— Oh ! s’écria Felicia, indignée. Et voilà que tu pleures, maintenant ?
Elle escalada les marches du lit, s’assit auprès de la jeune femme, qu’elle prit dans ses bras et se mit à bercer comme une enfant :
— Là… là… ma belle. Ne pleure plus. Raconte à ta vieille Felicia ce qui s’est passé. J’espérais te trouver ce matin toute gaie et toute souriante, un peu émue peut-être, et voilà que je te trouve en larmes ? Ce n’est pas raisonnable.
Felicia ne disait pas toute la vérité. Au fond, depuis le jour où Maria d’Avalos, fille de don Carlos d’Avalos, et nièce du vice-roi de Naples, avait été fiancée à Carlo-Gesualdo, Felicia s’était inquiétée.
Maria n’avait que quinze ans et sortait tout juste de son couvent, tandis que le prince, la quarantaine passée, n’avait rien du prince charmant. Petit, trapu, mais doté d’une force dangereuse, il était noir de peau, noir de poil, et peut-être bien assez noir d’âme si l’on en croyait les bruits qui couraient sur lui dans les ruelles de Naples. Les gens de la Basilicate, dont faisait partie son fief de Venosa, avaient la réputation d’être de caractère sombre, hargneux et implacables dans leur vengeance. Ils faisaient de bons soldats, mais leur brutalité était proverbiale. À considérer le visage plat et rude de Carlo-Gesualdo, ses yeux durs et l’obstination de son menton, on pouvait déduire sans peine qu’il ne faisait pas exception.
Bercée par les mots et les bras tendres de sa nourrice, Maria expliqua les raisons de ses larmes. Raisons bien simples et même assez banales. Bien sûr, elle n’était pas amoureuse de son époux, comment l’aurait-elle pu ? Mais on lui avait tant répété qu’il en allait ainsi pour presque toutes les filles de bonnes maisons, mariées pour la plupart sans avoir même jamais vu leur fiancé, que l’amour venait après, qu’elle avait naïvement espéré parvenir à ce résultat. Elle était arrivée au seuil de sa nuit de noces toute prête à rendre au centuple l’amour qu’on lui donnerait.
Hélas ! Gesualdo n’était demeuré auprès d’elle que le temps de lui faire subir la plus brutale et la plus déplaisante des expériences. Il l’avait traitée comme une servante ou comme l’une de ces filles que dans les villes prises d’assaut, les hommes d’armes soumettent à leur loi. Et de cette expérience, Maria sortait profondément humiliée, blessée au plus profond de sa sensibilité. Elle ne pourrait jamais oublier ces instants affreux…
Vers minuit, le mari était sorti de la chambre pour regagner ses appartements privés et y dormir « plus à son aise ». Depuis, elle n’avait cessé de pleurer.
— Hier, hoqueta-t-elle en achevant son récit, tout était si beau !
C’était dans la chapelle du Castel Nuovo, le château royal, qu’on l’avait mariée, en présence du vice-roi, son oncle, et de la belle vice-reine, Vittoria Colonna. Toute la cour, tout ce que la province comptait de richesse, de beauté et de noblesse, avait assisté à ces noces fastueuses qui unissaient un vieux nom du royaume de Naples à un autre vieux nom, venu d’Espagne comme cette dynastie d’Aragon qui avait si longtemps régné sur le pays. Les Avalos étaient Grands d’Espagne et régnaient sur Naples au nom de l’empereur Charles-Quint. Maria, vêtue d’or et couverte de pierreries, avait cru vivre un rêve merveilleux. Tout était si splendide que même le peu gracieux époux en avait reçu un reflet romantique. Certes, elle était vraiment prête à l’aimer… si seulement il l’avait voulu…
Felicia haussa les épaules. Don Gesualdo était selon elle un parfait imbécile. Maria était ravissante : longs cheveux noirs et bouclés, prunelles de velours sombre, teint de pêche, silhouette exquise… et il préférait galoper bêtement à la suite de cerfs, de loups ou de sangliers.
— Tu n’as pas eu de chance, ma colombe, lui dit-elle, mais il ne faut pas te désespérer. Tu n’es pas la première qui se retrouve mal mariée. Mais un jour, tu verras, tu rencontreras un vrai, un grand amour, qui te donnera tout le bonheur dont tu rêves.
Ces belles paroles d’espoir, Felicia devait les répéter bien souvent à Maria, durant les deux mortelles années qui suivirent. La jeune princesse commençait à désespérer de connaître un jour ce merveilleux amour… Sa vie était tellement ennuyeuse.
Que ce fût à Naples, ou bien dans ses terres de Basilicate qu’il visitait souvent, le prince passait son temps à la chasse. Tout le jour, il galopait derrière ses chiens, en compagnie de ses piqueurs et de ses gentilshommes, à moins qu’il ne parcourût, faucon au poing, quelque marais. Parfois, il s’absentait plusieurs jours, afin d’aller chasser dans les terres qu’il possédait aux environs de Rome ou dans l’une des îles du golfe de Naples. Quant à sa femme, il s’en occupait aussi peu que possible. Elle tenait sa maison, elle était belle et parfois, la nuit, il allait la rejoindre quand l’envie lui en prenait. Mais en dehors de cela, il la considérait comme un bel objet, une chose précieuse, certes, mais guère plus qu’un cheval de grande race ou un chien bien dressé.
Quand on était à Venosa, Maria sentait le désespoir s’emparer d’elle. Elle n’avait d’autre distraction que regarder l’immense paysage ou se rendre à l’abbaye de la Trinité pour entendre les offices. Le fait que le poète Horace eût vu le jour à Venosa lui était tout à fait indifférent, alors qu’il transportait d’admiration sa tante, la vice-reine Vittoria, éprise de poésie.
À Naples, évidemment, la vie de cour lui permettait quelques distractions mais assez peu et presque toutes d’origine religieuse. L’étiquette sévère de la cour espagnole et les longs bras de l’Inquisition y entretenaient une atmosphère assez peu réjouissante. Et Maria trouvait sa vie si dépourvue de joie qu’elle en était venue à accompagner de temps en temps son époux à la chasse. Du moins, au milieu des bois, n’était-on pas contraint à d’interminables prières et était-il possible d’échanger parfois quelques mots avec des hommes plus jeunes que son époux.
C’est à l’une de ces chasses que la jolie princesse devait rencontrer son destin.
Il avait vingt-cinq ans, il se nommait Filippo, comte d’Andria, et ses terres des Pouilles n’étaient pas très éloignées de celles de Venosa. Invité par ce dernier, il vint participer à une chasse au loup… et tomba amoureux de Maria dès le premier coup d’œil. Ce soir-là, après avoir suivi la chasse toute la journée, la jeune femme, vêtue de satin rose, faisait les honneurs du sévère château. Dans les hautes salles dont les murs de pierre s’habillaient d’antiques tapisseries, sa silhouette fine et claire évoquait une fleur et le jeune comte ne résista pas à tant de grâce. Quand vint le moment de se quitter, il laissa ses lèvres se poser plus longtemps qu’il n’aurait fallu sur la main qu’on lui tendait.
— J’ai regret, Madame, de devoir repartir dès demain.
— Quoi ? si tôt ? Ne deviez-vous pas demeurer encore quelque temps parmi nous ?
— J’aurais dû, en effet, mais mon seigneur le vice-roi me rappelle et je dois regagner Naples au plus tôt. Cependant, peut-être y viendrez-vous bientôt. Les fêtes de la victoire…
En effet, quinze jours plus tôt, l’empereur Charles-Quint avait battu à Pavie le roi de France, François Ier. Le roi-chevalier était prisonnier de son ennemi. C’étaient là des nouvelles que le vice-roi de Naples, qui avait pris une part vigoureuse à la bataille, se devait de fêter convenablement. Maria n’eut guère de peine à faire comprendre à son époux que l’on devrait regagner Naples. N’ayant pas pris part à la bataille, il entendait qu’on le vît à la cour féliciter Avalos…
Les fêtes du vice-roi, qui pourtant rompaient agréablement la monotonie de la vie, passèrent presque inaperçues de Maria. Elle était bien trop prise par la merveilleuse aventure qui lui arrivait : elle aimait et elle était aimée. Le doute n’était plus possible.
Désormais, chaque matin, quand elle se rendait à l’église pour entendre la messe, suivie de Felicia, une ombre vêtue d’un grand manteau s’embusquait derrière un pilier et cette ombre, c’était le beau Filippo. Jamais Maria n’avait suivi le service divin avec autant de distraction. Sous son voile, elle tournait continuellement les yeux vers le bienheureux pilier… On échangeait quelques mots à la sortie, quand l’eau bénite permettait aux doigts tremblants de se joindre et Filippo employait ces brefs instants de façon fort éloquente. Il implorait, il suppliait Maria de lui accorder une entrevue dans un lieu un peu moins public, mais la jeune femme n’osait pas lui dire de venir chez elle. Son mari ne l’aimait pas, mais cela ne l’empêchait pas d’être jaloux… S’il allait se douter qu’elle aimait ailleurs ?…
Filippo changea alors de tactique et s’arrangea pour rencontrer Felicia. La vieille nourrice n’avait aucun scrupule concernant don Gesualdo. Tout ce qu’elle voulait, c’était que Maria fût heureuse et nul ne lui semblait remplir les conditions requises pour assurer ce bonheur plus que le jeune comte. Un matin, elle vint seule à l’église. Filippo, quittant aussitôt son coin, vint s’agenouiller près d’elle.
— Elle est malade ?
— Légèrement souffrante. Des vapeurs… rien, autant dire. J’ai voulu venir seule.
— Qu’avez-vous à me dire ?
— Que le seigneur don Gesualdo part tout à l’heure pour aller chasser dans ses terres des monts Albains… et qu’il y a au palais une petite porte de côté dont j’ai la clef dans mon aumônière.
Le cœur de Filippo s’arrêta de battre, mais ses yeux brillèrent dans l’ombre fraîche du sanctuaire.
— Est-ce que… dona Maria n’accompagne point son époux ?
— Je vous ai dit qu’elle était souffrante, fit la nourrice avec un sourire. Le voyage ne lui vaudrait rien. Et puis, quand il s’en va dans ses domaines romains, monseigneur n’aime guère l’emmener. Que pensez-vous de tout ce que je viens de vous dire ?
— Que cette nuit, quand l’ombre sera totale, j’irai ouvrir cette petite porte… où vous m’attendrez.
La nuit venue, en effet, Filippo d’Andria se glissa dans le palais Venosa. Felicia l’attendait derrière la petite porte et, vivement, le fit monter jusqu’à la chambre où Maria, le cœur battant, l’attendait. Quand elle eut introduit le jeune homme, la vieille nourrice referma soigneusement la porte derrière lui et alla s’installer sur un banc, dans l’antichambre, pour égrener plus commodément son chapelet.
Lorsque, peu avant l’aube, Filippo quitta le palais, il laissait derrière lui une jeune femme aussi transportée de bonheur qu’il l’était lui-même. Durant toute cette nuit, Maria avait découvert que l’amour et les pénibles expériences vécues aux mains de son époux n’avaient absolument rien de commun.
Dès lors, chaque fois que don Gesualdo partait pour la chasse, ce qui lui arrivait toujours aussi fréquemment, Felicia courait prévenir le jeune comte et les deux amants passaient l’un auprès de l’autre des heures fort douces dont ni l’un ni l’autre ne se lassait. Jamais Filippo n’avait aimé comme il aimait Maria. Pour la jeune femme, c’était une passion folle qu’elle éprouvait. Quand le mari s’absentait pour plusieurs jours, et ce n’était pas rare tant était grande son ardeur cynégétique, les deux jeunes gens demeuraient jours et nuits enfermés ensemble, tandis que Felicia faisait le guet. Ces jours-là, pour la valetaille du palais, Maria était réputée souffrante et nul ne devait s’aventurer aux alentours de la chambre où elle reposait. C’était Felicia et Felicia seule qui s’occupait d’elle, lui montait ses repas et lui donnait les soins que nécessitait « son état ».
Cela dura six mois. Six mois de bonheur absolu, de passion folle, au cours desquels les deux amants ne respirèrent que l’un par l’autre. Mais Naples, comme toutes les autres villes du monde, était peuplée d’yeux qui savaient voir et de langues agiles. Bientôt, don Gesualdo fut à peu près le seul dans la vice-royauté à ignorer son infortune. Quand il partait à la chasse, les voisins souriaient. On chuchotait que, du chasseur ou du gibier, nul ne savait lequel était le mieux encorné. On chuchotait même tellement, qu’un matin, la princesse reçut la visite de son jeune oncle, Alfonso d’Avalos, marquis del Vasto. C’était un fort beau jeune homme, fort élégant, et l’arbitre incontesté des élégances napolitaines. Maria l’aimait beaucoup et Alfonso le lui rendait bien.
Il commença par l’embrasser à plusieurs reprises, lui fit compliment de sa mine et de sa toilette, puis s’installa dans un vaste fauteuil couvert de tapisserie, en prenant bien soin de ne pas froisser son merveilleux pourpoint de soie feuille morte brodée d’or.
— Or çà, ma mie, fit-il avec un grand sourire, je viens vers vous en ambassadeur extraordinaire. Le vice-roi m’envoie mettre quelques grains de sagesse dans votre tête folle.
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