De son côté, Bianca se sentait décliner. Par une étrange prescience, elle avait toujours prophétisé qu’entre la mort de son époux et la sienne propre il ne s’écoulerait que quelques heures. Quand elle comprit que le temps, désormais, lui était compté, elle fit appeler son confesseur et lui dit :
« Faites mes adieux à Monseigneur François et dites-lui que je lui ai toujours été très fidèle et très aimante ; dites-lui que ma maladie n’est devenue si grande qu’à cause de la sienne et demandez-lui pardon si je l’ai offensé en quelque chose… »
Mais François était déjà mort et ne put recevoir cet ultime message. Peu après, Bianca Capello, à son tour, fermait les yeux pour toujours, tuée par une nuit humide ou par un festin mal digéré. Le mystère, si mystère il y a, n’a jamais été éclairci. Mais les sénateurs de Venise n’eurent qu’une seule voix pour déclarer : « Notre fille a été empoisonnée par le cardinal ! »
Autour des deux cadavres, une joie insultante éclata dans tout Florence. On illumina. Le cardinal, jetant sa soutane aux orties, accepta la couronne grand-ducale. Mais, s’il fit faire à son frère des funérailles grandioses, il refusa la sépulture chrétienne à Bianca, et c’est dans un terrain vague que fut enterrée clandestinement « la Sorcière »…
Sforza (MILAN et FORLI)
La bonne étoile de Ludovic le More :
Béatrice d’Este
L’automne enveloppait Ferrare de sa chaleur adoucie, de ses teintes flamboyantes et d’une vie nouvelle, succédant aux torpeurs accablantes de l’été. La vigne mûrissait, accrochée à ses hauts espaliers, dans l’immense plaine du Pô dont le cours retrouvait vigueur et couleur. C’était un bel automne que celui de cette année 1489 et pour les gens de Ferrare, tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ne possédaient-ils pas l’une des plus grandes villes d’Italie, la plus moderne en tout cas ? Le duc Hercule Ier d’Este régnait avec sagesse et il était des marchands qui se reconnaissaient moins avisés que lui tandis que les hommes de guerre admettaient en lui un seigneur.
Au premier étage de ce château, dans une grande salle peinte à fresque, une très jeune fille, presque une fillette encore, assise très droite sur un escabeau d’ébène recouvert de velours pourpre, posait pour un sculpteur, mais posait sans joie aucune. C’était tellement ennuyeux de rester ainsi immobile ! Son corps lui semblait empli de fourmis et il avait fallu toute l’autorité de la duchesse sa mère pour que la jeune Béatrice d’Este consentît à cette corvée, obligatoire puisque le buste que l’on exécutait était destiné à un homme sur le point de demander sa main.
Cela, d’ailleurs, n’arrangeait rien. Béatrice n’avait aucune envie de se marier. Elle aimait la vie libre, les chevaux, la chasse, les courses folles à travers la campagne et aussi tout ce qui composait la vie d’une princesse de la Renaissance : l’étude des sciences, les arts, la peinture, la musique, la danse (dont elle raffolait). Où voulez-vous caser un mari dans tout cela ?
La mauvaise humeur de la jeune fille ne faisait pas davantage l’affaire du sculpteur, un maître cependant, le célèbre Cristoforo Romano, envoyé de Milan par le duc de Bari, oncle du duc régnant. Ou bien la jeune princesse bougeait trop ou bien elle se figeait avec une raideur désespérante, empêchant ainsi l’artiste de rendre fidèlement ce qui faisait son plus grand charme : cette extraordinaire vitalité qui émanait d’elle, cette joie de vivre, ce charme qu’irradiait toute sa personne. Le marbre ne reflétait que ses traits : ceux d’une gamine aux joues rondes, aux lèvres fortes et au petit nez pointu avec des épaules étroites et une poitrine plate. Une seule chose demeurait : l’étonnante majesté naturelle de cette enfant capable d’en imposer aux hommes les plus assurés.
Mais Cristoforo se tourmentait. Monseigneur Ludovic, dont le goût pour les jolies femmes était célèbre, n’apprécierait guère en cette petite princesse que l’alliance, haute et profitable. Et il avait hâte d’en finir : le silence obstiné que gardait cette petite fille au regard accusateur était extrêmement pénible.
Soudain, elle parla, mais d’un ton si pointu que Cristoforo n’en fut pas autrement réconforté.
— Quel âge a mon futur époux ? demanda-t-elle brusquement.
— Euh !… trente-sept ans, Madona. Mais il est un fort bel homme, très séduisant, très galant, très…
— Il est vieux ! coupa Béatrice. J’espère bien que mon buste ne lui plaira pas.
Elle n’ajouta plus un mot. Cristoforo essuya la sueur qui coulait de son front à sa manche de velours et, avec un soupir, se remit au travail. Achever ce calvaire au plus vite et rentrer à Milan de toute la vitesse de son cheval…
C’étaient l’ambition et la nécessité politique qui avaient conduit Ludovic Sforza, surnommé le More, à cause à la fois de sa peau un peu brune et de ses armoiries qui représentaient un mûrier (moro), à demander la main de Béatrice d’Este. Sa situation avait grand besoin d’être renforcée s’il voulait atteindre un jour cet objectif que toute sa vie il s’était fixé : monter sur le trône de Milan, régner enfin, lui, le dernier des fils du grand Francesco Sforza.
Après la mort de son frère, Galeas, assassiné à Milan en 1476, il s’était associé pour la régence à sa belle-sœur Bona de Savoie, sœur de la reine de France{10}, mais il voulait le pouvoir avec trop d’âpreté pour qu’une femme fût longtemps gênante. Une histoire d’amour lui avait permis d’éliminer la trop peu méfiante Bona et depuis, il avait exercé seul la régence durant la minorité de son neveu, le jeune duc Jean-Galeas, de santé faible et d’esprit infiniment moins robuste et moins retors que son superbe oncle. Car, avec son visage brun aux yeux vifs, au grand nez majestueux, avec sa haute taille et sa fière prestance, c’était un bel homme que Ludovic, et son charme agissait autant sur les Milanaises que sa poigne sur leurs époux.
Les choses auraient pu durer ainsi encore longtemps mais en janvier 1489, le jeune Jean-Galeas épousait Isabelle d’Aragon, petite-fille du roi de Naples. C’était une jolie fille, longue et souple, au visage de chat sous de magnifiques cheveux blond foncé, aux yeux graves qui eussent peut-être séduit le duc de Bari. Mais quand ces yeux-là rencontrèrent les siens, le régent eut la sensation pénible que cette jeune fille ne serait jamais son amie. Elle était d’emblée, et il le sentit parfaitement, son ennemie. Il la devinait avide de pouvoir, énergique. S’il n’y prenait garde, cette Isabelle était capable de secouer l’indolent Jean-Galeas et de l’obliger à prendre ce pouvoir auquel son oncle tenait tant.
Or, il lui fallait une épouse pour lui-même et justement, quelques années plus tôt, des projets de mariage s’étaient ébauchés avec la petite Béatrice d’Este. Il était temps, pensa Ludovic de les mettre à exécution.
Le buste que rapporta Cristoforo Romano ne souleva, comme l’avait prévu le sculpteur, qu’un enthousiasme très restreint chez le sensuel duc de Bari.
— Ainsi, c’est là ma fiancée ? dit-il en contemplant l’œuvre de son envoyé. Et c’est un portrait fidèle que tu m’as fait là ?
— Fidèle quant aux traits, Votre Grâce, mais mon ciseau a été impuissant à rendre le charme et la vivacité qui émanent de la princesse. Elle semble faite de vif-argent et cependant sa dignité est sans exemple. En vérité, nul ne saurait lui résister. Il faut la voir, seigneur, le marbre est trop froid, trop conventionnel, pour cette flamme sans cesse en mouvement.
— Peste, quel enthousiasme ! Tu me montres là une gentille gamine et tu en parles comme d’une sylphide.
— Voyez-la, Monseigneur, je crois que vous serez conquis.
Ludovic le More eut une moue dubitative. Depuis bientôt dix ans, il était amoureux de l’éblouissante Cecilia Gallerani, la plus belle fille de Milan, la plus savante aussi. Une âme de poète dans un corps de nymphe ! Elle l’avait envoûté, réduit à l’esclavage. Pour célébrer sa beauté, il avait emprunté au maître de Florence, Laurent le Magnifique, l’un des admirables peintres dont sa ville était si riche.
Le Magnifique lui avait envoyé un personnage à peu près inconnu mais qui se doublait d’un habile ingénieur et qui savait faire toutes choses. C’était un homme grand et majestueux, d’une extraordinaire beauté et dont le regard semblait toujours aller au-delà des choses humaines. Il s’appelait Léonard de Vinci.
Le nouveau venu fit de Cecilia un admirable portrait (La dame à l’hermine) et devint le meilleur ami de son maître.
Épouser Béatrice, cela voulait dire se séparer de Cecilia, du moins en apparence, car le duc ne se sentait pas le courage de renoncer définitivement à elle. À son ami Sanseverino qui lui posait la question, il répondit après mûre réflexion :
— Je vais la marier, mais à quelqu’un dont je n’aurai rien à redouter. Le vieux comte Bergamini fera l’affaire, moyennant une belle somme en or, car il saura fermer les yeux. J’espère qu’ainsi la susceptibilité de dona Béatrice sera mise à l’abri. Tu penses bien que je ne vais pas me priver de ma merveilleuse Cecilia pour une gamine aux grosses joues.
Le 21 janvier 1490, Béatrice d’Este faisait à Milan sa joyeuse entrée au milieu d’un faste inimaginable qui fit pincer les lèvres de la duchesse Isabelle. En vérité, on n’en avait pas déployé autant pour elle-même… Cela démontrait clairement que Ludovic se prenait réellement pour le maître de Milan.
C’était d’ailleurs bien ainsi qu’il l’entendait, mais à sa grande surprise, le régent s’éprit sur-le-champ de la « gamine aux grosses joues ».
« Cristoforo n’a pas menti, songeait-il en la regardant marcher à ses côtés dans sa robe d’or et d’hermine. La pierre froide est incapable de rendre l’intensité de vie qui se dégage de cette enfant hardie et joyeuse. »
Elle était bien, en effet, une flamme sans cesse en mouvement. Il émanait d’elle, de ses vifs yeux noirs surtout, un charme irrésistible. Elle avait une manière à elle de regarder, avec un sourire mi-timide mi-moqueur, son imposant époux, éblouissant d’or et de pourpre, qui le confondait et lui donnait envie de la battre et de l’embrasser tout à la fois.
Ils découvrirent instantanément qu’ils s’entendaient à merveille. Ils aimaient à un degré égal le faste, le pouvoir… et l’amour. Et si « Bice », comme il l’avait tendrement surnommée, n’avait pas la beauté célèbre de sa sœur Isabelle, marquise de Mantoue, renommée dans l’Europe entière, elle avait un appétit de vivre qui la rendait éblouissante alors que l’énergie débordait de son petit corps mince et vigoureux. La cour entière, comme son mari (que de son côté elle avait rebaptisé « Vico »), en raffola, et elle sut gagner l’amitié du grand peintre au regard de rêve.
Mais si elle était pleine de qualités séduisantes, Béatrice était aussi affreusement jalouse et « Vico » n’allait pas tarder à s’en apercevoir… au cours d’une scène demeurée mémorable.
— Cette Cecilia est ta maîtresse ! cria Béatrice en frappant du pied. Ne le nie pas, je le sais. Comme je sais que l’enfant qu’elle vient de mettre au monde est le tien.
Elle était rouge de fureur et la résille d’or ponctuée de rubis censée retenir ses épais cheveux glissait dangereusement de côté. Ludovic s’efforça, en contrepartie, de demeurer calme.
— Quelle idée folle, Bice, mon cœur. La comtesse Bergamini est en puissance d’époux et le comte…
–… n’est qu’un vieux débris, comme tout Milan le sait. Ne t’abaisse donc pas à mentir. Cela m’offense plus encore. Je n’ai d’ailleurs aucunement l’intention de faire scandale, mais tu devras choisir : ce sera elle ou moi. Si tu gardes cette femme, je retourne à Ferrare et je demande au Saint-Père d’annuler notre mariage.
— Tu ne feras pas cela ! Tu sais très bien que je t’aime… que je tiens à toi.
— Alors, prouve-le-moi en ne mettant plus les pieds au palais Bergamini.
Avec un soupir étouffé, Ludovic promit. Bon gré, mal gré, il lui fallut bien s’exécuter. Bice, il le savait, était tout à fait capable de mettre sa menace à exécution. Or, il tenait réellement à elle et ne voulait pas la perdre, surtout depuis qu’il la savait enceinte. Si c’était un fils, il pourrait plus aisément lutter contre le couple ducal qui en avait un depuis quelques mois.
Bientôt, il le savait, il faudrait se battre ouvertement pour Milan, car les relations se tendaient entre les deux ménages, et Béatrice y était pour beaucoup.
Ayant vécu à Naples dans son jeune âge (sa mère était aussi une Aragon), elle connaissait Isabelle depuis longtemps, mais à présent qu’elles vivaient côte à côte, Béatrice avait de plus en plus de peine à supporter Isabelle, et vice versa. L’orgueil de Béatrice souffrait de ne pas être la première dans Milan et Isabelle jalousait le luxe dans lequel vivait Béatrice, qui dépassait de beaucoup son propre train de vie, assez modeste. En effet, s’il couvrait son épouse d’or et de pierreries, Ludovic se montrait d’une étrange ladrerie lorsqu’il s’agissait du couple ducal. Et c’était lui qui tenait les cordons de la bourse.
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