, le visage brusquement empourpré. Elle éprouvait une gêne à avouer l’impression que lui avait produite la vue de François. Dans cet homme jeune, courtois et galant, elle retrouvait enfin l’atmosphère à laquelle, jeune fille, elle était habituée dans le palais de ses parents. Il n’était pas comme Pietro un rustre avide. Il était de la même race qu’elle : un seigneur !
Comme la marquise de Mondragone paraissait attendre une réponse, Bianca se contenta de murmurer :
— C’est toujours avec un très vif plaisir que je rencontre Son Altesse, chère amie.
— À la bonne heure, fit celle-ci en riant. Vous ne vous compromettez guère… et j’espérais mieux.
Mais Mme de Mondragone avait vu juste : François était follement épris de Bianca et Bianca le lui rendait sans peine. La passion fit le reste. Une nuit, le prince se glissa dans la maison des Buonaventuri dont la porte avait été laissée ouverte comme par hasard. Pietro était absent : une affaire du côté de Pontasieve qui devait le retenir un jour ou deux… Et cette nuit-là, dans la maison de Pietro, Bianca devint la maîtresse de François avec la bénédiction de son époux et de ses beaux-parents par-dessus le marché.
La liaison des deux amants n’allait guère tarder à devenir publique. François, fier de sa maîtresse, l’étala avec une insolence qui n’eut d’égale que la servile complaisance du mari. Pietro, en effet, couvert d’or et de bénéfices par le prince, se montrait plus que discret. Et tout eût été pour le mieux dans le meilleur des mondes, si le duc Cosme ne se fût inquiété de l’état des choses. Pour rejoindre Bianca dans la maison de la piazza San Marco que les Buonaventuri lui ouvraient avec une extrême libéralité, François devait traverser quasiment toute la ville qui, de nuit, était aussi peu sûre que possible. Mécontent, Cosme Ier fit déposer chez son fils, avec l’ordre de venir lui parler, la lettre suivante :
« Les promenades solitaires et nocturnes par les rues de Florence ne sont bonnes ni pour l’honneur ni pour la sûreté, surtout lorsque l’on fait de ces promenades une habitude de chaque nuit. Et je ne puis vous dire quels sont les mauvais résultats qu’une pareille conduite peut produire… »
Cosme savait de quoi il parlait. Lui-même avait installé dans sa ville de Careggi sa maîtresse, Camilla Martelli, une belle Florentine avec laquelle il vivait depuis la mort d’Éléonore de Tolède, survenue en 1562. François soupira et s’en alla voir son père.
— Outre le danger que vous courez, lui dit Cosme en se promenant avec lui sur la terrasse de la grande villa d’où l’on apercevait le merveilleux paysage florentin piqué de cyprès noirs et d’oliviers argentés, vous troublez mes plans. Vous n’ignorez pas les démarches que je fais en ce moment auprès de l’empereur Maximilien pour obtenir la main de l’archiduchesse Jeanne d’Autriche que je voudrais vous voir épouser.
— Que me parlez-vous d’une autre femme, mon père ? C’est Bianca que j’aime, c’est elle que je veux !
— Votre Bianca est mariée et de plus, elle n’est pas princesse. Gardez-la comme maîtresse autant que vous voudrez, mais épousez l’archiduchesse ! Il vous faut une descendance digne de nous, digne de la Toscane.
Je ne vous demande que de mettre un brin de discrétion dans vos amours. Tout Florence en jase et les échos vont loin. Au moins, jusqu’à ce mariage auquel je tiens, tâchez de faire montre de prudence.
Malgré son amour, François pouvait entendre la voix de la raison. Et puisque son père ne cherchait pas à lui arracher celle qu’il aimait, il ne voyait aucun inconvénient à obéir. Docilement, mais non sans avoir juré à Bianca un éternel amour, il partit pour l’Autriche et s’en alla épouser Jeanne, qui était trop insignifiante pour lui faire oublier sa belle maîtresse. Elle était jeune bien sûr, mais noiraude et maigrichonne, avec guère de grâce et encore moins de charme. Seulement de l’allure, ce qui pour Cosme Ier était le principal. Une princesse devait avoir l’air d’une princesse, même si elle était laide !
Quand il eut triomphalement ramené au palais Pitti son épouse autrichienne, François pensa qu’il en avait assez fait pour la Toscane et retourna avec enthousiasme à ses amours. D’ailleurs Jeanne attendait déjà un enfant…
Dès lors, une pluie d’honneurs et de prébendes s’abattit sur l’ancien commis de la banque des Salviati. Nommé gentilhomme de la garde-robe, tandis que Bianca devenait dame d’honneur de la princesse Jeanne, Pietro reçut une telle foule d’avantages financiers qu’un surnom lui fut bientôt administré par la langue acérée, mais non dépourvue d’esprit, des gens de Florence. On ne l’appela plus que Pietro Cornes d’Or…
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