« Lorsque Raymond trouva la mort en juin 1149 dans un engagement contre Nur ed-Din, Constance se retrouva veuve et sans autre défenseur qu’un enfançon. Or, si Raymond était prince d’Antioche, c’était du fait de sa femme. Veuve, mère de quatre enfants celle-ci n’avait pourtant que vingt-deux ans. Il fallait un bras solide à la tête de cette princée si importante et donc remarier Constance. Les plus hauts barons, des princes même, parents de l’empereur Manuel, prétendirent à sa main. Elle les refusa tous et, un beau jour, déclara qu’elle aimait un chevalier sans fortune, un soldat d’aventures nommé Renaud de Châtillon et voulait l’épouser. Ce fut un beau scandale : tout le monde protesta, les barons du royaume comme les notables d’Antioche, mais… Constance s’entêta.
L’archevêque prit une figue, la dégusta avec un plaisir visible, but un peu de vin et reprit :
— Je ne sais trop ce que seize ans de prison auront fait de lui, d’autant qu’il doit avoir environ cinquante ans à présent, mais c’était un homme vraiment superbe, un géant dont la beauté barbare laissait peu de femmes insensibles. Constance, qui avait aimé profondément Raymond de Poitiers, ne pouvait lui donner comme successeur qu’un homme très séduisant. Elle laissa crier, l’épousa et ne tarda pas à s’apercevoir qu’elle avait fait une folie car, passé brusquement d’une totale obscurité au rang de prince d’Antioche, Renaud perdit complètement le sens des mesures. Enivré par son pouvoir tout neuf, il ne laissa pas une minute avant de montrer de quel bois il était fait en réglant ses comptes avec ceux qui ne voulaient pas de lui. Le premier à en souffrir fut le patriarche de la ville, Aimery de Limoges, qui était un vieillard peut-être un peu caustique, mais sage et respecté. Renaud le fit saisir en dépit de son âge et de ses infirmités, traîner à la forteresse. Là, après l’avoir fait fouetter jusqu’au sang, il fit enduire ses plaies de miel et l’exposa nu et enchaîné sur la plus haute tour, à la brûlure du soleil et aux attaques des insectes.
— Quelle abomination ! exprima Thibaut, le cœur soulevé de dégoût. Et naturellement, le pauvre homme en est mort ?
— Non. Sa chance fut que le roi de Jérusalem qui était alors Baudouin III, l’oncle de notre prince, fût averti très vite de ce qui se passait à Antioche. Il expédia son chancelier et l’évêque d’Acre à Renaud avec l’ordre formel de leur remettre sa victime. Comprenant qu’il allait au-devant des plus graves ennuis, le nouveau prince libéra le vieil homme que ses sauveurs ramenèrent à Jérusalem, en triste état, bien sûr, mais où il vécut encore quelques années en conservant son titre de Patriarche d’Antioche.
Sur ces entrefaites, le prince arménien de Cilicie – une province qui se trouve au nord d’Antioche sous la férule de Byzance – tenta de s’en libérer. L’empereur Manuel Comnène envoya son cousin Andronic, un soldat de valeur crois-moi, pour ramener les Arméniens dans le droit chemin, mais Andronic se fit battre. L’empereur alors s’adressa au prince d’Antioche en vertu du droit de vassalité dont les Byzantins se croyaient investis depuis la Grande Croisade. Très flatté, Renaud alla joyeusement ravager les terres de son voisin avec tant de sauvagerie que ceux-ci firent la paix avec l’empereur et Renaud dut rentrer chez lui, mais il attendait de Byzance un dédommagement pour ses bons et loyaux services. Ne voyant rien venir, il décida de se servir tout seul. Il choisit pour cela la plus riche des provinces grecques, l’île de Chypre, séparée de son port de Saint-Siméon par une quarantaine de lieues, et lui tomba dessus. Rien ne fut épargné aux Chypriotes qu’il massacra sans oublier les enfants en bas âge. Cultures et arbres fruitiers furent ravagés, détruits, les églises pillées et incendiées, les couvents forcés, les nonnes violées et égorgées, les moines privés de leurs pieds, de leurs mains, de leurs nez et de leurs oreilles, après quoi Renaud s’en revint chez lui avec un énorme butin mais sous la réprobation générale : Chypre était terre chrétienne et Renaud se voulait prince chrétien. L’empereur quitta Byzance pour châtier d’abord le prince de Cilicie qui bizarrement avait aidé Renaud dans son entreprise, puis prit le chemin d’Antioche à qui nul ne voulait plus porter secours. Et Renaud dut se résigner à venir au camp de l’empereur demander pardon, tête nue, bras nus et tenant son épée par la pointe. C’était à Mamistra. Manuel Comnène laissa Renaud à genoux pendant un long moment avant de prendre l’épée tendue et de relever le coupable qu’il daigna absoudre. Tout s’acheva dans les fêtes : l’empereur donna sa nièce, la belle Theodora, au roi de Jérusalem – dont la diplomatie avait fait merveille durant la crise – et épousa lui-même Marie d’Antioche, fille de Constance et donc belle-fille de Renaud. Cela se passait il y aura bientôt vingt ans.
— Je suppose que ce Renaud s’est tenu tranquille ensuite ? Comment se fait-il que, depuis seize ans, il soit prisonnier d’Alep ?
— Parce qu’il porte en lui le goût forcené du pillage, du massacre et de la fureur guerrière. À la fin de l’an 1160, ayant appris que de grands troupeaux appartenant aux gens d’Alep paissaient le long de la frontière de l’ancien comté d’Edesse, il s’y précipita et non seulement n’eut pas les troupeaux, mais se fit prendre. On le ramena à Alep nu et ligoté sur le dos d’un chameau… Voilà, mon garçon ! J’ai résumé bien entendu, mais tu sais à présent le principal. Tel est ce Renaud que l’on nous renvoie !
— Qu’allez-vous en faire ?
— D’honneur, je n’en sais rien car en fait il n’est plus rien. Le fils de Constance, Bohémond III, règne à Antioche et n’en voudra à aucun prix. Il ne reste à notre homme que son épée… s’il est encore capable de la manier, soupira Guillaume de Tyr. C’est pourquoi j’aimerais tant savoir qui a payé une fortune pour le libérer. Il suffisait de le laisser mourir dans sa prison, car je ne vois pas quel bien il pourrait apporter au royaume.
— Qui peut savoir ? fit la voix chaude de Baudouin qui, vêtu d’un drap de bain comme d’une toge romaine, était revenu sans que les deux autres s’en aperçoivent et avait entendu la fin du récit. Mon cousin Raymond de Tripoli a beaucoup changé, beaucoup appris surtout durant sa captivité, à commencer par l’arabe et certaines des sciences que professent les fils de l’Islam, leur poésie aussi. Qui sait si ce ne sera pas le cas de Châtillon ?
— Je ne suis même pas certain que Renaud sache lire, fit Guillaume en riant. Compter, oui, il sait, mais c’est à peu près tout. Ce qu’il connaît le mieux, c’est la guerre. Et nous sommes en paix… De quoi désiriez-vous me parler, sire ?
— De ce dont je vous ai déjà entretenu il y a quelques mois : de ma succession.
— Oh non ! protesta Thibaut. C’est… beaucoup trop tôt…
— Tais-toi ! Tu ne sais pas ce que tu dis, soupira Baudouin en caressant à nouveau la petite boule entre ses sourcils. Il faut au contraire s’en soucier plus que jamais. Avez-vous eu des nouvelles d’Italie, monseigneur ?
— Oui, sire, et je pense que de ce côté-là vous serez satisfait. Le jeune marquis de Montferrat a accueilli avec… empressement vos ouvertures en vue d’un mariage avec votre sœur Sibylle… Son arrivée ici est prévue pour les premiers jours du mois d’octobre.
Avec un soupir de soulagement, Baudouin se laissa tomber sur le siège que Thibaut venait d’abandonner :
— Merci à Dieu pour cette chance qu’il accorde à notre terre ! Guillaume de Montferrat possède toutes les qualités d’un vrai et bon roi. Il est jeune mais sa vaillance est déjà reconnue de tous comme sa sagesse et sa haute taille : on le surnomme Guillaume Longue-Epée…
— Ses alliances sont tout aussi intéressantes, renchérit le chancelier. Son grand-père était l’oncle du roi de France Louis VI le Gros et sa mère sœur de l’empereur d’Allemagne. Ce qui fait de lui un cousin proche des actuels souverains de ces deux grands pays : le roi Louis VII de France et l’empereur Frédéric Barberousse. Je crois sincèrement que nous ne pouvions trouver mieux, conclut-il avec satisfaction.
— Un étranger ? fît Thibaut surpris. Que diront les barons ? J’en sais plus d’un qui désire épouser la princesse !
— Je le sais aussi, coupa Baudouin, mais ils n’auront rien à dire. Montferrat est de sang royal et impérial, comme on vient de te l’expliquer. À une princesse il faut un prince !
— Sans doute, mais votre sœur l’acceptera-t-elle ?
— Si j’en crois ce que l’on rapporte, reprit l’archevêque, notre prétendant a tout ce qu’il faut pour lui plaire. Outre l’attrait de la nouveauté qui jouera incontestablement en sa faveur, c’est un jeune homme séduisant, aimable et bon compagnon, aimant la bonne chère…
Le roi se mit à rire de bon cœur :
— Voilà donc la raison profonde pour laquelle il vous plaît tant, monseigneur ! Vous aurez là un terrain d’entente…
— Eh, ce n’est pas à dédaigner ! La table, à condition de ne pas s’y goinfrer, est un excellent lieu de rencontre, dit Guillaume avec bonne humeur. Ce prince-là saura se faire des amis…
— J’espère surtout qu’il saura se faire obéir. C’est d’une main ferme que le royaume aura besoin quand…
S’il n’ajouta rien pour ces deux hommes qui l’écoutaient, le fil de sa pensée était facile à saisir. Guillaume de Tyr s’approcha de lui et posa sur son épaule une main apaisante :
— Sire… mon enfant, murmura-t-il sans essayer de retenir tout ce qu’il éprouvait de tendresse et de compassion. Nous n’en serons pas là avant longtemps peut-être et rien ne presse. Ce baume quasi miraculeux prescrit par Moïse Maïmonide et que prépare à présent Joad ben Ezra déjà démontre sa puissance. Voilà des années qu’il jugule le mal…
— Mais il n’en reste plus pour bien longtemps, émit Marietta qui du seuil de la pièce de bains écoutait sans se cacher.
Guillaume de Tyr se tourna vers elle :
— Rassure-toi ! La caravane que j’ai envoyée depuis plusieurs mois vers le pays des Grands Lacs ne devrait plus tarder. Si tout se passe comme je l’espère, Guillaume de Montferrat ne régnera pas de sitôt sur Jérusalem et nous aurons le temps de faire de grandes choses…
— Alors oublions les noires pensées pour nous réjouir seulement de sa venue ! s’écria Baudouin, son sourire revenu. Et, à propos de Châtillon et de mon oncle Jocelin, quand devraient-ils arriver ?
— Oh… d’ici une semaine peut-être…
Trois jours plus tard, ils étaient là.
Son faucon bleu au poing, le roi revenait de chasser dans les monts de Judée accompagné du seul Thibaut et d’un valet de fauconnerie comme il aimait à le faire dans la fraîcheur du matin, quand le soleil n’accablait pas encore la terre de ses brûlants rayons. C’était le seul moment de la journée où il réussissait à oublier les soucis du pouvoir et de la condamnation qu’il portait en lui. Il n’y avait plus que le ciel si pur, les contours de la campagne jaunissante sous le nuage gris des oliviers, la fusée éclatée d’un palmier ou l’élancement austère des cyprès noirs. Il y avait l’odeur du vent, différente s’il venait de la mer ou des sables du désert. Il y avait la griserie de la course, la chaleur du corps puissant de Sultan entre ses cuisses, la trajectoire de l’oiseau chasseur filant comme un joyau sombre vers la proie désignée avant de revenir planter ses serres sur la main gantée de cuir épais. Des moments précieux appartenant au temps de paix et que Baudouin n’aimait pas partager avec des gens de cour qui l’ennuyaient et dont il devinait les intrigues. Des instants auxquels mettait fin le chemin du retour que le jeune roi sanctifiait en s’arrêtant pour prier un moment dans quelque couvent et en distribuant de généreuses aumônes aux mendiants qui pullulaient aux portes de Jérusalem. Une journée commencée ainsi – en tenant compte de la messe entendue au lever du jour ! – lui semblait toujours meilleure que les autres. Ensuite il se consacrait avec une ardeur nouvelle aux soucis d’un gouvernement qu’il entendait assumer quels que puissent être les coups de fatigue soudaine qui s’abattaient parfois sur lui.
Ce matin-là en pénétrant dans la cour d’honneur de la citadelle, les chasseurs comprirent qu’il se passait quelque chose d’anormal : une véritable foule de seigneurs, de dames, de soldats, de valets, de servantes et même de gens du peuple entourait, à distance respectueuse, sans oser les approcher, deux hommes qui se tenaient debout près du puits où l’un d’eux buvait. Leur aspect était assez effrayant en dépit des vêtements convenables qu’ils portaient et des chevaux que les palefreniers emmenaient déjà vers les écuries. Un surtout : une sorte de géant érigeant sur des épaules monumentales et un cou de taureau une tête léonine aux cheveux grisonnants en bataille, à la lourde paupière voilant à moitié un œil fauve, dur et brillant comme une plaque de cuivre au soleil. Encore avait-il une façon de se tenir un peu courbé qui le faisait paraître plus petit qu’il n’était. Ce qui n’empêchait pas son compagnon de s’amenuiser auprès de lui bien qu’il fût de belle taille. Celui-là était un homme maigre et large d’épaules, blond et sans doute beaucoup plus jeune que l’autre si l’on parvenait à déchiffrer leur abondante pilosité. Il avait aussi de très beaux yeux bleus, des yeux qui rappelèrent tout de suite quelque chose à Thibaut : c’étaient exactement ceux de sa tante, à cette différence près que l’assurance frisant l’impudeur d’Agnès ne se retrouvait pas dans le regard oblique de son frère – car cet homme ne pouvait être que son frère. C’était lui qui buvait. L’autre apostrophait la foule d’une voix de tonnerre, dure et menaçante, qui usait d’ailleurs de son intonation habituelle car le géant ne s’exprimait jamais autrement :
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